Cette note de lecture nous amène à découvrir l’ouvrage, qui fait écho à plusieurs des récits que nous avons publiés, notamment ceux d’un chômeur, d’un salarié placé en « poste aménagé » et d’un médecin exerçant dans une PASS (les liens sont dans le texte).
Pour poursuivre, voir aussi l’article de Dominique Lhuillier « Qui s’intéresse à la santé des chômeurs ? » paru aujourd’hui dans « The Conversation »
« Qui s’intéresse aux chômeurs ? Si on est régulièrement abreuvé des « chiffres du chômage », convié à se réjouir d’améliorations sensibles et quantifiées, que sait-on des vies qui se déroulent lors de ce temps de suspension de l’activité professionnelle ? » (p. 7). Ces deux phrases placées en introduction explicitent les points aveugles que les trois co-directeurs de l’ouvrage se proposent d’éclairer. A cette fin, ils ont organisé une recherche-action associant durant deux années une dizaine d’autres collègues, plus d’une vingtaine de psychologues du travail œuvrant au sein de Pôle emploi ainsi que différentes associations mobilisées pour favoriser l’insertion de chômeurs.
Ce dispositif va permettre d’une part de recueillir de précieux récits de vie qui nous donnent à voir de l’extrême diversité des situations qui conduisent des salariés privés d’emploi à s’inscrire auprès de Pôle emploi (devenu depuis le 1er janvier 2024 France Travail). Au fil des récits, les représentations sociales réduisant les chômeurs à des « fainéants » ou à des « inaptes à la charge des actifs » sont sinon réduites à néant au moins largement ébranlées. La précarisation croissante dans de nombreuses branches professionnelles conduit ainsi les « actifs en emploi » à surinvestir les missions qu’ils assurent. Ils s’exposent ainsi – à leur corps défendant – à des affections qui mettent en danger leurs capacités à occuper leur emploi au niveau des standards fixés par leur employeur.
D’autre part, le collectif d’enquête a organisé de nombreux ateliers rassemblant des chômeurs afin de faire émerger des processus d’écoute et de coopération. C’est dans ces temps que vont s’élaborer de manière lente mais probante des « savoirs de l’expérience ». Entendre comment l’un des participants a tenté un pas de côté dans sa réinsertion, écouter comment un autre à su interroger les conséquences d’une usure physique ou psychique pour réorienter sa recherche d’emploi… génère des ressources dont va s’emparer tel ou tel membre de l’atelier. Ces ateliers mettent en lumière le caractère multidimensionnel des causes qui conduisent au chômage et invalident des injonctions simplistes au retour à l’emploi. Cependant ces échanges ne disqualifient nullement la pertinence du travail en face à face réalisé par les professionnels de l’insertion.
Des études socio-démographiques nous alertent sur les altérations de santé que subissent les chômeurs. Être au chômage multiplie par trois le risque de suicide en comparaison avec des personnes en emploi. En 2016, un rapport du Conseil économique, social et environnemental a mis en évidence que 14.000 décès sont chaque année directement imputables au chômage. Mais au-delà de ces statistiques, les auteurs ont cherché à analyser les problèmes de santé et les évènements traumatisants qui ont conduit des salariés au chômage et entravent leur retour à l’emploi. Les deux premiers chapitres de l’ouvrage nous font accéder à un riche panel de verbatim. Ils mettent en évidence deux processus :
– d’une part des parcours professionnels où la santé est sacrifiée. Ainsi des sur-engagements choisis conduisent à des sur-sollicitations qui affectent à la longue la santé physique ou/et psychique. Il en est de même de l’épuisement qui naît du cumul de vivre au quotidien une surcharge professionnelle et de lourds engagements familiaux
– d’autre part, des chômeurs évoquent des difficultés chroniques à réussir leur insertion professionnelle. Ainsi, la quête ininterrompue d’un CDI, hachée par des CDD, mine tout autant un projet d’ancrage social que plus gravement l’image de soi. De même, des scolarités non choisies ou interrompues suite à une grave déstabilisation de leur famille peut générer une détérioration significative de leur estime de soi. En outre, de tels processus conduisent certains à la consommation de stupéfiants fragilisant de fait l’accès à l’emploi souhaité ou/et à un emploi stable.
Au terme de ces deux chapitres, nous sommes convaincus que pour appréhender le chômage dans ces causes et multiples conséquences, il convient de revenir non seulement au vécu personnel et familial de chacun, mais surtout au travail tel qu’il a été vécu par ces personnes. En outre, certains récits apportent de surcroit la preuve que le retour à un emploi, prenant en compte la singularité du parcours personnel et professionnel, peut participer – à sa mesure – à la restauration de la santé.
Le troisième chapitre : « Le travail a-t-il un sexe ? » va nous permettre d’accéder grâce à de larges extraits d’entretiens et d’ateliers aux singularités propres au genre de chômeuses et chômeurs. Les auteurs rappellent que 70% des travailleurs pauvres sont des femmes, qu’elles occupent 82% des emplois à temps partiel et que 85% des familles monoparentales sont sous la seule responsabilité de femmes. Ce sont dans les métiers du commerce, des services et du « care » que ces femmes sont très majoritairement employées. Des récits de femmes, ressortent plus particulièrement l’occultation des douleurs récurrentes voire de brimades et maltraitances subies, … jusqu’au jour où la médecine est appelée au secours de corps usés et d’images de soi endommagées. Du côté des hommes, le virilisme, historiquement présent dans de nombreuses branches professionnelles mais aussi le « présentéisme », demeurent et se développent face aux injonctions de productivité. S’y soustraire, c’est prendre le risque d’être « placardisé » voire licencié. Voir le récit de Vincent Un « retour à la normale » qui ne peut pas être un « retour en arrière » . En contrepoint de ces constats, les auteurs nous rapportent aussi que les temps de chômage peuvent néanmoins favoriser des processus de reconstruction : « Emerge dès lors un désir de rééquilibrer l’usage de soi au travail du côté de l’usage de soi par soi ». (p. 117).
