Cadre

Un mot du travail : des jeunes ingénieurs des années 1950 à ceux qui choisissent aujourd’hui de déserter

Juin 1951
André, entouré de ses parents, reçoit son diplôme d’ingénieur. Sa mère dactylo et son père instituteur sont légitimement fiers de leur fils. La reconstruction de la France n’est pas terminée et André est rapidement recruté par la Société d’Etudes et de Travaux et est affecté sur un chantier en Bourgogne. Il épaulera le chef de chantier issu du rang car il maîtrise les toutes nouvelles techniques de béton armé. André découvre une communauté très soudée mais il s’y intègre aisément. A midi, sa gamelle est réchauffée au bain-marie avec celle des ouvriers. Au-delà des calculs qu’il effectue dans une caravane, en bottes et « bleu », il est très présent sur le chantier. Jour après jour, il a la satisfaction de voir que la construction du pont respecte globalement les délais impartis.

Août 1966
Depuis deux ans, André coordonne le bureau des études au siège de la SETRA. Son équipe comprend trois ingénieurs et seize dessinateurs. Dans un vaste hall à lumière zénithale, les tables à dessin s’alignent comme à la parade. Quatre bureaux vitrés accueillent les cadres. Les éventuels problèmes techniques rencontrés par des dessinateurs sont abordés dans ceux des ingénieurs Celui d’André comporte une petite table bien utile pour les réunions rituelles du lundi. Aux murs, un classeur mural lui permet de visualiser les activités des membres de chacune des trois équipes. Il y note les dates de remise des travaux et inscrit au crayon celles à venir. Chaque mois, il adresse au directeur des études un compte rendu de l’activité de son service que Jacqueline, sa secrétaire, dactylographie avec soin.

Octobre 1984
Voilà trois ans, qu’André dirige la délégation régionale « Rhône-Alpes » de la SETRA. Il dirige une petite équipe de cadres confirmés. Chacun d’eux supervise l’un des huit départements de la région et vit dans sa bulle : la configuration des bureaux y invite. Quant aux assistantes, elles sont exclusivement attachées à leur responsable et l’entraide semble être ignorée. André passe l’essentiel de ses journées en réunions et entretiens : élus locaux, promoteurs immobiliers, entreprise du BTP… Le soir, il lui arrive de s’interroger sur la réalité de ses contributions : quelles traces concrètes ? Il est loin le temps où, sur le terrain, il voyait concrètement le travail avancer. André a avancé l’idée d’une organisation matricielle. Pourquoi chacun, outre ses responsabilités par département, ne serait-il pas un expert dans un domaine particulier : gros œuvre, gestion des projets, relations avec les sous-traitants… ? Le partage des expertises lui semble indispensable pour répondre à la concurrence. Grâce au tout nouveau TGV, il a de fréquents contacts avec le siège. Celui-ci soutient sa vision, mais l’équipe lyonnaise renâcle. 

Janvier 1988
Cela fait dix-huit mois qu’André est membre conseil de surveillance. À la lumière de son cursus et de sa probité souvent citée en exemple, il assure les fonctions de déontologue. Il intervient sur des dossiers sujets à litiges, mais propose aussi des amendements au projet de RSE de la SETRA. S’il regrette d’avoir largement perdu son expertise technique, André apprécie d’avoir de nombreux contacts avec des cadres supérieurs, des représentants des personnels, mais aussi de responsables d’associations de protection des sites.

La semaine dernière sa petite-fille, jeune ingénieur agronome, lui a annoncé qu’elle renonçait à une offre d’emploi chez Nestlé pour reprendre l’exploitation maraichère de son grand-père. Il a compris son choix. 

La petite-fille d’André « jeune ingénieur agronome, lui a annoncé qu’elle renonçait à une offre d’emploi chez Nestlé pour reprendre l’exploitation maraîchère de son grand-père. Il a compris son choix. ».

Déserter ! c’est ce dont ces jeunes ingénieurs d’AgroParisTech fraîchement diplômés ont revendiqué au nom d’un rapport au travail en rupture d’avec celui de leurs aînés. « Tout plaquer » est le titre d’un pamphlet qui précisément critique ce geste de désertion qui se veut radical mais qui en réalité selon l’autrice conforterait « l’imaginaire néolibéral et individualiste [ne bénéficiant qu’aux] seules personnes dotées d’un fort capital économique, social et culturel (…) Mais qu’en est-il des autres ? ». 

Déserter c’est aussi bifurquer. C’est opter pour un chemin différent de celui que l’on nous recommande voire que l’on nous impose. Pour une place singulière, différente de celle à laquelle d’autres nous assignent. Mais déserter pour aller où et pour quoi faire ? Qu’en est-il de celles et ceux qui n’ont aucune appétence pour le maraîchage ou pour des activités « alternatives » auxquelles aspirent un certain nombre de néo-ruraux qui choisissent de s’installer par exemple dans la Vallée de la Drôme – territoire dans lequel je réside ?

Aujourd’hui disparu, Henri avait travaillé comme docker sur le port de Marseille durant plusieurs décennies. A la suite de la transformation du statut de cette corporation en 1994 – réforme qu’il contestait à l’instar des organisations syndicales – Il avait choisi non sans douleur de quitter sa place et par là même d’abandonner les acquis de l’aristocratie ouvrière à laquelle il appartenait et dont les attributs étaient enviés par de nombreuses familles des quartiers populaires de la ville. Après avoir suivi un cursus en science politique qu’il avait prolongé par un DEA en sociologie, il s’était orienté vers la formation professionnelle. Il avait réussi, grâce à son réseau, à mettre en place au sein du service de formation continue de l’Université, une préparation aux concours administratifs pour les demandeurs d’emploi. J’ai toujours pensé que la réussite de sa reconversion n’était pas étrangère à son engagement militant. Comme d’autres travailleurs, engagés politiquement et syndicalement, il s’était forgé de solides connaissances dans des domaines variés à travers la lecture d’ouvrages, de revues, de journaux. Mais il avait aussi développé des savoirs faire et une intelligence des situations dans le cadre de sa pratique militante dès son plus jeune âge. Aussi, sa façon d’habiter son rôle de formateur ainsi que son rapport au travail étaient empreints à la fois de son passé de docker, de sa culture militante érudite et de son ancrage familial et local. Sa vie professionnelle illustre cette polymorphie identitaire, jusque dans sa manière de s’exprimer oralement qui pouvait faire sourire ses interlocuteurs et auditeurs. C’est cette posture professionnelle engagée, iconoclaste, à l’opposé de la figure de l’expert, qu’Henri a incarné à sa manière sans déserter le milieu dont il était issu et qu’il avait su en outre recomposer. 


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