Hébergement solidaire : un bénévolat à plein temps

Enoch, militant associatif

Quand P a débarqué en 2019 à la « maison du peuple » de l’avenue Albert de Mun (MDP 2),  qui servait de point de ralliement au mouvement des Gilets Jaunes, il était mineur et sans domicile fixe. Il avait été mis à rue par sa tante et il est arrivé avec le flot de ceux qui disaient : « On n’arrive pas à boucler les mois, on est dans une situation désastreuse ». Il y avait là des gens qui vivaient dans des voitures, dans la rue, beaucoup de jeunes. On n’a pas supporté l’idée que, le soir, on devrait fermer la porte de la maison qui nous servait de lieu de ralliement, en disant à ces gens d’aller dormir dehors et de revenir quand on rouvrirait le lendemain matin. Donc on a aménagé des chambres : « Installez-vous… ».

Après la fermeture par la justice de la MDP 2, à l’été 2020, les ancien.ne.s habitant.e.s ont ouvert un nouveau lieu sans les Gilets jaunes : la Maison Geronimo. Ce lieu a permis d’accueillir également de nouveaux arrivants précaires. Au terme d’un procès, la maison Geronimo a été elle aussi fermée au cours des vacances d’hiver de 2020, juste après Noël, par des températures négatives. Il s’en est suivi une forte mobilisation des associations d’action sociale et du collectif des Gilets de la maison du peuple, en soutien aux personnes réduites à vivre dans des campements de fortune. C’est dans la dynamique de cette lutte que s’est formé le « Collectif urgence sociale ». Rapidement, après la création de ce collectif, s’est imposée l’idée d’occuper deux maisons propriétés de la ville de Saint-Nazaire pour loger ceux qui en avaient besoin. Ces maison étaient abandonnées depuis des années et ne faisaient l’objet d’aucun projet immobilier. C’est ainsi que l’occupation et la création des Maison d’Hébergement Solidaire ont eu lieu. Le but était de réunir, sur le mode de la cogestion, des gens de Saint-Nazaire et des personnes sans logement pour rénover ces habitations-là et les gérer dans l’idée d’un hébergement d’urgence stabilisé. 

Le groupe des gilets jaunes de la maison du peuple, dont je fais partie, a alors décidé à ce moment de concentrer nos forces sur les questions de l’hébergement et de la précarité sociale car la situation était alarmante.

Il fallait trouver la façon dont on pourrait assurer l’alimentation, la fourniture des produits d’hygiène, de ménage… Comment envisager une activité de subsistance économique, comment inscrire les plus démunis dans des réseaux d’associations pour accéder aux soins, pour bénéficier de soins vétérinaires pour leurs animaux de compagnie ;  comment les accompagner dans leurs démarches administratives, les guider dans leurs parcours de demandeurs d’asile, de déboutés de demandes d’asile, de sans-papiers. Dans le même temps, le collectif menait les chantiers de rénovation : isolation, enduits, cloisonnement, pose de menuiserie, fabrication d’escaliers. Personnellement, en tant que technicien du bâtiment, je suis assez polyvalent. Je me suis donc joint aux habitants des maisons pour réaliser les travaux, chacun apportant ses propres compétences dans un esprit de complémentarité. Ajouté aux autres missions du collectif, cela m’a pris beaucoup de temps. Aussi, comme j’ai choisi d’avoir une activité salariée intermittente, j’ai pu consacrer toute mon énergie au militantisme en abandonnant momentanément mon activité professionnelle.

En septembre dernier, la mairie a obtenu l’expulsion des seize occupants des maisons d’hébergement solidaires afin de construire à la place des logements sociaux. Les personnes qui y étaient hébergées ont été recueillies pendant quinze jours dans un campement que le collectif a installé là, juste de l’autre côté de la rue, près de l’église Saint-Gohard. Soutenu par le Secours Catholique, le Secours Populaire, l’association Droit au Logement et les association locales, nous avons alors sollicité l’État et la municipalité. Quand les services de la mairie ont commencé à nous ouvrir leur porte, on a rédigé un dossier pour proposer de nouvelles solutions d’hébergement. Dans ce dossier, on a recensé toutes les personnes qui en avaient besoin, et récapitulé tous les systèmes de convention de commodat et de mise à disposition  de maisons et de bâtiments pour héberger des personnes dans la précarité. On a rappelé qu’il est dans l’obligation et dans les pouvoirs du maire ou du sous-préfet de faire la réquisition. En l’occurrence, il n’y avait même pas besoin d’engager cette procédure puisque les logements que nous proposions appartenaient à la ville. En définitive, une maison a été trouvée dans le quartier de la gare, là où la municipalité est en train de racheter tous les bâtiments en vue de réaliser, dans quelques années, une coulée verte. C’est une maison qui est en très bon état. Cette fois, ce sont les services de la mairie qui ont réalisé les quelques travaux nécessaires pour la rendre provisoirement habitable. Au bout du compte, les seize personnes qui occupaient les précédents locaux d’hébergement solidaire sont mises à l’abri mais le collectif reçoit toujours des sollicitations de la part d’autres sans-abri et parce qu’il doit continuer à suivre ceux dont il s’est déjà occupé.

