Parole recueillie par Martine et mise en récit par Martine et Pierre

Mes collègues instits trouvent que j’ai une plus grande capacité qu’eux à repérer rapidement les élèves en difficulté. Ils disent que j’ai un super-pouvoir… Dans leur classe, ils peuvent voir tout ce qui se passe, déceler des choses sur les visages, mais ils ne peuvent pas regarder chacun des vingt-six élèves tout le temps… et ils n’entendent pas tout… Moi qui suis non-voyant, je repère les émotions, les états d’âme de tel ou tel élève, rien qu’à sa voix.
Pour que je puisse circuler dans ma classe de CE1, sans m’aider de ma canne, j’ai demandé qu’il y ait beaucoup d’espace entre les deux groupes de tables, ainsi que sur les côtés, de façon à pouvoir longer les rangées, faire le tour de la salle, aller rendre visite à des élèves au fond, à gauche, à droite. Je ne suis jamais assis à mon bureau. Ce que je demande à mes élèves, c’est de ne pas laisser traîner les cartables, de ne pas se lever à trois ou quatre en même temps. Ils savent qu’il y a des règles. Ça fonctionne plutôt bien. Je ne me suis pas encore cassé la figure. Ça a failli une ou deux fois, mais les élèves s’en rendent compte tout de suite, et ils rangent aussitôt les affaires qui traînent.
Tout en déambulant, je lance l’exercice pendant que Valérie, mon assistante APSH (accompagnante des personnels en situation de handicap), surveille le groupe et manipule le vidéoprojecteur pour afficher un texte ou une image sur le tableau blanc. Grâce à mon téléphone portable, j’ai l’heure quelque part sur moi. Très discrètement, je vérifie où on en est dans ma gestion du temps… Tout le monde se met au travail. Je vais alors remarquer des choses toutes bêtes : des élèves qui n’arrivent pas à prendre la parole ou qui n’ont pas fait les choses comme il fallait. Souvent, Valérie me demande : «Mais pourquoi as-tu interrogé précisément cet élève-là ? Comment as-tu fait ? J’avais bien vu qu’il n’avait pas bien réalisé l’exercice mais je ne pouvais pas te le dire encore… Tu as deviné ?» Non, je n’ai rien deviné, je pense que j’ai senti que cet élève n’avait pas tout à fait compris mais qu’il faisait semblant ; ou bien qu’il n’avait même pas fait l’exercice ; ou encore qu’il ne voulait pas parler alors que je pensais que c’était le moment qu’il prenne la parole. Ce n’est pas un super-pouvoir. C’est de l’ordre de la sensibilité, d’un ressenti qui est accru parce que ma cécité m’a amené à faire attention aux petits détails de la voix.
Parfois, quand je remarque qu’un élève n’a pas dit bonjour de la même manière que les autres matins, ou quand je perçois dans son intonation une petite fragilité, quelque chose qui n’est pas comme d’habitude, je m’arrête près de lui. Je me mets à genoux près de sa table pour être à sa hauteur et je chuchote : «Tiens, il me semble que tu ne vas pas bien. Est-ce que je me trompe ?» Les élèves ressentent ma façon d’être attentif, ils se livrent alors plus facilement : «Ben oui, aujourd’hui j’ai mal dormi», ou «Il m’est arrivé telle chose…» Je peux prendre le temps de cette proximité parce que j’ai le luxe d’avoir Valérie à côté, qui a un regard sur le groupe.
