Quand ils entrent dans le bâtiment, les gens n’en reviennent pas

Tony, technicien aéronautique

Parole de novembre 2022, mise en récit par Pierre

Devant le siège de l’usine de Montoir, le « SO-30P Bretagne », un moyen courrier de 1947

Quand je suis entré dans la vie active, j’ai travaillé ici ou là dans le domaine de la chaudronnerie, du tournage, du fraisage. Un jour, je rencontre quelqu’un qui me dit : « Tiens, ils cherchent du monde à l’Aérospatiale ». Je ne savais même pas qu’il y avait cette entreprise dans la région de Saint-Nazaire – Montoir. Lorsque, venant de la Mayenne, j’étais arrivé dans la région en 1989 pour suivre mes parents du côté de Pontchâteau, on ne parlait que des Chantiers : 
« – Tu travailles où ?
– Je travaille aux Chantiers de l’Atlantique… » 
À l’époque, il y avait  plus de 10 000 personnes employées là-bas. L’image de la région, c’était celle des paquebots. En fait, j’ai été embauché à l’aérospatiale, dans l’usine de Montoir. Là, j’ai d’abord travaillé  sur la zone des panneaux sous voilures avant d’être affecté à la fabrication de la « case de train » du programme Airbus A330. Cette « case » est l’endroit où les roues de l’avion viennent se loger après le décollage. Puis, j’ai passé quelques années sur la ligne d’assemblage du fuselage de l’A300. À la longue, j’ai eu des problèmes de dos et je me suis retrouvé dans un service adapté. J’ai alors repris des études et j’ai décroché un diplôme qui, parmi les 563 métiers répertoriés chez Airbus, m’a permis d’en choisir un qui soit compatible avec mes soucis de santé. Je suis donc maintenant technicien aéronautique – un « col blanc » – chargé de remédier aux défauts de montage et d’améliorer le process sur le programme des A350. 

Des tronçons d’Airbus fabriqués à Montoir

À partir du moment où l’humain fabrique quelque chose, il a beau suivre rigoureusement les plans, il  y a toujours un trou qui n’est pas au bon diamètre ou au bon endroit, une pièce manquante ou abîmée… Une multitude d’anomalies peuvent arriver comme dans n’importe quelle entreprise industrielle. La plupart du temps, ces désordres sont signalés par les opérateurs : «  Là, j’ai eu un problème… Là j’ai fait une bêtise… Là j’ai mon outil qui a cassé, du coup il y a eu un défaut sur le trou de fixation… » Ce ne sont pas des anomalies de conception. Tous les programmes ont tellement d’ancienneté qu’il est très rare qu’une pièce ne soit pas conforme. La difficulté est que, pour former le volume de l’avion, on doit assembler les divers éléments avec des marges d’erreur très étroites. Malgré les tolérances, il faut parfois reprendre une pièce. C’est en cela que consiste précisément le métier d’ajusteur. En cas de souci, je me rends donc sur la chaîne de montage pour étudier avec les opérateurs la solution à mettre en œuvre. Tout cela se fait dans un esprit de collaboration. Un poste de travail, c’est une équipe dont tous les membres sont dépendants les uns des autres. Cela veut dire que le tronçon ne pourra partir que si l’équipe a fait son travail. J’arrive donc de mon bureau et je rejoins les collègues de la chaîne venus donner un coup de main. Et on discute : « Ben voilà, tu vas sur-diamétrer »… ou « On va faire une pièce spéciale qui sera validée par le bureau d’études ». 

Tronçons d’Airbus en partance pour Toulouse

Mon propre bureau se trouve dans un open-space situé à l’intérieur même des immenses hangars où se trouvent les lignes d’assemblage. Dès qu’un opérateur m’alerte, il me suffit de traverser une allée pour me rendre immédiatement sur place et réagir au plus vite parce que les cadences sont relativement élevées. Là, au bout de cet immense espace de près de 300 mètres de long et de 20 mètres de haut, je vois le poste où commencent à être assemblés les éléments de la structure de l’avion. Dès que la première opération est terminée, on lève le tronçon avec un pont pour le placer sur un autre poste où sont apportées d’autres pièces.  Puis, de poste en poste, le tronçon arrive terminé au bout de la chaîne tandis qu’en tête de ligne on en place un nouveau. C’est un système qu’on appelle une « pulse line » : 13 ou 14 tronçons, côte à côte, se décalent automatiquement d’un cran à intervalle régulier. Le tronçon d’avion, équipé électriquement et hydrauliquement, n’a plus qu’à être acheminé vers les FAL (Final Assembly Line) de  Toulouse, de Hambourg, de Chine ou des États Unis pour être raccordé à d’autres tronçons et former un Airbus complet. Ainsi, tous les éléments centraux des Airbus quels que soient les modèles : depuis l’A318, jusqu’à l’A350 en passant par le 400M militaire, sont réalisés dans la région de Saint-Nazaire. Le domaine de fabrication des engins sur lesquels je travaille est donc planétaire. C’est pourquoi, à  côté des gros bâtiments du site de Montoir, qui s’étirent sur une longueur de 2200m, s’étend la piste de l’aéroport de Gron où les énormes avions cargos Béluga embarquent les tronçons vers les quatre coins du Monde. Au plus fort de notre production, avant le Covid, il y avait entre 4 et 6 rotations d’avion par jour. Maintenant c’est un petit peu moins : 3 ou 4 quand même puisqu’Airbus a livré, en 2021, 566 avions finis contre 860 avant la crise du COVID. Cette piste n’appartient pas à Airbus qui en a simplement l’usage pour rallier chaque jour les différentes FAL et transporter des salariés à l’usine de Toulouse deux fois par semaine quand il y a des interventions à faire là-bas.

