Parole recueillie et mise en récit par Dominique et Jacques

Je travaille dans le spectacle vivant en tant qu’intermittent du spectacle depuis 8 ans. J’ai tout de suite beaucoup travaillé : un jour à un bout de Paris et le lendemain à un autre, parfois en 48 heures d’affilée. Le milieu des théâtres à Paris est un petit milieu. Tout le monde se connaît. Si j’ai beaucoup tourné d’un théâtre à l’autre, depuis trois ans, je ne tourne plus que sur deux opéras parisiens, l’Opéra-comique et le théâtre des Champs Elysées. Je travaille sur des opéras, des concerts et des spectacles de danse. Je suis machiniste, c’est mon métier depuis le début. Le machiniste est celui qui intervient sur le plateau et c’est incroyable le nombre d’actions à faire sur un plateau. Alors que les électros, font la lumière, les sondiers font le son – on les appelle ainsi, c’est un vrai terme dans le glossaire – les machinistes font tout le reste. C’est nous qui passons la serpillère mais c’est aussi nous qui accrochons un comédien qui s’envole à 10 mètres de haut.
Sur un plateau, le machiniste monte le décor du théâtre. Pour les opéras, ça peut être d’immenses décors très lourds en acier. Les chanteurs et les choristes évoluent dedans et ça bouge énormément. Moi, je suis machiniste cintrier. Au début j’étais Emin, machiniste, maintenant je suis Emin, machiniste cintrier. C’est une évolution que j’ai eue au cours des années. Ça doit faire trois ans que je touche aux cintres mais ça fait un an que je peux me considérer comme cintrier. C’est un apprentissage très long.

Le cintre, c’est l’ensemble de ce que l’on a au-dessus de nous dans un théâtre avec les frises et les pendrillons. Les rideaux portent chacun un nom. On peut parfois s’y perdre. Par exemple, les rideaux qui font toute la longueur de la cage de scène sont là pour cacher la vue des cintres et le haut des pendrillons au spectateur. Ils s’appellent une frise car ils frisent le décor. L’ensemble des frises forme la cage de scène. Du cintre c’est-à-dire de la passerelle au-dessus de la scène, le machiniste cintrier va pouvoir manipuler toutes les porteuses, ces grands tubes qui soutiennent les pendrillons et les frises et sur lesquels on accroche les décors. On peut envoyer des décors ponctuels par des câbles en acier mais, en général, dans 90% des cas, le décor est sur porteuse. En manipulant les porteuses, il faut tomber au bon endroit, ce qu’on appelle l’aplomb. Il est évident qu’il ne faut pas se tromper. Parfois il m’arrive encore d’aller au plateau quand il y a besoin car je suis un peu machiniste constructeur et je peux réparer des décors. Par exemple, on peut m’envoyer couper une moise, une tige qui fait une certaine taille et qui vient se visser entre deux planchers pour les aplanir. En fait, je peux alterner. Avant-hier sur David et Jonathas, j’étais sur le montage au plateau. Sur Boris Godounov, le spectacle d’avant, j’étais cintrier sur le jeu. C’est moi qui envoyais tout d’en haut.

Le machiniste a besoin de se repérer dans l’espace, et dans un théâtre tout le monde parle le même langage.
Il y a un petit livre qui coûte 2 euros cinquante et qui est le lexique de la machinerie théâtrale. c’est la bible du machiniste et quand je suis arrivé en 2017, j’ai dû plonger dedans. Pas le choix.
Notre métier vient de la marine. Les premiers machinistes étaient des marins, on parle même de pirates, de saltimbanques qui voyageaient en bateau et donnaient des spectacles dans les ports. Les mots interdits dans la marine le sont aussi pour nous. Le mot “lapin” est banni: les lapins mangeaient les cordages et la coque des bateaux… On ne dit pas corde, terme trop imprécis et qui rappelle les pendaisons de mutins, et pourtant, qu’est-ce qu’on en utilise…. On dit bout. La guinde est le mot le plus courant qui correspond à une grosse corde. Si la corde est plus petite, on dit drisse. Il faut aussi savoir faire des nœuds comme les marins. Des nœuds de chaise, des allemandes, tout ça pour accrocher un tube au-dessus de la tête d’un comédien ou accrocher le comédien lui-même.

