Les petites mains de Marina

Marina, praticienne en massage de bien-être

L’inauguration du nouveau local de Marina

Au centre de bien-être de cette station de vacances il fallait enchaîner les séances de massage en limitant les moments d’écoute ; juste installer la personne, prendre les infos sur les éventuelles contre-indications et passer très vite au massage. C’était une question de rentabilité. Comme je suis non-voyante, je ne pouvais pas assurer les accueils ni me servir de l’ordinateur. En échange, au lieu de six massages par jour, j’en devais huit ou neuf…

Un après-midi où je n’avais pas de rendez-vous, une personne est venue me solliciter pour des soins. Malgré ses demandes, me disait-elle, elle n’avait jamais obtenu de rendez-vous. « Non… Mais tu as vu comment elle est ? » m’a répondu la responsable lorsque je lui ai demandé la raison de cette situation. Il s’agissait d’une personne anorexique, très maigre… Étant moi-même aveugle, cette représentation du corps considéré selon des canons visuels m’était tout à fait étrangère. J’ai dit : « Moi, je veux bien la masser ». C’était comme si, dans ce milieu, être très maigre ne se faisait pas. La plupart des établissements axés sur le « bien-être » partent en fait du principe que tous leurs clients sont très à l’aise avec leur corps. À travers des soins qui valent très cher, ils vendent une image à des gens qui ont beaucoup d’argent.  En l’occurrence, dans cette station de montagne, nous avions essentiellement des vacanciers aisés ou des sportifs qui pratiquaient la randonnée sportive. Si une personne en fauteuil roulant se présentait, la quasi-totalité de mes collègues évitait de s’en occuper.

Ce n’est pas du tout ma vision du massage. Je veux travailler en prenant le temps de l’échange. Maintenant que je suis à mon compte, je consacre une demi-heure, lors du premier rendez-vous, à accueillir la personne et écouter ses attentes : comment se sent-elle physiquement ? Moralement ? Que se passe-t-il pour elle ? Beaucoup viennent après le sport ou à l’occasion des vacances pour passer un bon moment. D’autres, au contraire se trouvent dans des situations conflictuelles au travail. Cet échange préliminaire fait partie de la prestation. J’essaie de percevoir comment la personne arrive et comment elle a envie de repartir. Il y a une dame que je vois tous les quinze jours pour un massage d’1h30. Elle sent vraiment que le massage lui fait du bien sans pouvoir expliquer pourquoi. Elle pense qu’il y a un avant et un après. En fait, c’est une dame qui parle beaucoup… Elle parle avant, après, pendant le massage. J’arrive à lui faire comprendre qu’il est préférable de ne pas trop bavarder mais ce qu’elle vient chercher c’est aussi cet espace particulier où elle peut s’exprimer.

De prime abord, je dirais que le fait d’être non-voyante ne change rien à ma façon d’exercer mon métier de masseuse. Pourtant, je me rends bien compte que le fait d’être privée de la vue me rend attentive à ce qui n’est ni visible ni palpable et qui est de l’ordre des échanges d’énergie. J’ai sans doute développé une forme de perception qui s’appuie sur d’autres sens. Je suis particulièrement sensible à la voix, à la respiration. J’ai l’exemple de ce monsieur qui est arrivé avec un débit vocal qui ne ressemblait pas à ce que je lui connaissais. Nous avons parlé. J’ai adapté ma séance à son état de stress. Je peux ressentir ce genre de tension dès le premier rendez-vous. Il y a des périodes où tout le monde est un peu à fleur de peau, où l’on pleure beaucoup dans mon cabinet… Parce que je ne me contente pas d’échanges banals du genre : « Bonjour. Je vais bien, merci. Je voudrais tel type de massage ». Si je sens de la tension, je pose des questions. Dans tous les cas, même si tout paraît normal, même si la personne reste silencieuse, cela me place dans une attitude d’écoute. La moindre information me permet de rebondir, d’aller un peu plus loin dans mon questionnement et de mieux comprendre les nœuds de crispation. Je vis assez souvent ce genre de situation avec les aidants qui vivent douloureusement l’accompagnement de leurs proches en fin de vie. Ma préoccupation n’est pas de passer le plus vite possible au massage en dissociant ce que la personne vit et la façon dont son corps réagit. J’ai besoin de contact. Sans cet échange dénué de jugement, le massage ne serait qu’une manipulation mécanique.

