Le PC avait été un changement, l’IPad a été une rupture

Thelma, VRP – Voyageur Représentant Placier – en cosmétiques

Filmer et re-filmer les rayons jusqu’à ce que l’IA reconnaisse les produits

Quand j’ai commencé à travailler, il y a plus de trente ans, pour gérer mes stocks, je devais compter tous les produits, teinte par teinte, référence par référence. J’allais dans les réserves, puis en rayon, et je disais « là il en faut 10 », « là il en faut 12 ». Je comptais les produits à la main pour déclencher le volume juste de nouvelles commandes, que je validais avec le chef de rayon. Je négociais avec lui les opérations spéciales, ce qu’on appelle des mises en avant, comme des îlots avec les marques, tout ce qui fait que le consommateur trouve les produits au bon endroit et ait envie d’acheter. Après la visite ou à la fin de la journée, je passais les commandes au service clients depuis une cabine téléphonique. Par moments, nous étions un peu bousculés par les gens qui attendaient dehors. Mais tous les itinérants travaillaient dans les cabines, c’étaient comme nos bureaux.

Aujourd’hui, j’ai la responsabilité d’un chiffre d’affaires avec un portefeuille de vingt-huit clients répartis sur trois départements. Avec un rendez-vous hebdomadaire avec le chef de région, et la possibilité de m’organiser comme je l’entends depuis chez moi, c’est la liberté. C’est ce que j’aime dans mon métier. Mais il faut être sur les routes. J’ai parfois eu des secteurs géographiques où je faisais 80 000 kilomètres par an, j’ai usé bien des voitures. Il faut aussi arriver tôt. Les équipes des magasins sont là vers cinq heures du matin, bien avant l’ouverture. C’est là que je peux faire des gestes magasin comme des modifications dans les linéaires, et surtout rencontrer les responsables de rayon, les directeurs de magasin et puis les employés libre-service.

Si je regarde les évolutions qui sont intervenues dans mon métier, une première phase s’est produite progressivement quand les données des sorties caisse ont été informatisées. Il n’était plus nécessaire de compter à la main. Les ventes déclenchaient les commandes, que je saisissais sur mon premier Terminal Portable, et que j’envoyais au service clients le soir, par transmission téléphonique.

Nous avons eu ensuite les premiers ordinateurs portables. Ils étaient un peu lourds mais nous avions un système de bandoulière, aide précieuse pour libérer les mains. Nous avions des formations pour chaque nouvel appareil. Cela se déroulait généralement sur deux jours, dans un hôtel, avec des VRP de plusieurs régions et des gens du service informatique. Nous avions aussi des formations et présentations à chaque fois que l’entreprise lançait un nouveau produit. C’étaient des réunions grandioses. Nous en partions très convaincus pour vendre par exemple le produit qui fait une belle peau sans rides. On nous donnait le produit que nous pouvions montrer ou faire sentir à nos clients. Nous avions aussi de belles mallettes de présentation des produits.  C’est important pour moi car j’ai besoin d’être convaincue du bien-fondé technologique d’un produit pour bien le vendre. Aujourd’hui, après une présentation marketing en visioconférence, nous découvrons souvent le produit physique en magasin et nous avons une fiche technique à proposer au client qui, de son côté, a de moins en moins de temps à nous consacrer.

Mon job a aussi évolué au fil des fusions des sociétés du groupe. Au début, je ne faisais que le maquillage. Ensuite, il y a eu les shampoings, les solaires, les déodorants, puis des produits un peu élitistes comme les soins pour le visage. Les VRP qui vendaient les shampoings et autres produits des gros marchés ont dû s’adapter au maquillage qui demande une gestion hyper-pointue et très régulière. Moi, ça m’a ouvert des champs sympathiques, d’autant que nous étions formés à chaque fois. Aujourd’hui, j’ai plus de mille références à suivre, qui représentent environ 40% du rayon parfumerie dans un magasin. Je suis le fournisseur qui arrive dans les premiers et je pars toujours la dernière lors des chantiers magasins ou autre montage d’opérations. Quand mon principal concurrent s’en va, il me dit « salut » et moi j’y suis encore pour deux à trois heures. J’ai vu le métier s’alourdir en même temps que le catalogue.

