« Le port, c’est un monde dans lequel je me sens exister »

Jean-Paul, agent consignataire au port de Saint-Nazaire

Parole mise en récit par François et Pierre

Le site portuaire de Saint-Nazaire – Montoir – Donges

La société d’agents consignataires au port de Saint-Nazaire travaille 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Ça ne s’arrête jamais. Un soir où j’étais d’astreinte, je reçois un appel. Il est 23 heures, je suis tout seul à la maison, devant mon petit écran. Le commandant d’un navire en attente sur rade a un problème. En raison du gros temps, le bâtiment au mouillage a tiré sur sa chaîne. L’ancre est accrochée au fond. L’équipage a les plus grandes difficultés à la relever. Il ne pourra donc pas monter au terminal à l’heure prévue pour décharger sa cargaison. Mon rôle d’agent consignataire, en tant qu’interlocuteur du bateau et de l’affréteur, est alors d’appeler la capitainerie du port pour signaler le problème.  À partir de là, l’information est répercutée auprès des services qui s’occupent des opérations d’accostage et de la rotation des navires, afin que les répercussions de ce contretemps soient gérées au mieux.

Au quotidien, mon agence de consignation reçoit des mails de tel ou tel affréteur : « Mon navire  va arriver vers la fin du mois pour charger ou décharger telle marchandise ». Or, la réglementation impose un grand nombre de documents destinés aux services des douanes mais aussi à d’autres interlocuteurs présents sur le port. Il s’agit notamment de connaître le nombre précis des membres d’équipage, leur identité, leur état de santé, la composition détaillée et le volume de la cargaison, l’existence de déchets et leur nature précise, surtout si le commandant souhaite s’en débarrasser à l’occasion de l’escale. On répond  à notre interlocuteur qu’on reçoit sa prise de contact avec plaisir et qu’on le tient informé de tout ce qui va se passer durant l’escale afin de lui permettre d’être en règle avec les autorités du Port. Cette partie du travail est essentiellement administrative. Les échanges de documents, de courriels et de coups de téléphone avec les équipages rythment mes journées dans une ambiance cordiale. Nous communiquons dans une sorte d’anglais portuaire  qui traite toujours des mêmes choses, tourne autour des mêmes questions. La difficulté c’est de comprendre des accents parfois exotiques… Il arrive que des collègues qui ont vingt ou trente ans d’expérience ne comprennent rien et finissent par lâcher: « Please send me an e-mail… » – envoyez-moi un e-mail.

La vigie des pilotes de Loire

Quand le navire est en approche, j’appelle la station de pilotage : « Il faudrait que le navire accoste vers telle heure. Donnez-moi l’heure à laquelle votre pilote  doit monter à bord, et l’heure d’accostage.» En fonction du vent et des courants de marée, la station de pilotage va alors déterminer précisément les horaires et la nécessité de faire appel ou non à un ou à plusieurs remorqueurs. 

Les gros navires qui transportent des produits pétroliers accostent à Donges avec la marée et repartent avec la marée. Les plus petits bateaux peuvent accoster n’importe quand à condition que les terminaux auxquels ils sont destinés soient libres. Si ce n’est pas le cas, on leur demande de mouiller dans la rade. C’est pourquoi on aperçoit tous ces bateaux qui stationnent au loin dans la baie… Ils attendent simplement leur tour ou bien, plus rarement, ils attendent de connaître leur prochaine destination. Mais ce n’est jamais le cas pour les méthaniers. Leur déchargement à Montoir est très encadré pour des raisons évidentes de sécurité. Ils règlent leur vitesse pour arriver pile à l’heure où le terminal va pouvoir les recevoir. Ils embarquent leur pilote, accostent. Vingt-quatre heures après, ils sont repartis. Dans tous les cas, il n’est pas possible pour un navire de demeurer à quai alors qu’il a terminé ses opérations, ni d’occuper un poste bien avant que les équipes dédiées au déchargement ne soient à sa disposition. En tenant compte de leur tonnage, de la nature de leur cargaison et des possibilités de stockage dans les entreprises destinataires, nous faisons tout pour limiter l’immobilisation des navires. Le cœur de notre activité est donc de réguler au mieux les mouvements car les postes d’accostage doivent être gérés rigoureusement.

Une fois à quai après de longues traversées, les équipages ont souvent besoin de toutes sortes de fournitures : de la grosse quincaillerie, des vivres, des cigarettes, des vêtements, des taxis pour se rendre en centre-ville. Mon rôle est alors de répondre à ces commandes souvent classiques, parfois inattendues comme celle de ce commandant qui demandait une trentaine de croissants et de pains au chocolat. Lorsque je dois gérer plusieurs navires à la fois, je fais appel à des « shipchandlers », des entreprises spécialisées dans l’approvisionnement des équipages, qui sont capables de fournir aussi bien de l’alcool que des  cartes marines.

Avant la crise sanitaire, on montait presque systématiquement à bord des navires qui arrivaient. Depuis la COVID, cela devient exceptionnel sauf s’il y a des documents très importants à récupérer. Quand je vais à bord, l’entrevue avec le commandant est très cordiale. Le bateau a été en route pendant des semaines, des mois peut-être… Ça fait plaisir à l’équipage de voir des gens. C’est le moment où se rencontrent deux univers : celui des terriens et celui des gens qui vont en mer. On m’offre des petits gâteaux, un café, un coca.  Il n’ y a pas de rapport commercial entre le commandant et moi. Ces choses-là se règlent entre sa société et la mienne. On a une bonne relation de professionnels qui faisons chacun notre travail. On est là pour discuter des conditions de l’escale, tout simplement. 