Comme toutes les classes de primaire, ma classe de CE1 fait des sorties scolaires. Nous allons souvent dans le parc de Gerland pour découvrir un peu la nature. On parle de sciences, on s’intéresse aux saisons. Là, les élèves participent beaucoup. Ils disent ce qu’ils voient. J’ai besoin qu’ils soient rigoureux. Alors, ils sont obligés d’aller chercher les mots, de bien observer. L’un commence à décrire, l’autre le reprend : «Ah non regarde, t’as pas dit ça…» Et il complète : «Telle couleur, tel détail…» Ils s’entraînent mutuellement pour être le plus précis possible, choisir le bon terme de vocabulaire. On fait parfois de petits ateliers au cours desquels on doit reconnaître des plantes à l’odeur, en fermant les yeux. Grâce à l’assistance de Valérie, nous avons aussi fait un atelier photo, un atelier dessin, un atelier land’art : ils ramassaient des choses par terre et essayaient de réaliser une petite œuvre qu’ils me racontaient. Il y a aussi l’atelier où chacun ferme les yeux, écoute et essaie de décrire ce qu’il entend, de savoir d’où vient le son, de reconnaître ce que c’est : une machine, une personne, un oiseau, un animal, le vent… Ce sont des perches qui me permettent d’aller avec les élèves vers de nouveaux sujets de découverte. C’est aussi une sensibilisation au handicap…
Lors des sorties, c’est rarement Valérie qui me guide. Elle est généralement en tête du cortège. C’est plutôt un élève qui s’acquitte de cette tâche. Ça l’oblige à faire attention. J’ai quand même ma canne, bien sûr, je ne fais pas complètement confiance. Parfois il y a des surprises… Mon jeune guide reste un enfant, je ne peux pas le charger d’une telle responsabilité… Alors, dès qu’on sort, ce sont eux qui réclament : «Ah, je voudrais te guider. Est-ce que je peux ?» Je tutoie les enfants, ils me tutoient et ils m’appellent par mon prénom. Cette proximité n’empêche pas le respect, c’est un choix qui correspond aussi bien à ma façon de faire la classe avec mon handicap, qu’à mon approche du métier d’instituteur : ne laisser personne de côté.
Les limites pour moi c’est que je ne peux pas enseigner toutes les matières. En CE1, normalement, les élèves savent lire. Ils ont commencé l’écriture en CP mais c’est encore à perfectionner. Vu mon handicap, je ne peux évidemment pas prendre en charge tout ce qui concerne la graphie, le geste de l’écriture, pas plus que la géométrie, l’art plastique ni, pour des questions de sécurité, l’éducation physique. C’est pourquoi, lorsque j’ai débuté le métier sur ce poste, j’ai demandé à démarrer à 50%. Je pense qu’aujourd’hui, je pourrais assurer 75% de mon temps d’instit, mais, clairement, je ne pourrai jamais être à 100%. L’autre partie de mon service a été confiée à Julie, une instit qui complète l’emploi du temps. Julie prend donc en charge tout ce que je ne peux pas faire, et on se partage le reste.
Lorsque je ne fais pas cours, je travaille généralement avec Valérie dans la petite pièce qui communique avec la classe. Et ma collègue Julie est super contente que je sois présent les jours où elle complète mon service. Cela nous permet d’échanger des infos : «Et toi, tu en es où en français ? Ah… mais ne vas pas trop vite… En maths, je vais faire ça. Si tu peux faire une passerelle entre les deux sujets…» On imagine ensemble des activités. Il est arrivé qu’on soit tous les deux ensemble en classe, devant les élèves, en particulier le jour de la rentrée.
C’est une chance incroyable d’avoir une APSH comme Valérie. Elle travaille avec moi pendant 50% de son temps. Pendant les autres 50%, elle est animatrice périscolaire dans la même école. Donc, non seulement elle connaît bien les élèves mais elle apporte d’autres façons de travailler, un autre regard, si bien que je peux lui demander d’encadrer des groupes relativement autonomes tandis que je m’occupe de quelques élèves en difficulté. Julie, Valérie et moi-même, nous nous sommes très vite trouvés en accord par rapport à notre philosophie du métier. Nous sommes tous les trois très attentifs à tous les élèves, à l’écoute des besoins de chacun. Cela nous demande beaucoup d’énergie, beaucoup d’investissement. Avec Valérie, nous prenons toujours un temps, en fin de journée ou pendant les deux jours de la semaine où je ne suis pas en classe, pour reprendre le travail qui a été fait, voir ce qui va, ce qui ne va pas, pourquoi ça va, pourquoi ça ne va pas. Sans compter les temps de correction ou de vérification du travail qui a été effectué par les élèves. Je lui fais de plus en plus confiance, elle connaît mes exigences sur le fond mais aussi, particulièrement, sur la forme puisqu’elle est la seule de nous deux à pouvoir juger ce qui concerne la calligraphie. Les deux premières années, nous décortiquions tout de A à Z. Cela nous prenait une énergie et un temps fous… En même temps, j’en avais besoin parce que je n’étais pas totalement en confiance par rapport à ce qu’elle allait percevoir. Et ce n’était pas son métier d’apporter des corrections ni de faire de la pédagogie. Au bout d’un an, j’ai vu qu’elle avait bien compris comment je fonctionnais, que j’étais hyper-pointilleux même si je considérais que telle ou telle faute n’était pas grave quand elle ne concernait pas l’objectif de l’exercice…
Quand nous devons traiter le cas particulier de tel ou tel élève, Julie et moi convoquons les parents conjointement et nous essayons au maximum d’être présents tous les deux lors de l’entretien pour montrer que nous avons le même point de vue, que nous sommes en phase. C’est bien que les parents nous voient en équipe même si je n’invite pas Valérie à ces rencontres parce qu’elle n’a pas la casquette d’instit. En revanche, dans tous nos échanges avec les parents, cette dernière est constamment en copie des mails. Cela veut dire : «Oui elle fait partie de l’équipe ; elle a un rôle très important». Les parents nous répondent: «Bonjour Valérie, Julie et Sami». Ils ont conscience que nous sommes une équipe. Il n’y a pas les instits d’un côté et l’APSH de l’autre.