Aujourd’hui, les responsables « business-unit » de notre groupe négocient directement avec les acheteurs nationaux des enseignes. Ils s’entendent sur les références pour l’année et sur toutes les grosses opérations. Moi, il me reste à négocier avec le chef de rayon les quantités qu’il peut écouler : 2 000, 3 000. La notoriété de mes produits facilite la négociation. Mes clients connaissent la force de la publicité et des réseaux sociaux. Ils savent que si un consommateur va chercher le produit ailleurs, il aura du mal à revenir. Je leur explique qu’il faut absolument, pour recruter de nouveaux consommateurs ou ne pas en perdre,  recréer un univers boutique où les personnes restent plus longtemps devant les rayons. Cette pédagogie est nécessaire en rayon libre-service et en l’absence du conseil que le consommateur trouverait en parfumerie ou en parapharmacie. C’est ce que l’on appelle la PLV, la Publicité sur le Lieu de Vente : mettre un produit en avant avec des cartons publicitaires, des étiquettes pour le repérer, installer un beau présentoir en forme de shampoing ou de gel douche, raconter une histoire au consommateur, lui montrer par exemple un mascara et lui expliquer que cette brosse-là fera des cils comme ça. C’ est d’autant plus important que nous sommes en challenge permanent avec nos concurrents pour gagner de l’espace et de la visibilité dans les linéaires. 

Les opérations spéciales représentent de très gros volumes. Pour les « opérations beauté » d’avril-mai, tout est livré avant la date et les fournisseurs viennent la veille donner un coup de main. C’est tout une organisation, qui débute obligatoirement après la fermeture du magasin et peut durer jusqu’à tard dans la nuit, voire au petit matin. Pendant des années, j’allais avec quelqu’un du magasin chercher les palettes en réserve, avec mes chaussures de sécurité aux pieds, puis j’installais les produits et la PLV en rayon. C’était à la fois physique et technique. Maintenant, j’ai un budget pour recruter des intérimaires manutentionnaires. On me dit que je n’ai pas à mettre les mains dans le cambouis, que je suis là pour manager. Mais je ne peux pas rester les bras ballants. D’autant que les personnes qui viennent nous aider ne connaissent pas forcément les produits. Ils ont pu, la veille, monter un présentoir pour des petit-pois. Or, il faut que ce soit joli et  attrayant. En général, j’organise les produits par îlot de marques, en essayant de regrouper les gels douche ensemble, les crèmes visage aussi, etc. Ces opérations spéciales sont maintenant négociées en centrale d’achats. Mais il peut encore m’arriver d’être appelée directement par un magasin, comme ce très grand hypermarché qui voulait engager un partenariat avec nous. Ils avaient besoin de nouveaux concepts et de propositions d’espaces adaptés pour booster leur chiffre d’affaires et s’adapter au marché de leur région. Ce type de dossier est hyper intéressant, mais hélas plutôt rare. 

Et voilà qu’après vingt-cinq ans de PC portable, l’IPad pro est arrivé avec un logiciel hyper novateur. C’était en mars 2020, au moment du Covid. Nous l’avons reçu par Chronopost et c’est là que les difficultés ont commencé. L’ordinateur avait été un changement, la tablette a été une rupture.

Pour la première fois en plus de trente ans de métier, nous n’avons pas été formés en présentiel. Un tutoriel c’est joli dans la théorie, mais dans la pratique on ne peut pas lui poser de questions. Une personne d’Apple nous a donné une heure d’information en visio’, mais sans aucun rapport avec notre métier. Ensuite, on nous a dit « allez chercher, soyez curieux, c’est en manipulant qu’on apprend le mieux » ce qui revenait à nous mettre toute la responsabilité de la bonne prise en main de l’outil sur le dos. Pour ma part, je connais les fonctions des Apple parce que j’ai un IPhone à titre personnel. Mais d’autres ont eu besoin de temps pour s’approprier les outils. D’autant que la force de vente chez nous a en moyenne cinquante ans, l’entreprise ayant longtemps fidélisé ses salariés. A force d’expliquer que nombre de salariés étaient en souffrance, nous avons pu faire bouger les lignes et obtenir des ateliers par groupes de niveau, mais toujours à distance.

