« Je cherche à ce que la fascination que j’éprouve pour ce territoire industrialo-portuaire embarque les visiteurs »

Aurélie, guide-conférencière à « Saint-Nazaire Renversante »

Parole de février 2023, mise en récit par Pierre

Le car de « Saint-Nazaire Renversante » devant le terminal des conteneurs, vu du terminal roulier – Photo Farid Makhlouf

Les deux choses que je trouve fascinantes et que j’aimerais vraiment transmettre quand je fais visiter les Chantiers de l’Atlantique, c’est d’abord le rapport d’échelle entre l’objet monumental qu’est un paquebot et la main humaine de celui qui le construit ; puis tout le travail de planification que demande la fabrication de tels navires. J’aime conduire les visiteurs au pied de ces choses colossales et uniques pour qu’ils les voient en train de se faire.
La première partie de la visite des Chantiers se passe dans un autocar qui emmène les passagers, entre le port et l’estuaire de la Loire, à travers les 120 hectares de l’entreprise. Ils aperçoivent à travers les vitres les différents ateliers. Ils longent les espaces où sont entreposés à ciel ouvert les morceaux de puzzles en acier destinés à être assemblés en « panneaux » puis en « blocs » qui sont autant de parties plus ou moins complètes des futurs bateaux. Puis les visiteurs sont bientôt invités à mettre pied à terre pour entrer à l’intérieur de la forme de montage.

Dans la coursive de la cale de montage – Photo Farid Makhlouf

Là, ils pénètrent dans la coursive technique qui surplombe la cale en béton de 900 m de long et de 60 mètres de large, constituée, en fait, de deux parties alignées bout à bout, sur deux niveaux différents. On peut y voir deux paquebots prendre forme l’un derrière l’autre. Ici, tout est gigantesque. Et, directement immergés dans cet espace hors de proportion, les visiteurs peuvent éprouver concrètement ce rapport entre leur propre taille et l’immense masse qui se dresse devant eux et s’impose soudain à leur regard. Je vois les doigts qui se tendent, les gens qui se parlent, les expressions totalement subjuguées par le navire dont l’assemblage est le plus avancé. Alors, je prends le temps de donner tranquillement toutes les explications. Les regards se posent sur chaque partie de la coque et des ponts, chaque élément de la cale. C’est alors que les visiteurs aperçoivent des travailleurs et des travailleuses derrière un hublot, sur une passerelle, dans l’encadrement d’une porte, qui s’affairent à l’intérieur des structures pharaoniques. Ils se rendent compte que ce ne sont pas des robots qui ont conçu tout cela et qui le construisent, ce sont réellement des équipes d’hommes et de femmes. C’est l’addition des gestes de travailleurs qui ont chacun leur tâche. C’est le coup de lime de l’ajusteur que l’on voit œuvrer sur sa pièce à l’intérieur du bateau colossal près duquel nous nous sentons nous-mêmes minuscules. Cette prise de conscience de la part des visiteurs a quelque chose qui relève de l’émotion.

Un bloc de 1000 tonnes accroché au portique – Photo Farid Makhlouf

Dominant la cale, deux immenses portiques rouges et blancs culminent à un peu plus de cent mètres de hauteur avec tous leurs apparaux de levage. Ces engins sont capables de soulever des blocs de plus de 1000 tonnes, qui s’ajustent ensuite à la manière d’un lego. On voit ces portiques de loin quand on approche de Saint-Nazaire. Que l’on vienne du Sud-Loire, de Nantes ou de La Baule par la « Route bleue », ils écrasent tout. Comme les paquebots en construction dont on aperçoit les silhouettes au-dessus des maisons de la ville, ce sont des signaux dans le paysage. Les Chantiers de l’Atlantique parlent ainsi à beaucoup de monde ! Enfin, ce qu’on ne voit pas et que l’on pressent, c’est le travail d’anticipation qui a précédé. Il y a des ingénieurs et des techniciens qui ont tout planifié deux ou trois années en amont. Ils ont prévu qu’à tel moment, pour construire telle chose, il faudrait faire intervenir telle entreprise qui serait en co-activité avec telle et telle autre. Ils ont coordonné, dans l’espace et dans le temps, 5.000 à 8.000 personnes qui appartiennent à toutes sortes de corps de métier différents, avec un impératif de réussite collective, de sécurité et de qualité maximale. 