Pour spatialiser une scène, on a “la face” à l’avant. Plus on s’éloigne du public, plus on monte au “lointain”. On dit qu’on monte, même si les scènes sont à plat. On a Cour sur le côté gauche de la scène quand on est face au public et Jardin pour le coté qui correspond à mon bras droit.
Les décors bougent sur costière, sorte de rail creusé dans le plateau pour les déplacer de Cour à Jardin
Peu de gens connaissent notre métier. On ne nous voit pas car nous servons le spectacle depuis les coulisses.
C’est un métier pour lequel on peut arriver par la porte d’un théâtre parce qu’on a vu de la lumière. Si on est un peu sérieux et un peu motivé, on n’a pas besoin de diplôme mais les diplômes facilitent l’accès parce qu’il y a des stages. Aujourd’hui, il y a deux diplômes en France pour le métier de machiniste et un qui me tient particulièrement à cœur parce que je l’ai fait, c’est le DTMS, diplôme des techniciens des métiers du spectacle sur deux ans. J’ai fait celui de Vaugirard, il y en a même un en Guadeloupe. Il y a aussi un DTMS habillage. Quand on prend un stagiaire dans un théâtre, une fois sur deux il vient de là. L’autre diplôme, un peu plus spécialisé, le CFPTS, pour Centre de Formation Professionnelle aux Techniques du Spectacle, permet d’avoir plus d’habilitations en particulier pour les nacelles.
Un autre diplôme du CFPTS prépare au métier de régisseur. Néanmoins, on commence tous au même niveau. On arrive tous dans le même bateau. Nous avons beaucoup de hiérarchies mais on ne le sent pas. Le régisseur en titre est celui qui fait en sorte que tout se passe bien dans le théâtre. Le régisseur général va superviser le son, la machinerie mais aussi les costumes et le maquillage. Il vérifie même l’accueil des comédiens. Son métier est immense. Le jour de la Générale, il commence à 8 h et finit tard. Et puis il y a d’autres types de régisseurs: le régisseur d’orchestre, le régisseur lumière.
Les journées que j’adore ce sont les jours de montage
On reçoit le décor et donc on décharge le camion. Au théâtre des Champs-Elysées, on bloque l’avenue Montaigne… et là c’est génial, tout le monde nous respecte. On fait entrer le camion dans le théâtre. On décharge, parfois c’est très très lourd. Il y a de la ferraille, du bois, du plastique, du PVC. Quand on décharge un opéra, il y a d’énormes décors. On est souvent une dizaine au camion et une dizaine au plateau pour réceptionner. Notre métier suppose des qualités de déménageur. Heureusement, on a appris les “gestes et postures”, c’est primordial. Les anciens nous forment et nous, ensuite, on forme les jeunes.
Après le déchargement vient le temps du montage. Un décor, c’est comme un gros puzzle. On a un plan et avec le chef machiniste, on va organiser le montage. Il va falloir utiliser des outils et des machines portatives de menuiserie. Deux jours seront nécessaires. Une fois le décor monté, il va falloir régler les lumières.
Joystick et tradition

