“Avant la grève, Il n’y avait pas de véritable politique de transports urbains”

Catherine, conductrice de bus

Parole d’octobre 2022, recueillie par Pierre, mise en récit par Christine

Devant la gare SNCF

« Tu vois, c’est la dame qui m’emmenait à l’école quand j’étais petit » : c’est ce que j’ai entendu dernièrement dans la bouche d’un jeune homme qui montait dans mon bus avec son fils. Depuis trente ans que j’exerce ce métier, je fais un peu partie des murs. Il y a même des usagers qui m’appellent par mon prénom, surtout depuis la grève de 2004. Il faut dire que j’étais en première ligne pendant le conflit, qui a été très médiatisé. Des journalistes nous ont raconté que leur rédaction, comme lors de toutes les grèves, leur demandait d’interroger des usagers mécontents de notre arrêt de travail. Mais ils n’en trouvaient pas à Saint-Nazaire. C’était impressionnant de voir à quel point l’opinion publique était avec nous.

Les bus n’ont pas roulé pendant un mois. Je rencontre aujourd’hui des personnes qui se souviennent encore qu’elles devaient traverser la ville à pied à cinq heures du matin. Les gens auraient pu venir se plaindre au local de la CGT, qui a pignon sur rue. Au lieu de cela, les Nazairiens venaient au dépôt pour mettre des sous dans la caisse de grève. Ils nous soutenaient dans ce conflit qui portait sur l’égalité salariale. Les conducteurs qui avaient les conditions de travail les plus dures gagnaient, en effet, en moyenne 250€ de moins que les autres. Pour gérer les transports au moindre coût, la direction avait créé une filiale dont les salariés relevaient de la convention collective du transport routier. Ils étaient dans le même dépôt que les employés de la Stran (la Société des Transports Urbains de l’Agglomération Nazairienne), ils avaient les mêmes chefs que nous, mais ils étaient moins payés. Tout le monde rentrait par cette filiale. C’est ce que j’ai fait aussi. On y restait deux ans, puis on montait à la Stran. Petit à petit, les effectifs de la filiale ont grossi. Ceux de la Stran n’ayant pas augmenté, il n’était plus possible d’y accéder au bout de deux ans. Alors, ça a été la grève. Au bout d’un mois, nous avons obtenu l’égalité salariale. Et la direction a supprimé la filiale qui ne servait à rien d’autre qu’à moins payer les salariés. 

Un bus helYce au centre-ville

Le maire considérait qu’il n’était pas très grave que les bus soient en grève. Il avait dit, en substance, que cela ne concernait qu’une population captive du bus. Sous-entendu : les jeunes, les personnes âgées, les chômeurs. Cette maladresse n’a pas plu. Mais c’était un peu vrai. Le réseau n’étant franchement pas à la hauteur d’un vrai service public, les gens ne pouvaient pas aller travailler en bus. Je me souviens qu’à l’époque, quand j’attaquais l’avenue de la République, ceux qui devaient prendre un train descendaient bien avant la gare parce que le bus était coincé dans les embouteillages. Il n’y avait pas de véritable politique des transports en 2004. La presse ayant régulièrement publié des propos négatifs sur le transport urbain, les politiques se sont trouvés au pied du mur et ont totalement repensé la question pour créer, en particulier une ligne rapide sur des voies prioritaires. Après les études et de grands travaux pour modifier la voirie, cette ligne à haut niveau de service a été lancée en 2012 et traverse la ville, de l’université jusqu’à Trignac ou Montoir, en passant par le centre-ville, la gare, l’hôpital, ainsi que la zone portuaire. Je pense que, dans les prochains mois, la ligne se rapprochera des Chantiers en empruntant le boulevard des Apprentis. Ce sera mieux aussi pour nous : on évitera ainsi un petit virage où, le matin, nous sommes souvent bloqués par les voitures. Je trouve, modestement, que nous ne sommes pas pour rien dans la création d’« hélYce, » le plus prestigieux des bus de Saint-Nazaire, et dans la nouvelle ligne à laquelle il est dédié.