Le fait que je sois aveugle m’empêche de m’attarder sur quelque chose que je pourrais voir sur le corps du client et qui, peut-être, me ferait passer à côté de l’essentiel. J’obtiens beaucoup plus d’informations en touchant. Dès que j’applique l’huile ou même, parfois, juste en posant mes mains sur la serviette étendue sur le corps, je sens si les muscles sont tendus ou souples. Alors, je cherche les tensions profondes. Puis je détermine les zones sur lesquelles je vais m’attarder. Le moindre sursaut, la plus petite crispation signifient que je réveille une douleur, ou un souvenir. Je sens ce que mes yeux n’auraient pas vu derrière les apparences. Ce sont des indications que je recueille par le toucher et sans à priori. J’ignore les canons du corps « idéal ». Mais je sais que le contact de la peau me raconte quelque chose. On n’a pas tous la même épaisseur d’épiderme, la même texture, la même pilosité… Cela veut dire que je m’occupe de personnes particulières et non de corps stéréotypés.

La plupart des gens ne savent pas, avant de venir pour un massage, que je suis non-voyante. C’est mentionné sur mon site mais je ne le précise pas systématiquement à chaque personne. Beaucoup me disent : « Franchement, je ne l’avais pas du tout remarqué. » Donc, les gens ne viennent pas pour ça. Certains découvrent ma cécité au moment du paiement. Ils se trouvent un peu décontenancés… Les habitués font vraiment attention à me donner les choses dans les mains, et à verbaliser plutôt que de me dire « J’ai mal ici, ou là… » J’ai besoin de ce respect et de cette confiance réciproque. Il n’est pas anodin, en effet, d’entrer dans une cabine de massage, de se déshabiller, de se faire masser. Je donne beaucoup de douceur à ce moment-là. Si je m’aperçois qu’une personne est un peu pudique, je m’adapte. Si, par exemple, une femme croise les bras sur sa poitrine ou hésite au moment de mettre un sous-vêtement jetable, je lui propose de ne m’occuper que de son dos. « Si vous voulez, je compléterai avec un massage des mains ou de la tête ». Il peut paraître bizarre de ne pas vouloir se montrer à moi alors que je ne vois pas. Mais, quand on n’est pas à l’aise dans son corps, on n’a pas plus envie d’être vu que d’être touché.  Dans tous les cas, au moment où les gens se changent, je sors ostensiblement de la pièce après leur avoir donné les sous-vêtements jetables, et leur avoir expliqué comment s’installer. Ceux que je masse régulièrement, quant à eux, enlèvent leurs vêtements tout en discutant avec moi. Dès que je comprends qu’ils sont en train de se déshabiller, je vais me laver les mains dans mon coin, je leur tourne le dos. C’est une façon symbolique de marquer une distance professionnelle, Mais le fait que je sois non-voyante facilite sans doute un peu les choses. La femme qui connaît mon handicap et qui met ses mains pour cacher sa poitrine a conscience qu’on ne voit pas qu’avec les yeux. On sent les choses autrement que par ce qu’on voit. Dans les entreprises où je suis passée, je répétais souvent : « Dans ce métier, la vue est bien sûr un atout. Mais quelquefois, ne pas voir en est un aussi ».