Depuis toujours, et encore aujourd’hui dans la plupart des théâtres, le cintrier manipule manuellement les décors pour les envoyer au plateau au moment exact du spectacle. Mais dans les deux opéras où je travaille, l’un a toujours le système traditionnel et l’autre est passé à l’automatisation. A l’Opéra-comique, on est encore dans le système manuel du contrebalancé traditionnel. La porteuse est maintenue par des câbles. Les câbles eux-mêmes sont maintenus et passent dans des poulies qui renvoient à une grande poulie, puis à une plus petite, puis à une corde, même si on ne dit pas le mot. Et c’est depuis la passerelle, que le cintrier, en manipulant cette corde, va pouvoir commander la porteuse. Ce mouvement fait très mal au dos qui supporte alors toute la charge. Il y a cependant un système de balancier qui fait que c’est moins lourd à manipuler. Il faut que le poids du décor suspendu sur la porteuse soit le même que celui qui est placé au bout de la drisse que le machiniste manipule. C’est le rôle de ce qu’on appelle la tige de pain, dotée d’un panier en ferraille, dans lequel on met des poids en acier ou en fonte. Cette tige de contrepoids permet d’avoir sur la drisse le même poids que celui du décor. La manipulation est donc plus facile. Mais comme c’est aussi nous qui chargeons la tare, ça fait extrêmement mal au dos. On a le dos cassé à 35 ans.
Pendant le spectacle, le cintrier doit se pencher pour voir comment envoyer ses décors. Il faut être tordu pour vérifier ce qui se passe en bas et, en même temps, manipuler les charges manuellement. Ce geste est très contraignant. Avec le poids, il faut parfois se mettre à quatre, par exemple pour manipuler le fond noir, le plus gros rideau du théâtre. Le fond noir, c’est un énorme fond qui prend toute la cage de scène. Il est très lourd et si, par exemple, on veut le charger au plateau, le déplacer pour le mettre sur une autre porteuse ou le rapprocher du centre, il va falloir être trois.
Le joystick est arrivé depuis peu avec un système de cintre automatisé hydraulique. Aujourd’hui deux théâtres en France se sont équipés dont le théâtre des Champs Elysées. Désormais, en théorie, il n’y a plus d’efforts à faire puisque c’est un boîtier numérique avec un joystick qu’il faut simplement manipuler qui permettent de faire bouger les décors. Plus besoin de contrepoids. La puissance de la machine est liée à un système de pompes hydrauliques. C’est sûr que ce système nous fait du bien: il suffit d’un joystick…
En automatique, il n’y a plus d’effort à faire. Joystick et tac…
Avec le système automatisé, l’opérateur a juste à définir le temps et la vitesse pour envoyer les décors. Désormais, il agit derrière un écran. En principe, il n’a plus à tenir une corde en se penchant pour regarder vers le bas et voir où va aller son décor. Il va simplement devoir tout planifier et vérifier en amont.
On va progressivement passer à la conduite à distance. Mais ça coûte 4 millions d’euros… Ce n’est pas fait pour seulement améliorer les conditions de travail. C’est aussi ce qui intéresse le théâtre pour répondre aux demandes des metteurs en scène qui souhaitent plus de précision comme quand il faut faire des oscillations ou des vagues, ce qui ne peut pas se faire manuellement. Avec le système de commande à distance on peut programmer plein de choses et par exemple sur le dernier spectacle, il fallait manipuler un lustre dans lequel le comédien s’envolait. Par le système, on envoyait la phase du lustre qui devait s’arrêter précisément à la cote 35,675. Un humain ne peut pas faire ça. C’est au millimètre près… Sous réserve qu’il n’y ait pas un type qui passe par là… C’est dangereux. C’est là que l’on mesure que le regard du cintrier qui se penchait était majeur. A la main, on peut sentir qu’on accroche quelque chose et ajuster. Avec le joystick, quand on ne sent plus rien, cela peut devenir gênant. Comme par exemple, dans le travail avec les garnitures, c’est-à-dire les gros câbles électriques qui permettent d’alimenter toutes les porteuses lumineuses, celles qui ont les projecteurs. Ces gros câbles peuvent mesurer 16 mètres. Ils dégorgent des porteuses, à Cour et à Jardin, et parfois aux deux.

Si on reste derrière l’écran, il faut avoir de bons yeux pour éviter en envoyant une porteuse qu’elle ne s’accroche à une garniture et l’arrache. Et c’est là que c’est très traître. Avec le système manuel, on sentait la résistance, pas avec le joystick.
Si on se contente de n’observer que l’écran ça ne marche pas. Par exemple, sur le dernier spectacle, j’avais une phase d’envoi d’une toile sur laquelle étaient dessinés des personnages et en dessous devaient arriver des figurants. Un soir, un figurant s’est mis au-dessous de ma toile. J’ai pu ralentir la descente du décor parce que j’ai vu ce qui se passait en bas. J’ai alors appelé le plateau avec un intercom (au montage ça se fait encore à la voix, mais pendant le jeu on utilise les intercoms). Le figurant a compris et j’ai ralenti ma charge. Si l’on n’observe pas on est foutu et il est sûr qu’il faut être encore plus vigilant car on peut ne plus sentir ce qu’on fait.
Finalement, le cintre avec Joystick est un système bénéfique pour notre dos à nous les cintriers. Mais si l’on reste fixé sur son écran, il peut être dangereux pour les ouvriers qui travaillent en bas, au plateau, ou même pour le matériel du théâtre. C’est pour ça qu’il faut des gens vraiment de confiance pour les manipuler.
Emin
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