Travail & Territoire

En 1981, le vote des classes populaires était quasiment identique entre les territoires urbains et les territoires ruraux, ces derniers étant aussi des territoires ouvriers. Aujourd’hui, le RN s’est installé dans ces territoires et les électeurs des zones urbaines et rurales votent de manière très différente. Voici un des enseignements que tirent Thomas Piketty et Julia Cagé de leur travail sur les données électorales et socioéconomiques depuis 1789, analysées à une maille microscopique : celle des quelques 36 000 communes de France. La Rédaction de Médiapart les a réunis dans un débat avec François Ruffin, député d’une circonscription rurale de la Somme, autour de la question : « Ranimer la gauche, mais comment ? ».

Le parlementaire et les chercheurs posent le même diagnostic. Si le FN racolait sur le racisme jusqu’à la fin des années 90, il s’est aujourd’hui largement installé sur le vécu au travail. Délocalisations, sous-traitance, basculement du travail ouvrier vers du travail de service, moins rémunéré et moins considéré. L’enjeu aujourd’hui est donc de restaurer la possibilité de vivre dignement d’un travail dont on soit fier. La question initiale du débat (comment ranimer la gauche ?) n’était pas le travail, mais le travail ressort comme la piste la plus probante, avec la qualité des services rendus au public.

En mars 2022, la Compagnie Pourquoi se lever le matin publiait le premier d’une série de récits réalisés dans la région de Saint-Nazaire sur le thème Travail & Territoire. Une région ouvrière rurale et urbaine, riche de son histoire ouvrière, de sa culture populaire et de sa solidarité associative. Quelques semaines plus tard, l’élection présidentielle venait souligner la fracture entre les territoires. Pierre publiait ce billet, « Travail, territoire et pacte social », faisant l’hypothèse que « la façon dont le travail est globalement vécu, territoire par territoire, met en question le pacte social qui est censé nous rassembler. Situer le travail dans son territoire pourrait alors constituer une clé utile de compréhension et, parmi d’autres, fournir un levier pour contribuer à redonner de la dignité aux salariés qui se sentent méprisés et délaissés. »

Dans la trentaine de récits de travail que nous avons publiés depuis, on lira par exemple comment les lycéens apprennent leur histoire, des navires négriers jusqu’à aujourd’hui, en traversant la ville avec leur enseignant. On comprendra comment ce territoire industrialo-portuaire, construit par le travail des habitants de Saint-Nazaire et des terres rurales alentour, peut susciter de la fascination. On y trouvera de la fierté, même quand le travail use prématurément le corps, et une pointe de nostalgie chez les plus anciens. On assistera à la reconnaissance du travail dans le regard des autres professionnels. On verra comment la sous-traitance participe à invisibiliser les travailleurs, à commencer par les tentatives pour masquer leurs accidents du travail. On découvrira comment, avec leurs exigences pour leur propre travail, les conducteurs de bus peuvent avoir une action décisive pour développer des transports urbains de qualité. Et comment, à l’inverse, les cheminots ne sont pas parvenus à maintenir les liaisons ferroviaires locales. On y lira ce qu’est le travail de service au public, à l’école, à la sécu, aux impôts ou à l’hôpital. Comment on se débrouille pour répondre aux besoins, en dépit des restrictions budgétaires et des dégâts du « New Public Management », dans des alternances de découragement et d’enthousiasme. Et comment la situation sociale du territoire façonne le travail quotidien des agents. On découvrira que le travail peut aussi basculer vers des activités porteuses de plus de sens, par exemple en passant de la construction de paquebots de croisière à celle des installations éoliennes. Pour une partie de la population en revanche, il est passé des ateliers des grands chantiers vers des activités de service, souvent précaires, surtout dans les cités populaires de Saint-nazaire. On y verra à quel point chercher un emploi, c’est du travail, un travail dur. Et comment on travaille dans des réseaux solidaires avec et pour les personnes sans logement, les réfugiés, les démunis. Dans le dernier récit, à paraître, on découvrira comment une installation industrielle d’envergure, plutôt que d’être abandonnée pour obsolescence, peut être transformée grâce à la coopération des cadres, des ouvriers et des techniciens.

L’ensemble de ces récits est touffu et dense. Il raconte comment le travail a fait le territoire depuis des générations et ce que ce territoire « géo social » fait au travail d’aujourd’hui. Il y a bien un lien entre « travail » et « territoire ».

Christine