Avant d’être dans cette école, j’étais à la cité scolaire René Pellet, l’école pour déficients visuels de Villeurbanne. J’y enseignais le braille et l’informatique à des ados et à de jeunes adultes. C’est pour ça que j’avais été recruté. Quand j’ai senti que je n’étais plus en phase avec les méthodes de travail ni avec ce qu’on proposait aux élèves, j’ai demandé à quitter l’établissement. On m’a nommé dans une école primaire qui était juste à côté de chez moi. Là, on m’a mis sur un double niveau CP-CE1 – un boulot hyper-costaud – en sachant que je n’avais jamais encore enseigné en primaire. Je me demande si l’on ne m’envoyait pas au casse-pipe volontairement pour que je ne quitte pas mon poste de l’école de Villeurbanne. Heureusement, l’inspecteur de l’éducation de la circonscription a compris qu’il valait mieux me mettre dans les meilleures conditions pour enseigner à des enfants du primaire. Il a obtenu que je prenne un demi-poste à l’école élémentaire de la Cité scolaire internationale pour compléter le service de deux enseignants formateurs. J’allais ainsi pouvoir être encadré, accompagné dans mes premiers pas d’instit de primaire.
J’avais beaucoup de craintes, j’ai failli abandonner juste avant la rentrée. Mais mes formateurs ont été super ouverts. Le directeur de l’époque a été accueillant et très moteur : il a tout fait pour que ça se passe bien. Sans ce contexte, j’allais me faire manger tout cru. Cela aurait démontré qu’un instit handicapé ne peut pas s’insérer dans une école, et que c’est même risqué et dangereux pour les élèves. Est-ce par crainte de ce genre d’échec que, d’après mes recherches, je suis le seul instit non-voyant en France ? Comme dans n’importe quelle entreprise, si on veut qu’une personne en situation de handicap puisse vraiment s’épanouir dans son boulot, il faut certes une adaptation du poste de travail mais il faut surtout la volonté collective que ça fonctionne.
Je n’ai jamais eu frontalement de réaction de méfiance de la part des parents. Certains me disent ouvertement qu’ils sont contents que leurs enfants aient affaire à quelqu’un de différent. Ils considèrent cela comme une richesse. Ils en parlent à la maison. Quand j’ai débuté, j’appréhendais beaucoup d’affronter les parents. Maintenant, je me sens bien dans mes baskets d’instit, je n’ai pas du tout de complexe. Mon travail est également reconnu par ma hiérarchie et par mes pairs : les inspecteurs en parlent, des collègues – même proches de la retraite – viennent me rendre visite dans ma classe pour échanger sur nos dispositifs pédagogiques respectifs.
Quand on est une personne en situation de handicap, on marche beaucoup au challenge, au besoin de prouver aux autres. Je suis fier d’avoir pu réussir en équipe dans ce métier dont j’ai toujours rêvé. Et voilà qu’il y a deux ou trois semaines, un ancien élève mal-voyant à qui j’avais enseigné le braille à la cité scolaire René Pellet m’a contacté. Il prépare le concours pour entrer à l’école d’instit. Il est venu observer ma classe et celles de mes collègues de la cité scolaire internationale. Ça l’a vraiment confirmé dans son envie de faire ce boulot. Je pense contribuer ainsi à ouvrir une porte que d’autres auraient peut-être envie d’emprunter sans trop oser. C’est sans doute là ma plus grande fierté, même si je suis conscient des conditions exceptionnelles qui me sont offertes à la Cité scolaire internationale.
Mon prochain défi sera d’aller enseigner dans une école de quartier.
Sami
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