Parler de son travail ne va pas de soi

Eclairage sur le travail de la compagnie Pourquoi se lever le matin !

Ni portraits journalistiques ni analyses conduites avec les outils des sciences du travail, les récits publiés par la compagnie sont un objet à part. Explications sur pourquoi et comment nous travaillons, à partir d’un article publié dans les Cahiers de l’Atelier n°561, aux Éditions de l’Atelier sous le titre : “Quand l’indicible se fait récit : rendre compte de la culture du travail”. 

Le travail n’est pas de l’ordre du discours mais de celui du « faire ». Il est souvent plus facile d’aborder sa propre activité sous l’angle des prescriptions que de raconter ses tours de main, de révéler ce que l’on met de son intelligence et de ses émotions dans son travail. Cet exercice réflexif est d’autant plus ardu qu’il est difficile de s’exprimer sur son travail dans le monde professionnel. On y parle emploi, travail prescrit. L’activité réelle a peu sa place. Étrange et dérangeante peut sembler l’idée d’en faire un récit destiné à être publié. Mise en récit, l’activité du travailleur s’expose à s’écarter de la froide relation des faits pour faire apparaître des interrogations, des difficultés, des dilemmes. Lue comme récit, l’activité du travailleur prend alors pour le lecteur, et pour le travailleur lui-même, une force que n’aura aucun discours surplombant.

Un bel exemple est fourni par le récit d’un conducteur de rotative. Dès les premiers mots, le lecteur est saisi par l’odeur de l’encre et du papier qui conduit jusqu’ à la machine et par le son puissant, violent qui traverse l’espace, les bruits, les corps. Et puis il y a les lumières qui clignotent, les échelles métalliques qu’il faut escalader quatre à quatre pour aller voir ce qui se passe dès qu’une variation du fracas annonce un dysfonctionnement ou une prochaine panne.

Plus que la tâche, c’est la manière dont le narrateur est impliqué physiquement, cognitivement et émotionnellement dans son travail qui est l’objet d’un propos profondément ancré dans l’humain. La machine est d’abord un monstre dont il faut se protéger. Le travail est d’abord une confrontation avec une matière et des outils qui résistent. L’enjeu est de relever le défi de sortir dans les délais un grand quotidien national : inimaginable que le journal ne puisse pas être imprimé à temps. Au-delà, il y a les lecteurs, les acteurs de la vie sociale et politique, les citoyens qui veulent être informés. Le rotativiste revendique l’appartenance à un ensemble qui le dépasse. Conscientisé dans un récit, le geste technique acquiert, pour celui qui le réalise, un sens qui dépasse le simple « faire ».

Beaucoup de travailleurs que nous avons rencontrés n’oseraient pas se lancer dans l’écriture de leur travail. Résultat des clichés opposant la culture noble, celle de l’écrit, et la culture populaire ? Effet de la division du travail entre ceux qui le conçoivent et l’écrivent et ceux qui le réalisent ? Simple crainte que leurs histoires ne présentent pas d’intérêt, puisqu’ils ne font « que leur travail » ?

Les productions écrites qui prennent le parti du travail sont souvent des écrits « sur » le travail L’élaboration d’un récit de travail commençant par une interview orale puis cheminant dans la production d’un écrit respectueux de la parole du travailleur, dont il soit fier, et adressé à des lecteurs, est une démarche originale. Ce genre d’écrit ouvre sur une meilleure compréhension des questions de société à travers le prisme du travail …

Lorsqu’il est question du travail, c’est la plupart du temps autour des problématiques d’emploi ou de protection sociale, qui font l’impasse sur le fait que rien ne jaillit spontanément d’un bâtiment hospitalier, d’une voie de chemin de fer, d’une usine, d’une machine ou d’un champ 

Cela conduit à un appauvrissement culturel considérable, à des raccourcis de pensées qui s’abritent derrière slogans et idées toutes faites. Opposer, par exemple, le « C’est la seule solution pour que l’entreprise survive » à la formule : « Halte à la privatisation du service public » ne sert qu’à convaincre les convaincus. Par son récit, le cheminot prend le temps d’éclairer les termes du débat, pour lui-même et pour les lecteurs. Revenir aux sources, c’est-à-dire au travail qui se cache derrière, permet de comprendre ce que cela produit concrètement sur le terrain pour le travailleur, pour l’usager, pour le bien commun qu’est entre autres le service de transport, dans la culture de service public qui est la nôtre …

Nous n’avons pas encore rencontré de travail sans communautés. Quand on passe cinq jours par semaine à son ouvrage avec ses collègues, qu’on partage une condition, on construit nécessairement des cultures, surtout dans les métiers qui travaillent dans l’intimité de la nuit, dans les aléas climatiques. Quand ces cultures cimentent des actions revendicatives, les voilà qualifiées de ringardes. Elles sont pourtant le creuset des collectifs de travail dans une époque d’individualisation à outrance, de management par la séduction ou par l’injonction. Époque où le « nous » n’est plus qu’une juxtaposition de « je ».

Nos récits de travail sont conjugués en « je ». Nous prétendons que ce parti-pris permet au travailleur de reprendre la main sur son travail. Au moment où il arrive au « je », nous savons que nous touchons à la réalité de son travail, qu’il nous raconte autre chose que ce qu’il est censé faire, que la vision qu’il nous présente n’est pas nécessairement celle à laquelle l’entreprise voudrait le faire « adhérer ». Alors, le « nous » devient possible. Notre expérience nous laisse penser que le passage par le « je » est une étape nécessaire pour retrouver un vrai « nous ».

Extraits d’un texte publié en octobre 2019 par Pierre et Christine

Une réflexion sur « Parler de son travail ne va pas de soi »

  1. Je pense que ce qui est le plus intéressant dans les textes proposés pas la compagnie relève de cette idée : « Beaucoup de travailleurs que nous avons rencontrés n’oseraient pas se lancer dans l’écriture de leur travail. Résultat des clichés opposant la culture noble, celle de l’écrit, et la culture populaire ? Effet de la division du travail entre ceux qui le conçoivent et l’écrivent et ceux qui le réalisent ? Simple crainte que leurs histoires ne présentent pas d’intérêt, puisqu’ils ne font « que leur travail » ? »
    Alors qui écrit ? Avec qui et comment ? Proposer un miroir sur son travail à celui qui nous raconte par le menu des détails que parfois il n’a même jamais confié à son conjoint en lui tendant un micro dans un premier temps puis l’entretien sous forme de récit écrit ensuite est souvent très émouvant ! Et amener à lire des personnes sur le travail des autres et en parler ensemble, alors là, c’est génial !

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