Mémoire ouvrière en Val d’Aubois – Journal de recherche

Note de lecture

A la lecture du titre, nombre de lecteurs pourront assez légitimement se poser deux questions. D’une part, en quoi un ouvrage destiné à rendre compte d’une  mémoire ouvrière peut-il apporter une contribution significative à un champ dont la bibliographie s’avère fort abondante voire redondante ? D’autre part, où situer le Val d’Aubois ? Dans les Vosges frappées par la désindustrialisation ou dans le Massif central en lien avec l’épuisement de quelque mine ? C’est le sous-titre qui nous éclaire sur l’originalité du propos, conforté dans l’introduction par l’explicitation du projet de Laurent Aucher : « Saisir la sociologie en actes : tel est, me semble-t-il, le premier intérêt de ce carnet » (p.17). L’auteur affirme donc vouloir révéler les conditions très concrètes de son travail de chercheur en sciences sociales. Tel un modeste artisan fier des outils qu’il a lui-même fabriqués, il nous conduit dans les coulisses de son enquête. 

Ainsi, nous découvrons comment s’est effectuée l’entrée sur le terrain en l’occurrence un ensemble de communes de l’est du département du Cher. Il lève le voile sur les stratégies mobilisées pour identifier une cohorte de témoins. Là, des ouvriers, français mais aussi ex-migrants, qui ont travaillé des décennies durant dans des tuileries et briqueteries ancrées sur des gisements d’argile. Plus loin, des femmes attachées à des chaines de fabrication de papier et de cartonnages évoquent le taylorisme qui fut omniprésent. L’auteur a su aussi approcher des dirigeants de ces univers de travail ainsi que des élus locaux et des militants syndicaux. Tous ces témoins ont été capables de détailler l’accès à ces emplois à des époques où le déficit de main d’œuvre était chronique. Ils évoquent finement les conditions de travail au sortir de la seconde guerre mondiale puis, sur quatre à cinq décennies, les effets de la modernisation qui ont ici et là conduit à des vagues de licenciements puis à l’arrêt de toute production. La mise en confiance des interviewés par l’énonciation rigoureuse des fins et moyens de l’enquête nous fait accéder à ce qui fut leur engagement professionnel. Elle nous donne accès aux tours de main qui ont permis à ces salariés d’assurer les tâches confiées. Plus de vingt-cinq pages de photographies glanées par l’auteur auprès de ses interlocuteurs consolident les témoignages.

Mais si le travail est au cœur de l’enquête, nous accédons aussi à des thématiques socio-culturelles. La consommation de vin sur les lieux de travail est évoquée avec pudeur. Comment y renoncer quand un tuilier est, des heures durant, face à un four dégageant près de 60° ? Des ouvrières décrivent le sexisme ordinaire et la dévalorisation de leurs contributions, qui règnent dans les papeteries. Leurs savoir-faire ainsi que leur disponibilité quasi systématique pour pallier l’absence d’un collègue sont occultés par des contremaîtres tout puissants. Comme l’essentiel des entretiens ont lieu au domicile des interviewés, l’auteur recueille de précieuses informations sur l’évolution de l’habitat ouvrier ainsi que des constats amers quant au recul inexorable des sociabilités historiques. L’irruption puis l’omniprésence de la télévision a conduit à un repli sur la seule sphère familiale. Quant aux véhicules personnels, ils ont, selon les différents témoins, accéléré le déclin et puis la faillite des petits commerces. A présent, les achats sont effectués hebdomadairement dans des zones commerciales périurbaine. Sans que les différents témoins y fassent expressément allusion, les évolutions constatées doivent être référées aux politiques néo-libérales qui depuis plusieurs décennies frappent ce territoire aux ressources fragiles. Les délocalisations mais aussi le démontage d’outils de production vers des pays aux coûts salariaux moindres sont évoqués avec amertume. Le Val d’Aubois est à présent happé par la diagonale du vide, large bande géographique qui court de la Meuse aux Landes, caractérisée par une faible densité démographique, le vieillissement des populations présentes et la désindustrialisation.

L’enquête menée par Laurent Aucher épaulé par plusieurs collègues des Universités de Tours et d’Orléans débouche sur dix-neuf entretiens filmés, deux reportages et un film documentaire. La réalisation au fil des jours de ces productions, peu fréquentes dans des recherches similaires, est intégrée dans le journal de recherche. L’auteur détaille tout à la fois comment lui et ses collègues convainquent leurs interlocuteurs de se laisser filmer dans leurs intérieurs, comment il s’initie à la prise de vue, comment les temps de montage donnent lieu à des débats au sein de l’équipe, comment l’indispensable chapitrage des rushs s’avère chronophage et fastidieux.

L’implication constate et massive de l’auteur dans sa recherche transparaît à chaque page. Pour lui, voir les espaces de vie de ses interlocuteurs, les ateliers demeurant actifs, les lieux de sociabilité encore présents n’est nullement une option. C’est au contraire une condition sine qua non pour pouvoir écrire sans trahir et ainsi faire accéder le lecteur à la densité des témoignages recueillis. S’implanter le temps nécessaire dans son terrain et garder trace de ses hésitations, de ses bévues, mais aussi de ses coups de chance, n’est-ce pas deux postures indispensables pour être légitime dans la mise au jour des processus sociaux et notamment de ceux en émergence ?

Cette implication revendiquée conduit Laurent Aucher à un constat que nous partageons : « La sociologie n’est pas réductible aux seuls théories, concepts, outils et méthodes, elle est aussi histoire de rencontres et d’affects » (p.161).

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