Je vois des commandants fatigués ou fringants, d’autres sont plus en retrait : ce sont les sous-officiers qui se chargent des détails. J’en vois qui sont en bleu de travail, comme s’ils sortaient les mains du cambouis. Les commandants indiens soignent leur apparence ; ils ne conçoivent pas de nous recevoir à bord sans être impeccablement vêtus d’un polo blanc. Ils aiment paraître chic, avec une belle montre et un beau collier. Norvégiens et Finlandais sont plus taciturnes, ils rigolent rarement. Les Français, plus rares, se montrent sympathiques. Certains navires sont composés exclusivement de Philippins : du commandant au simple matelot. Ils allient gentillesse et efficacité. Avec eux, tout est « carré ». Ce n’est pas le cas de tous les commandants. Il arrive que certains nous remettent des papiers non conformes : cela entraîne des discussions, des retards qui immobilisent un appontement. Le navire suivant ne peut accoster… 

Le Seamens’ club

Après quoi, les membres d’équipage descendent à terre. Tout près de l’écluse sud, ils vont au Seamens’ Club, un club géré par une association, dont j’ai glissé un flyer  parmi les documents remis au commandant. Là, ils peuvent se détendre, discuter entre eux, jouer au baby-foot ou aux fléchettes, acquérir quelques souvenirs de leur escale en France, des cartes SIM pour leur téléphone. Pour deux euros, ils ont la possibilité d’appeler un taxi qui va les emmener au centre-ville où on pourra les voir déambuler Avenue de la République, ou bien au centre commercial de Trignac connu, dans le milieu des marins, pour ses nombreuses boutiques. 

À l’image des navires, le port est un univers social un peu spécial avec ses codes, ses règles informelles, un taux de syndicalisation élevé, où chacun a sa place mais où le « tu » s’impose. À nous de nous adapter aux différents métiers qui ont tous leur spécificité. Il y a les lamaneurs qui manipulent de lourdes aussières 1 pour amarrer les navires et les sécuriser à quai ; les dockers qui chargent et déchargent. Les lamaneurs engagent facilement la conversation mais j’évite de les déranger quand ils sont concentrés pour maîtriser la force d’inertie de bateaux de 250 ou 300 mètres. Parfois ça crie. J’entends gueuler «  Dépêche toi ! » «  Fais ci ! », «  Fais ça ! ». À bonne distance, je fais en sorte de ne pas gêner. Je regarde en silence. Quand ils ont fini leur travail, je fais le mien. À chacun son métier au milieu des grues de toute taille, des innombrables camions qui vont et viennent, des tapis roulants dédiés ici aux céréales, là au charbon, et de la multitude des engins qui se croisent… C’est un monde dans lequel je me sens exister, un monde où je me fonds parmi les gens et les machines qui s’activent au pied des bateaux immobiles. J’aime entrer en contact direct avec les uns, avec les autres, avec des marins venus des quatre coins du monde. 

Au terminal agro-alimentaire
Terminal pétrolier

Je côtoie les pétroliers, longs et inquiétants, qui doivent impérativement regagner la mer en cas d’orage, ou y demeurer. Des stèles érigées le long de la route nous rappellent l’explosion du « Princess Irène » touché par la foudre, en 1972, à un appontement de Donges. Six personnes, marins et employés du port, avaient péri.. Dès que l’occasion d’une rencontre avec le commandant d’un immense méthanier se présente, j’aime grimper la passerelle de dix à quinze mètres de haut, puis emprunter le dédale des coursives qui mènent au poste de pilotage. Les navires chargés de tourteaux de soja dégagent des senteurs singulières et fortes, qui me sont devenues familières… Mais il vaut mieux se garer sous leur vent pour éviter de traîner tout le reste de la journée leurs odeurs tenaces. Il y a les porte-conteneurs chargés de marchandises qui, parfois, intéressent particulièrement les douaniers. Comme les aéroports, comme certaines gares, le port est une frontière. 

Au premier plan le bassin de Saint-Nazaire. Au second plan, un paquebot en finition dans le bassin de Penhoët

Entre vingt-deux heures et six heures du matin, seuls entrent et sortent les bateaux qui obéissent au rythme et aux coefficients des marées et avec lesquels nous restons en contact. Cela nous différencie d’autres grands ports comme Anvers ou Rotterdam qui affichent un trafic vingt à trente fois plus conséquent que le nôtre et sont opérationnels en continu. 

J’ai toujours vécu à Saint-Nazaire qui est quand-même le quatrième port français après Marseille, Le Havre et Dunkerque. Quand j’étais enfant, j’habitais pas très loin des bassins… En quelques tours de vélo j’y étais. Je voyais les paquebots partir les uns après les autres.  Donges était loin, je ne savais pas qu’il y avait des terminaux du côté de Montoir. En fait, pour moi, le port se confondait avec les Chantiers navals. J’étais loin de me douter qu’un jour, je converserais avec des commandants dans la timonerie de méthaniers et de pétroliers géants, ou que j’en réglerais les mouvements depuis mon écran d’ordinateur.

Jean-Paul

 1 Aussière : gros cordage servant à amarrer ou à remorquer un navire.

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