Un « retour à la normale » qui ne peut pas être un « retour en arrière »

Vincent, technicien en laboratoire d’analyses biologiques

« Je ne pouvais pas m’installer dans les grands open-spaces où le moindre virus se transmet à toute vitesse« 

« On t’enlève du labo, on te met sur un ordinateur ».  C’est la solution que mes employeurs ont proposée, il y a deux ans, quand, après avoir combattu un lymphome hodgkinien, je suis revenu travailler dans le laboratoire qui m’emploie. Ce cancer du sang, traité ordinairement facilement, avait été réfractaire aux traitements les plus efficaces. Il a fallu, pour le vaincre, passer par une autogreffe de moelle osseuse. Affaibli par les chimiothérapies et les divers traitements, avec des défenses immunitaires très déficientes, j’ai repris mon travail, en juin 2023, dans le cadre d’un mi-temps thérapeutique et sous le statut de « handicapé temporaire ». Non seulement, en effet, j’avais besoin d’un aménagement de poste pour m’aider à gérer la fatigue, mais il était hors de question de m’exposer aux risques biologiques évidents dans tout laboratoire d’analyses… 

J’ai alors été affecté à des tâches administratives de support. Autant d’activités qui peuvent être réalisées hors du laboratoire. Je ne pouvais pas, pour cela, m’installer dans les grands open-spaces où le moindre virus se transmet à toute vitesse. Dans ce genre d’endroit, dès que quelqu’un est malade, il y en a dix autres à la suite… Donc, pendant longtemps, j’ai dû m’isoler dans des salles de réunion qui n’étaient chauffées qu’aux heures où des séances de travail étaient programmées. J’avais froid, il n’y avait parfois pas de lumière du jour…  Depuis peu, on m’a trouvé un bureau temporaire dans un autre bâtiment.  Cela veut dire que lorsque j’ai besoin de voir mes collègues, je dois parcourir des centaines de mètres de couloirs.

La grosse majorité des employés de mon labo sont des techniciens qui, debout toute la journée, répètent les mêmes gestes à la chaîne. C’était un peu mon quotidien avant de tomber malade, mais avec une flexibilité et une réflexion plus poussées car je participais aux projets de développement du laboratoire. Dans tous les cas, les postes de techniciens réclament de l’efficacité, de la rapidité ; il est difficile de les confier à des personnes en situation de handicap.  D’autant plus que, pour la direction de grandes entreprises comme la mienne, ce qui compte, c’est de maintenir les cadences : « On a battu notre record d’analyses en une journée… Waou ! Félicitations ! » Prendre en compte les contraintes liées à l’emploi de personnes en situation de handicap ne fait pas partie de ses priorités. Lorsque, pour respecter l’obligation légale d’employer des handicapés, un autiste a été embauché, il a bien fallu plusieurs années avant qu’il n’arrive à trouver un poste qui lui convienne et surtout qui soit validé par la direction ; et il est tombé sur le manager le plus gentil du labo. Dans son cas, le handicap étant permanent et la loi étant contraignante, il n’y avait pas d’autre alternative que de trouver une solution. 

Pour ce qui me concerne, au handicap s’ajoutait une sorte de régime d’exception temporaire qui bouleversait l’organisation du travail. Pour commencer, m’accorder une journée de télétravail semblait exorbitant : en tant que technicien, je ne suis pas censé accéder au travail à distance ni même disposer d’un ordinateur. Et quand, pour m’aider à gérer la fatigue quotidienne la médecine du travail a préconisé des horaires plus flexibles, le problème a franchi un degré supplémentaire de complication. On sortait carrément du cadre, on bousculait les schémas qui définissent chacune des catégories d’employés. Pourtant, que je sois dans un bureau un peu excentré ou chez moi, que j’arrive à sept heures le matin ou à neuf heures ne changeait rien à ce que je faisais effectivement. Mais les responsables du labo avaient du mal à envisager que, sans ces dispositions particulières, je ne pouvais tout simplement pas reprendre le travail. Il a donc fallu, pour obtenir satisfaction, que je me batte et que mon chef me soutienne. 

Ce chef est quelqu’un qui me connaît depuis que je suis entré dans l’entreprise, avec qui j’ai collaboré sur de nombreux projets. Il a été un allié. C’est lui qui a poussé la direction à accepter de déroger à ses sacro-saints principes. Lorsque j’ai repris le travail sur site, en mi-temps thérapeutique, je rentrais épuisé, je mangeais puis je dormais tout l’après-midi. Je venais de finir mes séances de radiothérapie, et je continuais à aller tous les mois à l’hôpital pour me faire injecter de l’immunothérapie. Alors, je prévenais mon chef direct : « Cet après-midi je vais au CHU. Les prochains jours je risque d’être fatigué. » Et il s’adaptait. Il pouvait même parfois me surprotéger, refusant catégoriquement que je pénètre dans le labo alors que les médecins m’y autorisaient à condition que je ne touche à rien. J’avais envie de retourner sur le terrain mais je comprenais que c’était plus raisonnable d’attendre. Il se protégeait aussi lui-même… Il avait une responsabilité. Tout cela n’enlève rien au sentiment que j’ai : la direction a considéré mes demandes comme des avantages indus. Comme si, devant les exigences de la médecine du travail, elle devait négocier afin de faire le moins de concessions possible. Chaque jour encore, je sens la pression des dirigeants qui se répercute sur mes relations avec mon chef : « Quand pourras-tu travailler à 100% ? » ce qui signifie : « Quand les choses redeviendront-elles normales ? » 

