Parole recueillie et mise en récit par Vincent

Arriver jusqu’à moi, ça peut être difficile
Je suis conseiller en insertion professionnelle à Pôle Emploi, maintenant France Travail. Je suis entré à l’ANPE… il y a longtemps. En ce moment, je suis détaché sur une mission qu’on appelle “Accompagnement global“, financée par le Fonds Social Européen (FSE1). La structure dédiée à cet accompagnement global est un service social de la Mairie. L’idée, c’est de faire revenir au travail des personnes qui sont suivies par les services sociaux. Ces personnes sont très éloignées de l’emploi. Avant de les accompagner vers le retour au travail, il faut les aider à régler des difficultés plus immédiates : où dormir, comment se soigner, comment faire garder un enfant… qui sont des obstacles bien réels à une recherche d’emploi.
Mon bureau se trouve dans des locaux des services sociaux de la Mairie. Mais là, je suis le seul conseiller en insertion professionnelle. J’ai des collègues qui font la même chose ailleurs, qui aident un public différent, par exemple des allocataires du RSA, ce qui n’est pas mon cas. Pour nous, les salariés, les raisons de ce découpage sont difficilement compréhensibles. Pour les bénéficiaires aussi, c’est compliqué. D’abord, ils doivent me trouver. Ce n’est pas rare qu’ils loupent le rendez-vous, si je ne les appelle pas pour leur dire que je suis sur un site spécifique, où ils n’ont pas l’habitude de venir.
Je suis longtemps resté assez isolé à cet endroit. D’autant plus que ma responsable d’équipe, qui appartient à Pôle Emploi, travaille ailleurs, et qu’elle ne m’a jamais rendu visite. Il a fallu que je m’incruste, rien n’était organisé. Peut-être que comme je venais de Pôle Emploi les assistantes sociales se méfiaient ? Au début, je ne parvenais pas à échanger des informations avec elles. Pourtant, auparavant, j’avais travaillé avec des psychologues. Même sans tout se dire, on pouvait se parler d’un dossier ! Là, ça a été plus compliqué.
Et puis, les assistantes sociales, j’ai mis du temps à aller les rencontrer dans leur espace. Parce que dans certains domiciles qu’elles visitent, il y a des… des parasites. Alors elles se changent au retour au bureau. A tel point qu’elles ont un congélateur spécial, où elles stockent leurs fringues, leurs tenues de combat comme elles disent. Ça m’a rendu leur contact malaisé au départ.
Ce que je réussis à faire, ou pas
J’interviens donc pour faire le lien entre le monde du travail et des personnes qui ont besoin de retrouver un emploi pour sortir de situations complexes. Mais sont-elles réellement en capacité de travailler ? C’est une autre question. Il y en a qui veulent réellement bosser, qui sont hyper motivées, et même si leurs CV sont un peu cabossés, comme elles d’ailleurs, on parvient à leur trouver quelque chose. Je peux les aider à monter un projet d’insertion par l’activité économique (IAE), qui leur permet de signer un contrat de travail ou de formation dans une structure aidée par l’Etat. On obtient de bons résultats, même si souvent on ne parle que de “début de boulot“.
Cependant, parfois, avant de parler de travail, il faut commencer par des actions de remobilisation sociale. Je suis le dossier d’une dame dont le CV pourrait lui permettre de retrouver un emploi, mais il lui arrive encore de retomber dans l’alcool. Bien entendu, c’est de cette situation qu’il faut l’aider à s’extraire avant de la diriger vers des entretiens. D’où l’intérêt d’agir à plusieurs.
Certes, il y en a pour qui les choses avancent. Mais j’ai l’impression que cela est davantage dû à l’énergie déployée par les professionnels dans l’accompagnement, et pas à l’imbroglio de cette organisation, imaginée là-haut par des gens qui n’ont pas dû passer trop de temps dans un service social. J’ai en mémoire le cas d’un gars qui avait réussi à retrouver un job dans le bâtiment, mais à qui il manquait le CACES, et j’ai fait le forcing auprès des bons interlocuteurs, qui ont compris l’enjeu, pour monter un financement qui lui a permis d’obtenir ce certificat. Pour ça, respecter les procédures ne suffit pas, il faut savoir se débrouiller avec, passer entre les mailles, savoir qui solliciter et lui tirer des larmes. Il faut être un peu filou.
Parce que mon domaine d’intervention est contraint par des règles assez rigides. La Mairie a les siennes propres, et Pôle Emploi également. Et naturellement, ces règles sont différentes. Elles sont la plupart du temps incompréhensibles pour le public, et même pour certains collègues. Et elles peuvent être contradictoires. Par exemple, sur la question des domiciliations. Quelqu’un qui a perdu son hébergement depuis moins de 6 mois peut continuer à être suivi par son assistante sociale. Mais pas par moi ! J’ai besoin qu’ils me donnent une adresse. Donc quand je les reçois, ces gens qui cherchent du travail et qui dorment je ne sais pas où, dehors certainement, je devrais leur dire : “Eh bien non, vous ne frappez pas à la bonne porte“ ? Je trouve ça raide. Ça m’arrive de garder un dossier sous le coude, en attente de la nouvelle adresse.