Depuis 2019, l’action du collectif n’a pas cessé. Nous avons vu grandir P. C’est maintenant un jeune adulte qui se trouve toujours confronté à la précarité et qui est guetté par les menaces de la rue. Car, même s’il peut profiter des actions des différentes structures qui existent dans la ville, prendre une douche et un petit déjeuner à la Fraternité, bénéficier d’un accompagnement social, fréquenter le restaurant « Le trait d’union » tenu par l’ASC (l’Association Solidarité Créations), être hébergé dans un logement provisoire que notre collectif a obtenu, il peut toujours être exposé à des phénomènes de bandes et d’exclusion qui sont capables de déraper dans des épisodes de  violence incroyables. Récemment, une personne est tombée dans le coma à la suite d’une baston. Pendant les deux semaines où les expulsés de la maison du peuple étaient sous tente, un autre sans-abri est arrivé pendant la nuit avec un marteau pour leur taper dessus. Un de ceux qui campaient s’est défendu, et ça s’est mal passé pour l’agresseur. On entend certains anciens, à la rue depuis dix ou quinze ans, qui ont vu arriver les jeunes : « Tel ou tel gamin était un petit gentil. On lui avait dit de ne pas faire de conneries ». Mais ils y vont quand même, ils tombent dans les addictions, dans des petits trafics, dans les vols minables. Et au bout d’un moment, ils entrent dans des schémas de violence. L’exclusion est un facteur aggravant. C’est  le début d’une terrible spirale négative. C’est pour cette raison que l’hébergement et l’accompagnement sont si importants et qu’être inscrit dans un réseau associatif est primordial. 

À l’intérieur même des maisons d’hébergement solidaires, nous avons accompagné des jeunes qui ont traversé des périodes de violence très impressionnantes, d’une brutalité qui pouvait aller très loin. C’était compliqué de maîtriser des gens très costauds qui échappent à tout contrôle… On a réussi à en récupérer quelques-uns en restant des heures et des heures à discuter, des soirées à faire des jeux de société, des ateliers de radio, des activités artistiques… Alors, ils se sont éloignés de la spirale. Quand ça ne va pas, on est toujours là, vigilants, présents. On essaie de se comporter simplement comme on le fait dans la vie. Quand j’étais en astreinte d’urgence, il m’est arrivé d’être appelé à deux heures du matin, de prendre la bagnole et d’aller dans un appartement où des personnes étaient en train de déraper. Une trentaine de personnes en situation précaire ont en effet les numéros personnels de membres du collectif et savent qu’elles peuvent les joindre à tout moment. 

Cette forme de militantisme n’est pas une occupation qu’on fait à côté. C’est un travail qui prend tout le temps, parfois soixante heures par semaine et qui ne fonctionne pas sur le modèle de l’emploi salarié. Il n’y a pas de rapports de subordination entre les membres du collectif. Pourtant, une hiérarchie s’établit sur la base des expertises. Par exemple, nous avons parmi nous une personne dont la profession est d’être travailleuse sociale et qui a une formation pour encadrer une structure comme la nôtre. Cela permet aux membres de l’association de mieux savoir à quelle administration une personne doit s’adresser, de connaître les aides auxquelles elle a accès, de savoir comment on passe un appel pour essayer de débloquer des dossiers, comment solliciter, envoyer des mails de signalement au 115, aux SIAO (Services Intégrés d’Accueil et d’Orientation), comment accompagner. Devant telle ou telle tâche, certains disent : « Je ne peux pas », ou ne se proposent pas. On respecte cela. Tous sont aussi capables d’entendre : «  Non, tu n’as pas bien compris » ou : «  Ce n’est pas comme ça qui qu’il aurait fallu faire ». Tout le monde fait des erreurs et on discute beaucoup : réunion pour faire le point avec les personnes hébergées et leurs accompagnants ; réunion interne réservée aux bénévoles qui s’occupent de la structure ; réunion du collectif « urgence sociale élargie » avec des personnes extérieures investies dans le collectif, pour savoir comment on communique avec la mairie avec d’autres associations, comment on fait connaître ce que nous faisons. Tout cela représente du boulot et suppose que chacun s’engage à faire, et fait ce à quoi il s’est engagé. Au moment où les maisons étaient occupées, et sans compter les résident.e.s qui mettaient la main à la pâte, le collectif comprenait cinq personnes occupées à plein temps et quatre personnes impliquées à mi-temps. Actuellement, vingt à vingt-cinq personnes actives passent une fois par semaine ou toutes les deux semaines, et une centaine d’adhérents sont sur la liste info, apprennent, viennent aux rassemblements, prennent de nos nouvelles, et apportent parfois des dons matériels quand ils savent qu’il y a besoin de machines à laver, de couettes…