Les itinérants étaient les seules personnes de l’entreprise équipés en Mac. Au siège, ils ont des PC. Ils nous faisaient de jolis tableaux, avec des informations importantes, que nous ne pouvions pas lire sur la tablette. Nous avons demandé des PC, tout petits, pas chers, pour au moins travailler sur des documents compatibles. Mais on nous répond par la négative, on nous dit que nous allons finir par y arriver.  C’est aussi avec la tablette que je dois communiquer, remonter des informations, téléphoner au siège par l’application sécurisée, participer à des réunions de l’équipe avec le chef de région, ou envoyer son planning à ma promotrice. Depuis quelques années, j’ai avec moi cette personne, envoyée par une société de prestations en forces de vente. Elle doit faire les grosses manutentions que je faisais avant. Je ne suis pas sa responsable hiérarchique, en revanche je travaille toute la semaine avec elle. Moi qui n’avais jamais appris à faire du management, je me suis aperçue que cela ne me convient pas. Je n’arrive pas à dire à une personne “je suis la tête qui négocie et toi tu es les bras”. Je prépare son planning mais je ne lui donne pas d’ordres directement, sinon ce serait du délit de marchandage. Je passe par une application.

Le siège a une vision très parisienne des débits internet. Par exemple, pour les VRP qui n’ont pas la fibre chez eux, ils conseillent d’aller faire les mises à jour en wifi dans un McDo. Heureusement, les services informatiques ont beaucoup travaillé sur les dysfonctionnements. Et puis, lorsque nous n’arrivons pas à nous connecter, nous allons en magasin sans la tablette. C’est aussi l’occasion de faire du travail de fond, comme la relation client ou une veille sur la concurrence.

Comme tout se passe via l’écran, ce qui ne facilite pas les relations des itinérants avec les salariés du siège, ce n’est plus aussi fluide. Les jeunes diplômés, qui viennent travailler quelques mois sur le terrain avant de retourner au siège, utilisent souvent un vocabulaire rempli d’anglicismes et paraissent oublier rapidement leur passage sur la route.

Avec ou sans tablette, je ne vais jamais en magasin les mains dans les poches. Je prépare mes visites, je pose des objectifs pour chaque point de vente. Mais quand mon imprimante ne fonctionne pas,  ou quand le siège a renseigné de mauvaises références dans la bécane, par exemple une gamme de coloration que l’on ne peut pas encore commander, quand les documents dont j’ai besoin n’ont pas été rangés dans la bonne arborescence par le siège, ou qu’il y a un problème de compatibilité… ça pourrit la vie.

Mais les fonctions de la tablette ne s’arrêtent pas là. L’outil est équipé d’un système de reconnaissance visuelle. Je dois prendre la tablette et filmer un rayon d’un bout à l’autre, par exemple les shampoings. Quand j’appuie sur « terminer », les produits non reconnus apparaissent les uns derrière les autres. Si le produit est présent, je clique avec le doigt sur « présent ». Je peux aussi cliquer sur « rupture » s’il y a une étiquette de prix et pas le produit. S’il n’y a ni l’un ni l’autre, je ne tape rien. La tablette en déduit que le produit n’a jamais été présent en magasin. Quand j’arrive au bout de la liste, je valide. Je peux dans la foulée, envoyer à mon client la liste des produits en rupture qu’il doit commander et celle des produits manquants dont il doit activer les références. Mon job, c’est de lui faire commander tout l’assortiment qui a été négocié en centrale. 

Certains produits ne sont pas reconnus par notre nouveau logiciel parce qu’ils ont une forme convexe, ou à cause d’un reflet de l’éclairage. Il y a des confusions avec des produits similaires. Alors, on nous a expliqué qu’il fallait filmer et re-filmer parce que c’est une Intelligence Artificielle qui apprend à chaque fois. Cela prend énormément de temps mais le système sera très utile quand il sera au point. Aujourd’hui, au bout de quatre ans, un grand nombre des produits ne sont pas encore reconnus. La tablette apprend avec moi et moi j’apprends aussi avec elle. C’est mon nouveau compagnon de boulot. 

En plus de trente ans d’expérience, nous avons gagné en efficacité, mais il semble que le chemin de la modernité est encore à améliorer pour soulager mentalement les salariés.


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