« Solid Sail » en expérimentation, vue depuis les bords de Loire

Quand la visite est terminée, la plupart des visiteurs qui descendent du car ont dans le regard une même expression : ils semblent réaliser, parce qu’ils l’ont ressenti, qu’ils ont assisté à quelque chose d’exceptionnel et de complexe qui ne ressemble pas à une chaîne de montage où tout est séquencé de manière uniforme. Certains n’oublient pas la pollution engendrée par le fonctionnement de ces énormes bateaux de croisière ni le caractère un peu vain du luxe qu’ils étaleront une fois achevés ; mais ce sur quoi a porté leur attention et qu’ils retiennent, c’est le travail, le processus industriel et l’activité. Je trouve juste d’ajouter que si, effectivement, les paquebots polluent, ils ne représentent qu’une petite partie du transport maritime mondial, et sont relativement innovants en termes de réduction des pollutions. Les Chantiers de l’Atlantique travaillent sur des solutions comme le GNL, déjà en place sur les paquebots, ou encore le méthanol ou la pile à combustible pour de futurs paquebots. Il y a aussi « Solid Sail », cette voile rigide dont on peut voir un démonstrateur à taille réelle dans le site en ce moment. Cette technologie équipera des voiliers de croisière d’ici trois ou quatre ans. Les Chantiers construisent également d’autres types de bateaux ainsi que des sous-stations électriques destinées aux parcs éoliens en mer. Ce qui montre que leurs savoir-faire sont transposables à d’autres domaines que la marine de croisière.

Les Chantiers de l’Atlantique vus depuis la Loire – Photo Maelwenn Leduc

Le site industriel des Chantiers de l’Atlantique n’est pas le seul que je fais visiter dans la région de Saint-Nazaire. Outre Airbus Atlantic, à Montoir-de-Bretagne, il y a aussi les terminaux portuaires « aval » du Grand port maritime Nantes-Saint-Nazaire, qui s’étendent sur les communes de Saint-Nazaire, Montoir-de-Bretagne et Donges. Je fais découvrir ce complexe portuaire au long d’une visite en très grande proximité. Les visiteurs peuvent alors presque toucher du doigt ce qui se joue au milieu de ce paysage de grues, de portiques et d’installations enchevêtrées que l’on ne fait que deviner depuis la voie express. On est autorisés à pénétrer dans le terminal roulier, là où toutes les marchandises – voitures ou remorques – sont chargées ou déchargées en roulant. Juste après, il y a le terminal à containers et le terminal méthanier où l’on n’entre pas ; puis les terminaux des vracs, notamment le vrac céréalier, les terminaux charbonnier et pétrolier qu’on longe de tellement près que c’en est spectaculaire. On se trouve tout à coup au ras des grues, des navires en escale, on passe sous les bandes transporteuses qui charrient de la marchandise. On entend les engins en fonctionnement : un bruit de fond, des chocs sourds, peut-être ceux des godets qui plongent dans les cuves d’un vraquier pour récupérer du colza. Je ne sais pas si, en réalité, on distingue les détails de cette rumeur mais on ressent visuellement cette ambiance industrielle avec tellement d’intensité qu’on y ajoute les sons. Dans le même temps, on est saisis par les odeurs caractéristiques des tourteaux de soja mais aussi par celles, plus âcres, des fumées chimiques de l’usine Yara, puis des émanations d’hydrocarbure quand on approche du terminal pétrolier. Ces effluences font partie du paysage et de la vie industrialo-portuaire. L’aspect environnemental pose question, parfois, à moi comme aux visiteurs. En préparant mes visites, j’ai appris qu’une étude de long terme portant sur la qualité de l’air et du sol est en cours dans les communes de Saint-Nazaire, Montoir-de-Bretagne, Trignac, Donges(1).

Le terminal alimentaire vu depuis la Loire – Photo Maelwenn Leduc

Cet univers se perçoit encore mieux depuis le fleuve lorsqu’en juillet et en août, j’accompagne les visiteurs dans la découverte des terminaux portuaires depuis un bateau. On navigue sur la Loire d’où l’on voit sous un autre angle les berges, les bancs de sable, les courants, le pont qui enjambe l’estuaire. Le rapport au territoire prend alors un autre sens puisque les circonstances m’invitent tout autant à parler de l’activité industrielle que de l’environnement dans lequel elle se déroule. Je peux faire comprendre comment s’articulent les espaces industrialisés et les espaces naturels, quels acteurs se partagent ce territoire. D’abord, il y a le fleuve qui structure le paysage parce que c’est par lui que l’urbanisation et l’anthropisation ont commencé. En début de visite, j’explique donc pourquoi un port et un chantier naval se sont installés à Saint-Nazaire il y a plus d’un siècle et demi ; comment les gens d’ici, principalement originaires de la Brière ont été rejoints au fil des ans par des travailleurs venus d’ailleurs, de France, d’Europe et de plus loin. Puis, au fur et à mesure que le bateau remonte l’estuaire, les visiteurs voient comment les terminaux portuaires déchargent quantités des produits qui nous entourent dans notre vie quotidienne : la voiture construite en Espagne arrivée au terminal roulier, mon smartphone ou mon frigo venus d’Asie par container, le carburant, dont j’ai fait le plein à la station-service, pompé dans un pétrolier puis raffiné à la raffinerie de Donges ; le gaz des méthaniers stocké au terminal Elengy de Montoir… Si j’ai mangé un steak, la bête a peut-être été nourrie avec du soja qui a voyagé depuis le Brésil jusqu’au terminal agro-alimentaire… On voit là concrètement à quel point l’espace portuaire est un petit bout de notre monde. Je trouve ça fascinant à décrypter et à comprendre…