Le chapitre intitulé « Au fil des générations » » nous offre deux focus sur les deux bouts de la chaîne de générations : les jeunes et les seniors. Si nous avons conscience que ces deux groupes sont plus particulièrement frappés par le chômage, les auteurs nous révèlent la multiplicité des causes et des conséquences d’insertions professionnelles chaotiques subies par les jeunes adultes catégorisés par l’acronyme anglais très réducteur de « NEET » (Ni en emploi, ni en études, ni en formation). Au-delà de la diversité de situations, un grand nombre de jeunes qui vivent une insertion professionnelle hachée ou/et insatisfaisante s’avèrent peu attentifs à la dégradation de leur santé. Des temps de chômage subis ou des pauses volontaires peuvent parfois s’avérer salutaires, notamment quand ceux-ci sont accompagnés par des institutions et dispositifs dédiés : Missions locales, Garantie jeunes, …
Les seniors, cibles de la chasse aux coûts salariaux, sont statistiquement plus de la moitié à connaître des problèmes de santé contre 29 % pour l’ensemble des actifs. Certains, loin de renoncer à retrouver un emploi, parient sur une reconversion qui fera l’impasse de leur expérience professionnelle. Il s’agit pour eux de conserver coûte que coûte leur image d’actif aux yeux de leurs proches mais aussi de subvenir aux besoins de leurs enfants voire de leurs propres parents. Voir le récit de Pierre, Rechercher un emploi : une contrainte douloureuse et blessante. Néanmoins, les plus éloignés du marché adoptent des conduites qui nuisent à leur santé : suralimentation, tabagisme, alcoolisme, …
Les récits rassemblées dans le cinquième chapitre éclairent les difficultés que rencontrent les chômeurs pour accéder aux soins et aux droits attachés à des situations d’incapacité. Dénis et euphémisations de douleurs récurrentes retardent des prises en charge pourtant nécessaires. Les chômeurs évoquent souvent leurs difficultés à se repérer dans l’archipel des institutions médico-sociales d’autant que médecins du travail ou généralistes attentifs sont de moins en moins accessibles pour tout un chacun. Aussi, les PASS (Permanences d’Accès aux Soins de Santé) constituent pour les personnes les plus précaires une option des plus pertinentes. Voir le récit de Thibaud : « Construire, en équipe et avec chaque patient en situation de précarité, le parcours de soins le plus adapté et durable »
La notion de travail de santé, au cœur du chapitre six, pose une redoutable question : « Comment tenir de front vie professionnelle et souci, soin de soi ? » (p. 198). Si les auteurs ne nient pas l’importance d’approches hygiénistes : alimentation équilibrée, postures préventives, activités physiques régulières, repos compensateur, … ils nous invitent à des approches qui placent l’entretien de la santé en adéquation avec les tâches à accomplir. Cet équilibre implique néanmoins deux conditions : qu’il existe d’une part sur le poste de travail des marges de manœuvre pour le personnaliser et que d’autre part des logiques de coopération entre salariés puissent se développer. Or, force est de constater que nombre d’univers professionnels, soumis à des modes de management désincarnés et/ou digitalisés, font obstacle à cet équilibre.
Dans le septième chapitre, « L’accompagnement des chômeurs », les auteurs mettent en lumière la complémentarité de l’accompagnement individuel et de celui réalisé lors de groupes de pairs-aidants.
Lors des entretiens en face à face, les personnes privées d’emploi et confrontées à des problèmes de santé expriment tout à la fois leur vulnérabilité et leur anxiété vis-à-vis d’une reprise du travail. Dès lors, toute proposition du professionnel d’insertion énoncée de manière précipitée lors des premiers échanges sera souvent reçue comme une injonction blessante même si elle s’avère pertinente. Or, c’est un temps d’écoute qui est attendu afin de pouvoir déplier le vécu des activités passée et de l’actuelle situation de santé.
Au-delà des ateliers classiques de rédaction de curriculum vitae ou d’identification d’emplois vacants, la recherche-action a mis en lumière la force émancipatrice d’ateliers organisés de manière régulière. Ceux-ci permettent l’énonciation de faits, d’émotions, de doutes, … qu’il est difficile d’évoquer lors d’entretiens fussent-ils bienveillants. Tout au long de ceux-ci, les participants valorisent la possibilité « d’être entendu sans avoir à justifier ni à faire la preuve de son mal-être » (p. 249). Ce sont aussi des temps où chacun va pouvoir énoncer les voies et moyens qu’il envisage, puis met en œuvre pour construire des conciliations plus harmonieuses entre santé et travail mais aussi entre vie au travail et vie personnelle, familiale et sociale. Ces « mises en récit » (p. 260) déconstruisent des représentations figées de soi et ouvrent aussi à une perception plus lucide des univers de travail contemporains.
L’ample restitution de propos recueillis tout au long de la recherche-action pilotée par les trois chercheurs conduit le lecteur à s’approprier une image multifactorielle et intégrée du chômage vécu par des salariés victimes d’accidents de santé. C’est en soi un levier puissant pour déconstruire des représentations et des programmes d’action publique simplistes et stigmatisants. C’est surtout un ensemble de recommandations, dûment étayées, pour accompagner sur la voie de vies plus harmonieuses des populations fragilisées par des activités peu respectueuses de leur santé physique et mentale.
François