Or, personne ne semble réaliser que, désormais, les choses ne seront plus jamais comme avant. Quand je suis parti en congé maladie, nous étions une équipe réduite dans le service. Je jouais le rôle de « petite main » mais qui participait pleinement à la réflexion sur les projets en cours. Lorsque je suis revenu en mi-temps thérapeutique, j’ai vu que plusieurs personnes avaient été embauchées pour me remplacer… J’ai compris qu’ils avaient un peu galéré pour pallier mon absence. Ça m’a fait plaisir de voir que j’avais eu un rôle important… En même temps, j’avais devant moi une nouvelle équipe qui avait fonctionné pendant deux ans sans moi, qui avait doublé, qui avait beaucoup plus de matériel, une autre organisation. J’étais à la fois heureux de voir que le projet s’était développé, et un peu dégoûté de ne pas y avoir participé. J’espérais ne pas avoir été oublié. C’était compliqué. Je suis encore un peu en négociation. Je dois voir avec mon chef comment, grâce à ma connaissance des méthodes, je vais pouvoir assurer un rôle de support… 

Plus profondément, ce que mes chefs et mes collègues ont du mal à réaliser, c’est que cette période de la maladie et de la convalescence n’a pas été une sorte de parenthèse mais une expérience de vie qui m’a transformé. Sur le plan professionnel, la maladie qui m’a diminué, m’a, d’un autre côté poussé à mettre en œuvre des capacités que mes tâches précédentes ne me permettaient pas de développer. En pratique, lorsque j’étais en bonne santé, on avait tellement besoin de moi sur le terrain que je ne le quittais jamais. J’étais rivé à mon poste de technicien. Je me contentais de mettre en pratique ce qui était discuté pour développer notre méthode. Privé de ça, j’ai été mis sur des tâches de rédaction, d’amélioration continue. Et ça m’a plu. C’est pour cela que j’ai proposé à mon chef de pouvoir désormais continuer à allier ma connaissance du terrain et ma réflexion sur le processus. Ça apporte quelque chose. Pour l’efficacité de l’équipe, j’essaie d’améliorer les méthodes, je vois aussi si on peut faire évoluer le confort de travail des techniciens. Ce qui est intéressant c’est que ce poste n’existait pas. Comme, au départ, on était peu nombreux, on faisait ce travail comme une tâche noyée parmi toutes les autres petites tâches. Maintenant que le service a grossi et que je me suis, par la force des choses, rendu disponible, il est bien que j’y consacre le temps qu’il faut. C’est un travail qui nécessite d’être au contact du laboratoire et de l’équipe de techniciens pour recueillir des informations que je peux mettre en forme plus tard en distanciel, depuis chez moi. 

Mais tout cela ne va pas de soi. Il a fallu que je montre de quoi j’étais capable. Par exemple, lors du gros rush annuel, tous les services du laboratoire étaient sur les dents. Je ne pouvais pas aider aux analyses, mais je me suis proposé pour la correction de fiches et traduire en anglais certains passages. C’était une aide bienvenue que mes supérieurs ont acceptée immédiatement. Ils étaient tellement sous l’eau à gérer plein de choses en même temps, qu’ils m’ont confié tous les petits trucs qu’il fallait faire mais sur lesquels personne n’avait le temps de se pencher. Venant du terrain, je voyais mieux ce que quelqu’un qui passe son temps dans les bureaux a du mal à déceler. J’espère faire ainsi comprendre qu’on peut me donner un peu plus de choses de ce genre à faire. 

Il me reste à espérer que, vu ce que j’ai réalisé ces derniers mois, on ne va pas juste me remettre à mon ancien poste lorsque, passé ma période de handicap temporaire, je reviendrai à plein temps au laboratoire. Mais je n’ai pas les cartes en main : sur ma fiche de poste je suis toujours technicien. Ce qui est rendu assez flou pour qu’on puisse me renvoyer à mes anciennes tâches d’exécution. Il faudra que les managers admettent que mon « retour à la normale » ne peut pas être un retour en arrière. D’une part, je vais rester fatigable : je ne pourrai pas rester debout des journées entières. D’autre part, je peux être utile à autre chose. Il va falloir que je me batte parce que les gérants de l’entreprise n’ont apparemment aucune raison de considérer mon cas autrement que comme une anomalie passagère. 

J’ai appris, il y a à peine un mois, que l’organisme qui gère notre entreprise comprend deux « référents handicap ». Ce sont des responsables RH qui ont effectué une « formation handicap au travail » et qui commencent à faire des petites présentations pour expliquer la situation des handicapés en entreprise. Je trouve que cette sensibilisation est bienvenue. J’ai essayé de prendre contact avec eux mais je n’ai jamais eu de réponse. Ils ont sans doute autre chose à faire que de s’occuper d’un statut temporaire. Pourtant, je sens qu’au-delà de ce que la maladie a entraîné en termes de conditions de travail, de définitions des tâches et de développement de nouvelles capacités, je reste profondément marqué par cet épisode. Le fait de pouvoir travailler en distanciel me rassure parce que je me méfie du moindre éternuement. J’entends toujours les médecins me dire : « Attention ! Au plus petit rhume, à la moindre grippe, vous pouvez vous retrouver aux urgences, en réanimation ». En fait, je crois que la maladie a réveillé mon anxiété sociale. Je continue à porter le masque quand je sors et je reste le plus possible enfermé chez moi où je me sais à l’abri. J’ai, de toute évidence, besoin aussi d’un travail où je me sente en sécurité, dans un poste qui me redonne le sentiment d’exister. 

Que cette fragilité-là persiste au-delà de ma période de « handicapé temporaire » échappe totalement aux gens de la direction comme elle semble aussi échapper aux référents-handicap de la part de qui j’aurais pu espérer une forme d’accompagnement. 

Vincent

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