Un bus helYce au départ à la gare routière

Avec un bus rapide et des horaires garantis, beaucoup de gens utilisent maintenant les transports urbains pour aller travailler, même des cadres. Malgré un petit creux dû au Covid, lorsque des gens se sont rabattus sur le vélo pour éviter les virus, le bus se développe vraiment bien. Et d’autres évolutions sont encore en cours sur l’ensemble des lignes. J’espère que le projet final, prévu pour 2025, n’oubliera pas les petites dessertes, ni les correspondances. D’ores et déjà, s’il a été constaté que, tous les jours, une personne saute d’un bus à l’autre, notre feuille de route comporte la note : « Attendre tel véhicule à telle heure ».

Même si nos anciennes revendications sur le service au public, sur les véhicules et les circulations ont bien avancé, nous devons encore nous bagarrer sur nos conditions de travail. Par exemple, la station de gasoil du dépôt tombe régulièrement en panne. Là, nos responsables avaient pris l’habitude de demander à l’équipe polyvalente de transporter du carburant en minibus, dans des citernes en plastique. On remplissait alors les réservoirs en dépit des règles de sécurité. À force de dénonciations de notre part, la Stran vient d’investir dans de vraies cuves, conformes, qu’un camion vient remplir. Cela semble normal, mais il a fallu que le syndicat s’en occupe. Il a fallu aussi que nous déposions une alarme sociale pour la canicule. L’été dernier, la température est montée à 40°. Il n’était pas possible de faire les mêmes services que d’habitude, dans les mêmes conditions. Tout le monde croit que nos bus sont tellement beaux qu’ils sont forcément climatisés. Mais ce n’est pas le cas. Le parc de véhicules est renouvelé progressivement et nous devrons rouler dans des bus non climatisés jusqu’en 2035. 

Dans le quartier de la Chesnaie

Syndicalement, nous sommes également souvent en bataille avec l’employeur sur des règlements qui ne sont pas applicables mais qu’il veut absolument garder. Lorsque, notamment, une personne ne présente pas son titre de transport, nous sommes censés le lui demander deux fois, puis appeler la sécurité. Si l’on veut préserver un minimum de sérénité, cette mesure n’est pas viable, d’autant que les effets de groupe sont imprévisibles. Si, par exemple, la première personne qui monte ne me dit pas bonjour, personne ne me salue, et vice-versa. On ne peut pas non plus prédire quels effets peuvent déclencher le moindre événement, la moindre interaction entre les passagers. Il peut même y avoir des bagarres dans le bus. Lorsque ça arrive, je suis un peu pétrifiée, je ne sais pas comment ça peut dégénérer. Dernièrement, un jeune a bousculé une personne alcoolisée pour la faire tomber du bus. Quand j’ai vu cette personne allongée sur le trottoir, j’ai tout stoppé et j’ai appelé. J’ai refusé de redémarrer avant qu’elle soit prise en charge par les pompiers. Mais j’ai eu des mots avec quelques passagers qui ne voulaient pas se mettre en retard à cause d’un marginal aviné. Le sujet est venu en discussion lors d’une assemblée générale du syndicat. Un conducteur suggérait que l’on arrête de prendre des alcooliques dans nos bus. Ma réaction a été de dire «  Ça fait partie de notre boulot. Il n’y aura jamais uniquement que des passagers BC-BG  dans les bus. Le service public est là aussi pour les personnes vulnérables, pour la population défavorisée ».

Avant, nous rentrions au cœur des cités. Maintenant, on reste davantage sur les grands axes, mais il y a quand même des problèmes. Par exemple, vers la Bouletterie, il y a régulièrement des jeunes à moto qui font du rodéo dans le couloir de bus. Ce n’est pas vraiment une agression, plutôt une provocation. Mais il est vrai que je circule au cœur des trafics de drogue ; je vois des jeunes faire le guet à l’entrée et à la sortie de la cité. De la « marchandise » avait même été cachée contre nos toilettes, au terminus d’une ligne. Je peux aussi assister à du trafic dans le bus… Parfois, les petites incivilités que nous subissons régulièrement peuvent dégénérer en agression. Je sais que ce n’est pas dirigé contre nous, personnellement : nous ne sommes que les représentants de l’institution. Le point de départ est souvent un problème de billetterie. C’est pour cela que, côté syndicat, nous recommandons aux conducteurs de ne pas se mettre en avant dans des rôles de contrôleurs ou d’agents de sécurité. Inutile d’aller chercher les problèmes, nous en avons déjà bien assez à régler, et de plus graves. Il y a quelques années, par exemple, du côté du rond-point de la polyclinique, une personne a tiré, un soir, sur les vitres de deux bus “hélYce” avec un pistolet à billes. C’était un peu la goutte d’eau qui a fait déborder le vase des incivilités. Nous avons alors exercé un droit de retrait. Depuis, trois agents de sécurité circulent de bus en bus entre 16 heures et minuit.