Pour conduire une visite, je ne me contente pas de délivrer des informations, je veux donner à réfléchir et, pour cela, il me faut capter l’attention des visiteurs et établir un contact. C’est un travail incompatible avec la routine. Je dois en permanence réactualiser mes connaissances, réinterroger mes pratiques de guidage, travailler l’oralité, adapter mon expression pour être la plus claire possible. C’est un travail de communication dont l’objectif est tout autant d’aider à préciser des perceptions que de donner des éléments de compréhension de manière participative. À la question « Combien coûte un paquebot ? », je peux donner un chiffre ou demander : « Combien diriez-vous ? ». Devant le montant, les uns vont s’exclamer : « Ah, ce n’est pas autant que je le pensais ! », d’autres : « Houlà ! Tout ça ! ». En définitive, la clef d’un bon guidage, c’est mon propre intérêt pour le site… Je cherche à ce que la fascination que j’éprouve pour tout ce territoire industrialo-portuaire, ma sincérité, mon plaisir d’être là, embarquent les visiteurs dans ce que je n’hésite pas à considérer comme une véritable passion. Je leur propose alors une forme de voyage dans un univers qu’ils ne connaissent pas, pour les entraîner dans la découverte de savoir-faire, de territoires et de temporalités et, en définitive, les inciter à s’interroger sur l’humain. « C’est quoi, les métiers des chantiers navals ? », « Comment on entre ici ? », « Avec quelle formation ? », « Est-ce que le travail est difficile ? », « Les équipes travaillent en 2×8 ou en 3×8 ? », « Ils continuent à travailler dehors quand il pleut ? Quand il fait trop froid ? »

Le « très grand portique » des Chantiers de l’Atlantique domine la ville de Saint-Nazaire

Je ne suis pas Nazairienne de naissance. Je suis originaire du sud de Nantes et, comme beaucoup de Nantais, je ne connaissais pas Saint-Nazaire avant d’y être affectée. Je savais vaguement que la ville avait été rasée pendant la dernière guerre et qu’on y construisait des paquebots. C’est en travaillant ici à partir de 2009, que j’ai commencé à m’intéresser à cette ville intimement liée à la construction navale. J’ai appris à la connaître, à la voir évoluer. Je me suis documentée, je l’ai étudiée et je me suis rendu compte que, contrairement à la réputation qui a pu faire de Saint-Nazaire une ville grise et moche, le patrimoine immobilier des années 50 est hyper intéressant. Aussi, dans le cadre de mon métier, je m’écarte régulièrement des Chantiers et du port pour une visite qui s’appelle « Un tour de Saint-Nazaire en 90 minutes ». J’invite les gens à lever les yeux pour essayer de comprendre la ville. Lors des premières saisons au cours desquelles cette visite découverte a été proposée, en été, nous avons été extrêmement surpris de nous apercevoir que le public majoritaire était constitué de gens du coin, arrivés récemment ou habitants de longue date, mais qui n’avaient pas pris la peine ou le temps de s’intéresser à l’histoire de leur ville. 

On part de la base sous-marine et on termine sur le front de mer, en passant par le centre-ville reconstruit, jusqu’à l’avenue de la République, le quartier du jardin des plantes, le quartier de la Havane épargné par les bombardements, l’Hôtel de ville. On donne quelques clés de lecture sur les évolutions de Saint-Nazaire, sur les éléments qui lient son destin à l’industrie et à la construction navale. On évoque les paquebots qui ont marqué son histoire : le Normandie, le France. On parle de ses luttes et de ses drames. À l’issue de la visite, les gens nous disent « Voilà 20 ans que j’habite ici… J’ai enfin compris ma ville ! ». 

Aurélie

 (1) La Dreal a lancé en mars 2021 une « étude de zone » sur une partie du territoire de l’agglomération nazairienne, qui porte sur les sources de pollutions atmosphériques, la qualité de l’air (avec Air Pays de la Loire)… Saint-Nazaire. Pollution et santé : une étude de zone est lancée – Saint-Nazaire.maville.com

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