Notre mode de décision est le consensus. Il est arrivé qu’on ait dû voter à un moment où on n’arrivait pas à trouver le point d’accord, par exemple sur la question de savoir si on devait aller à la mairie ou organiser une mobilisation devant la sous-préfecture. Il  y a quelque temps, on a dû faire un tour de table pour décider quand et à quelle fréquence on allait reproduire l’événement « Banquet des affamés ». Il s’agit surtout d’être en adéquation avec les forces à disposition, les ambitions et les projets. Ce qui nous distingue d’une entreprise ou d’une organisation professionnelle, c’est que nous n’avons pas d’obligation de résultat. C’est bien quand ça marche. Quand ça ne marche pas, ce n’est pas forcément de la faute des personnes qui avaient pris telle ou telle responsabilité. Pour autant nous avons besoin de connaitre les résultats de nos engagements et les ressources que nous pouvons mobiliser. Pour trouver des fonds, vu qu’on bénéficie d’un réseau de récupération alimentaire, on a fait des confitures, des coulis de tomates, des gâteaux, du thé, du café, qu’on a vendus au marché tous les dimanches matin pendant un an et demi. Les jours les plus maigres, on récoltait 80€ et, les meilleurs jours, jusqu’à 250€. Cette petite recette nous a permis de payer beaucoup de choses. Personnellement, je n’ai plus d’emploi depuis plusieurs mois, et il me manque vingt jours pour toucher mon chômage… Pour vivre, je touche l’ « Allocation de solidarité spécifique », qui est l’équivalent d’un RSA.  Mais, maintenant que l’opération « maison d’hébergement solidaire » est finie, que les personnes sont à l’abri et que, pour l’instant, le dossier urgence est clos, je vais reprendre une activité salariée.

Ce qui a évolué depuis le début de cette aventure, c’est qu’après avoir, au cours des quatre derniers mois, relancé inlassablement le débat, la mairie ne nous considère plus uniquement comme des marginaux irresponsables. De nouvelles discussions ont débuté avec les services municipaux. Maintenant que le relogement des personnes expulsées en septembre dernier est réalisé, nous participons à un groupe de travail  qui rassemble des personnes de la mairie et des associations du champ social de Saint-Nazaire. On y  réfléchit aux modalités de mise à disposition du foncier de la mairie, avec des financements de l’État, pour créer des tiers-lieux d’hébergement. Ça ne nous empêche pas de critiquer l’action municipale dans le domaine des solidarités, parce qu’elle ne nous semble pas à la hauteur des enjeux. Grâce à la collaboration avec une travailleuse sociale qui a fait son travail jusqu’au bout, nous avons pu notamment activer le dispositif national « Un toit d’abord » qui cible les jeunes de moins de 25 ans. Cela nous a permis de trouver rapidement des solutions pour permettre aux jeunes dont nous nous occupions de quitter les maisons d’hébergement solidaires et d’avoir leur propre logement.

Les pouvoirs publics ont donc fini par prendre en compte notre point de vue malgré la diabolisation qui a fonctionné comme un réflexe du fait que nous nous situions dans la mouvance des « Gilets jaunes » et qu’en plus, nous occupions des lieux qui ne nous appartenaient pas. On peut être en désaccord avec l’occupation sans droit ni titre. On est ouvert au débat. On pense simplement que si, grâce à ce genre d’action, on héberge pendant 18 mois des familles et des enfants  qui, sans cette solution seraient à la rue, la démonstration est faite qu’il existe un besoin et une solution peu coûteuse à condition de puiser dans le foncier qui appartient au public. La vraie résistance à notre initiative vient du fait que les classes moyennes et les classes dirigeantes partagent une totale méconnaissance et une non-reconnaissance de la précarité et des classes populaires ainsi qu’une phobie des sans-abris, surtout lorsqu’ils viennent de loin. Et l’on nous ressort l’argument de l’appel d’air : « Si on commence à héberger à Saint-Nazaire, il va y avoir toute la misère du monde qui va arriver chez nous. Ça va devenir l’eldorado des sans-abris ». En même temps, la ville en a accueilli beaucoup qui venaient de la « jungle de Calais » et a largement ouvert ses portes aux Ukrainiens. Tout cela est un peu paradoxal. Je dis qu’il faut rester sur une logique simple : lorsqu’une maison est abandonnée pour laisser place à un projet qui ne verra le jour que dans une dizaine d’années, il est possible et légitime  de  la mettre à disposition d’une association réalisant de l’hébergement d’urgence pour permettre la mise à l’abri de personnes qui se trouvent à la rue.

Des gens de tout horizon sont venues pour toutes sortes de raisons dans notre ville et continueront à venir. Il n’est pas possible de les ignorer. Il faut les accueillir et réfléchir avec elles à ce qu’on peut faire. 

Enoch, militant associatif

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