Et selon les cas, les choses peuvent vraiment devenir très difficiles. Un jour, je reçois une femme. Son mari avait été expulsé, elle avait un gamin handicapé, et elle voulait travailler. Dans une réunion, on me dit qu’elle devra avoir tel niveau de langue française, qu’elle devra valider un niveau B2. Dans une autre réunion, on me dit qu’elle pourra bénéficier de cours de français, gratuitement. Mais ce qu’on ne m’avait pas dit, et dont je me suis aperçu au bout de 6 mois, c’était que si les cours étaient financés, le test qu’elle allait devoir passer à la fin ne l’était pas ! Il aurait fallu passer par une autre procédure. On a perdu un temps fou et elle a dû changer de projet. Ce sont des complications de ce genre auxquelles je suis confronté en permanence.
Parfois, j’ai envie de baisser les bras, je ne sais plus quoi faire. Je me dis, mais qu’est-ce que tu vas chercher pour quelqu’un dont le titre de séjour expire dans 3 mois, avec un renouvellement qui arrivera… on ne sait pas quand ? Oui, ce sont des parcours compliqués quand même, des situations qui trainent, souvent depuis 15 ans.
Pour tenir, transgresser
Pour cette mission, le contrat de départ avec mon employeur, c’était un an renouvelable. Ça fait un an que je suis là, et je suis déjà le doyen du dispositif ! J’ai déjà renouvelé une fois, parce que je commençais enfin à comprendre la marge de manœuvre dont je disposais. Cela dit, si je fais deux ans, ce sera bien. J’aurai appris des trucs, j’aurai découvert le métier des assistantes sociales, la distance qu’elles mettent pour pouvoir l’exercer. Evidemment, les personnes qu’elles rencontrent les touchent, mais elles arrivent à se blinder, c’est comme ça qu’elles en parlent. C’est ce qui leur permet de mieux évaluer l’urgence. Un jour, je reçois un type, il est blême, il me dit qu’il va être expulsé. Elles, elles savent discerner si c’est après-demain ou dans deux ans, et ça n’est pas du tout la même chose…
Être confronté à toute cette détresse, ça m’est très difficile. Ceux que je vois ont des demandes qui vont bien au-delà de l’emploi. Je n’ai pas été formé pour accueillir un tel public. Je me sens impuissant, je suis happé là-dedans, émotionnellement. Réaliser des évaluations en professionnel dans ce contexte, j’ai du mal à y parvenir.
Et puis il y a de nombreux cas où la santé mentale rentre en ligne de compte, et on n’a pas de psychologue sur place. Alors, dans une situation que je ne peux pas démêler, ça m’arrive d’appeler une psychologue du travail d’agence. Je réoriente la personne vers elle pour une ou deux séances. Pour un autre regard sur ses blocages et ses possibilités.
D’une manière générale, ça commence à aller mieux, mais j’ai mis presque un an à m’intégrer. Au départ je n’étais convié à aucune réunion. Maintenant ça y est, parce que je suis plutôt sociable… Je commence à connaître du monde, il y a du passage dans mon bureau. J’ai reconstitué un réseau localement. Je croise mes informations avec une ancienne collègue, au sujet des chantiers d’insertion. Avec les assistantes sociales, on arrive à échanger sur les dossiers sans se dire plus que le nécessaire, c’est plus fluide.
Et, surtout, je m’efforce de rester en bonne santé. D’abord ne pas tomber malade. Et garder l’esprit clair. Ne pas faire comme cette conseillère, qui a prêté de l’argent à un bénéficiaire. Je lui ai dit “Arrête, mais arrête ça tout de suite ! » Je n’en suis pas là. J’ai quand même plus d’endurance.
Tenir, dans ce métier, ça passe aussi par une bonne capacité à ne pas obéir à des injonctions impossibles. Il y a beaucoup de tâches administratives, puisqu’on est censé rendre des comptes au Fonds Social Européen. La Direction de Pôle Emploi veut des entrées, il faut prescrire. Ils ne savent pas ce qu’il y a derrière, ils s’en balancent, débrouille-toi sur ton site tout seul. Mais tous leurs dossiers à la noix, je m’en tape, je ne vais quand même pas passer ma vie à les comptabiliser, avec toutes ces situations pourries que je dois traiter j’ai quand même autre chose à faire !
Alors oui, je fais durer des suivis, des fois je devrais virer des gens, je les garde, c’est tout quoi ! Je ne suis pas une machine. Très clairement mon parti pris c’est celui-là. Parce que j’ai plus de quinze ans de boutique et que je suis agent public. C’est ma seule marge de manœuvre, c’est ma seule manière pour tenir le choc.
Christophe
1 Le Fonds Social Européen est un outil financier mis en place par L’Union Européenne pour promouvoir l’emploi et l’inclusion sociale. Pour en savoir plus : https://fse.gouv.fr/
2 CACES : Certificat d’Aptitude à la Conduite En Sécurité, des engins de chantier notamment
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