Le service du matin est beaucoup plus fluide. Pour ma part, à cinquante-six ans, j’ai du mal à commencer mon travail dès 4h30. Mais ensuite, c’est calme. Vers 5 heures, je prends beaucoup de salariés et de sous-traitants qui se dirigent vers la zone portuaire, les chantiers navals, Airbus. Je pense que j’ai affaire alors aux plus précaires ; les autres prennent leur voiture. Je transporte assez peu de travailleurs étrangers, je les vois circuler dans les mini-bus de leurs entreprises. Ensuite, dans l’autre sens, ce sont surtout les jeunes qui vont à l’école et de gros flux vers la zone commerciale d’Auchan. En direction de l’hôpital, il y a toujours du monde. L’été, les bus de la ligne U3 vers les plages de Saint-Marc sont pleins à craquer. Cette ligne s’est bien améliorée. Il en est de même pour celle qui dessert maintenant toute la zone industrielle de Brais. Mais, sur cette dernière le service s’arrête à 20 heures alors que les personnes qui travaillent en quart du soir finissent à 21 heures. Quelques délégués de la zone m’en ont parlé. Il faut que l’on fasse quelque chose. 

Dans le quartier du port

Avec “hélYce”, il faut rouler ! Sur cette ligne rapide, cadencée à raison d’un passage toutes les 10 minutes, plus question d’attendre les gens aux arrêts puisque le bus suivant va arriver. Mais il y a sans cesse des problèmes à résoudre, comme des déviations ou des retards. Et il m’est plus difficile de rester zen quand je suis fatiguée. Aujourd’hui, le principal problème est la cohabitation avec les vélos et les trottinettes sur le territoire des couloirs de bus. Hier matin, à la gare, je tournais pour m’engager dans le couloir de bus quand une dame à vélo électrique m’est passée devant. Là, j’ai pilé. Avec ces grands bus qui sont plus lourds, le coup de frein est brutal. Il est arrivé qu’il y ait des blessés. Mon inquiétude, ce sont les landaus. Je prends beaucoup de jeunes femmes avec leurs nouveaux nés et je crains toujours qu’un bébé ne fasse un vol plané sur un coup de frein. Mon but, c’est de rouler dans les meilleures conditions, pour emmener les gens d’un point A à un point B, en sécurité.

Depuis 2012, la Stran est en phase de croissance, et le réseau va continuer à se développer alors qu’il y a pénurie de conducteurs. Quand je parle des offres d’emploi autour de moi, je vois bien que les horaires sont un frein : commencer à 5 heures, finir à minuit, travailler les dimanches et jours fériés… Comme je suis beaucoup en détachement syndical, je ne fais pas souvent les services du matin. Hier, j’ai travaillé de 5 heures à midi. J’étais épuisée. C’est la même chose pour toutes les copines de mon âge. Il y a environ 40% de conductrices à la Stran. Quand j’ai démarré il y avait même davantage de femmes que d’hommes. Le patron de l’époque, très paternaliste, disait préférer recruter des femmes parce qu’elles seraient moins agressives au volant et plus sobres. Même s’il ne faut pas généraliser, je trouve que les femmes sont effectivement un peu plus cool au volant. Mais c’est un boulot qui convient à tout le monde si on est capable de s’adapter aux horaires et de supporter les gens, les remarques désobligeantes ou la froideur. C’est ce que je dis toujours aux jeunes qui entrent dans l’entreprise. Savoir apprécier aussi le salut chaleureux des habitués, le challenge d’un parcours à travers la ville, au volant d’un engin imposant. Chaque jour, je pars avec mon bus sur une des lignes de la Stran, et je n’ai personne sur le dos à me dire faire mon travail et comment rendre service aux passagers. C’est un travail en responsabilité. Un travail qui me plaît.

Catherine

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.