Dans les postes que j’ai occupés avant de me mettre à mon compte, j’ai pu mesurer à quel point les employeurs ont peur dès qu’on parle d’adaptation au handicap. Ils veulent que cette adaptation soit rapide, qu’elle ne pose aucun problème. En l’occurrence, la plupart du temps, les ordinateurs n’étaient pas dotés de synthèse vocale… Les emplois du temps m’étaient transmis oralement. Il n’était pourtant pas difficile de les enregistrer sur un dictaphone. Il m’est cependant arrivé de travailler dans une structure qui m’a bien accueillie, qui m’attribuait idéalement toujours la même cabine de massage, à l’intérieur de laquelle j’avais trouvé des astuces pour différencier mes huiles à l’odeur ou à l’aide d’un élastique que je plaçais autour du flacon. Le planning était enregistré à l’avance. J’étais vraiment indépendante. Mais, quand une nouvelle gérante est arrivée, ces adaptations sont soudain devenues impossibles. J’ai quitté l’établissement. J’ai ensuite obtenu un entretien pour un CDI dans une autre entreprise. Là, on m’a fait faire une journée d’essai qui s’est très bien passée. Mais, au lieu du CDI, on m’a proposé un stage. J’ai dit non ! Il a fallu que Cap Emploi intervienne pour dire que j’étais compétente, que j’avais mon diplôme et que j’avais déjà de l’expérience… « Essayez au moins sur une période d’essai !». L’essai effectué, on m’a prise pour un petit CDD de trois mois. Comme tout se passait bien, j’ai obtenu un deuxième CDD de six mois…  Les clients étaient satisfaits. Je m’appliquais à effectuer mon travail du mieux possible… Jusqu’au jour où je me suis rendu compte que mes collègues étaient parties, sans moi, participer à une formation payée par l’entreprise. Je me retrouvais seule dans l’établissement vide. J’ai vécu cet épisode comme une mesure complètement discriminatoire. Je suis restée là un an jusqu’à ce que la direction n’ait plus le droit de me signer de CDD. À la fin, la gérante m’a clairement fait savoir qu’en fait, ils avaient trop peur de mon handicap… Je risquais de tomber, disaient-ils, en butant sur la marche de la réserve, sur laquelle mes collègues trébuchaient parfois. Pour ma part, je la franchissais sans problème depuis un an. J’allais mettre les doigts dans une prise. J’allais me tromper de flacon, confondre un produit ménager et de l’huile de massage… Pour clore le chapitre, on m’a sorti l’argument imparable : « On sait qu’on perd notre meilleur élément mais, pour nous, c’est plus simple ». Il n’y avait plus rien à dire…

La complication, c’était d’accepter de sortir des petits bricolages pour concevoir des adaptations qui auraient demandé à mes employeurs un minimum d’engagement, un peu de dépenses, un peu de logistique et du temps. Ils n’en avaient pas envie. Pourtant, ils pouvaient se faire accompagner pour réaliser ces adaptations. L’infirmière du travail s’était même déplacée, puis avait envoyé un courrier précisant qu’elle pouvait s’occuper des démarches. Ils n’ont pas donné suite. Devant les difficultés à exercer mon métier dans des entreprises qui, par-dessus le marché, m’excluent de leurs sessions de formation, j’ai donc décidé de me mettre à mon compte.

Je me suis installée, pour commencer, dans un espace partagé : « Thérapie et bien-être ». Mais la vie en collectif n’est pas simple. Des tensions sont apparues lorsque j’ai accueilli mon chien guide d’aveugle. Il paraît que j’ai imposé sa présence. C’est devenu une source de discorde et une nouvelle forme de discrimination que j’ai mal vécue.  C’est pourquoi j’ai saisi l’opportunité d’acquérir un local indépendant où je vais m’installer. Ma nouvelle entreprise s’appellera « Les petites mains de Marina ». Je ne voulais pas d’un nom qui aurait fait croire que mon entreprise était rattachée à une grande marque. Je vais vraiment pouvoir développer quelque chose qui me ressemble et assumer pleinement mon handicap.

Dans mes emplois précédents, je n’avais pas le droit de dire que j’étais aveugle : ça ne donnait pas une bonne image. Les “spas” sont des endroits où les masseuses sont toutes habillées exactement de la même manière, coiffées de la même façon, elles représentent une image. Le handicap n’est pas bien vu, c’est un interdit insidieux… Dans ma famille déjà, il ne fallait pas trop évoquer mes problèmes de vue. Je m’étais donc construite avec l’idée que ce n’est pas bien d’en parler. Je culpabilisais d’être handicapée alors que je n’y étais pour rien, je culpabilisais de ne pas trouver de travail alors que le handicap était l’une des raisons qui m’en éloignait. Enfin, je culpabilisais parce que les entreprises recevant des d’aides, on ne comprenait pas que je ne trouve pas d’emploi… On me soupçonnait de ne pas vraiment vouloir en chercher.

Je vais organiser mon nouvel espace, poursuivre les formations qui légitiment mon approche et qui me permettront de mieux comprendre et de mieux contrôler ce que je fais. Cette entreprise est un vrai challenge, la monter m’a demandé beaucoup de travail et a causé beaucoup de fatigue. Mais je sais que je puise dans ma volonté de surmonter mon handicap la force d’affronter les obstacles et de les vaincre. Et c’est une source d’énergie inépuisable…

Je déménage le mois prochain pour m’installer avenue de Mazy à Pornichet !


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Une réflexion sur « Les petites mains de Marina »

  1. joyful! 48 2025 “ Ce que nous voyons, c’est qu’ils sont toujours présents avec leur bonne humeur ”  excellent

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