Le cargo Beluga, qui tient son nom de sa ressemblance avec le cétacé éponyme

Le site de Saint Nazaire, où sont fabriquées les pièces élémentaires,  est mitoyen des Chantiers de l’Atlantique. Historiquement, la construction d’aéronefs, et en particulier d’hydravions, est née en 1923 d’une diversification de la construction navale. En juin 2023, nous allons donc célébrer les 100 ans de l’aéronautique nazairienne. Par la suite, l’entreprise est devenue autonome sous le nom de Sud Aviation puis s’est successivement appelée SNIAS (Société nationale industrielle aérospatiale), Aérospatiale-Matra avant de prendre le nom d’« Airbus Group » puis d’« Airbus ». Depuis 2022, « Airbus-Atlantic » regroupe les sites de Stelia Aerospace, répartis dans le monde entier, et les sites de Saint-Nazaire, Nantes et Montoir. Avec l’usine des moteurs diésel MAN, imbriquée également dans le périmètre des Chantiers de l’Atlantique, et d’autres entreprises, il y a tout un complexe industriel qui dérive des chantiers navals. Ayant des responsabilités syndicales, je suis en contact avec beaucoup de camarades ou de copains qui travaillent dans ces entreprises regroupées sur le même territoire. Je vis concrètement la proximité de tout cet ensemble industriel.

Plusieurs générations d’avions fabriqués sur le site

Quand j’ai été embauché chez Airbus je me suis dit : « Voilà, ça y est, je suis entré dans une grosse entreprise… je finirai ma carrière ici ». Aujourd’hui, je pense qu’un jeune qui arrive ne se dit plus ça. Airbus n’est qu’une étape. Pour le moment, il est ici, la prochaine fois, il sera peut-être dans une autre entreprise du bassin nazairien ou à l’autre bout de la France. Depuis le COVID, les salariés sont moins attachés à l’entreprise que les anciens ont pu l’être parce qu’au-delà des questions de rémunération, ils accordent beaucoup d’importance à leurs conditions de travail. Les dirigeants aiment bien parler de « bien-être au travail » mais ce n’est souvent que du discours. De leur côté, les salariés vivent la réalité au jour le jour. Ils  veulent aller au travail avec envie, retrouver leurs collègues, produire quelque chose de qualité avec eux et en tirer une reconnaissance. Je me souviens que, quand je suis entré dans l’entreprise, j’étais content, le matin, de rejoindre mon poste de travail. Il y avait une superbe ambiance entre nous. Le travail était fait. Aujourd’hui, c’est un petit peu différent, le management a changé.  On est dans une ambiance de tension, si bien qu’il y a beaucoup de gens qui démissionnent. En 22 ans d’entreprise, je n’ai jamais vu autant de personnes prendre leur compte. Les anciens constatent l’augmentation du temps de travail, le grignotage des acquis sociaux. Les jeunes se disent : « Il est hors de question que j’aille jusqu’à 65 ou 66 ans en faisant tout le temps la même chose tous les jours ». Ils préfèrent partir même si le salaire d’Airbus est peut-être plus attractif qu’ailleurs. 

Comme aux Chantiers de l’Atlantique, beaucoup de salariés viennent des marais de la Grande Brière sur le territoire de laquelle se situent l’usine de Montoir ainsi que celle de Saint-Nazaire. Mais on a aussi des gens qui viennent de partout. Dans les années où il pouvait être compliqué de trouver du travail, le bassin nazairien était employeur, que ce soit aux Chantiers de l’Atlantique, à Airbus ou chez les sous-traitants. Or, les salariés qui démissionnent ne quittent pas toujours le département parce qu’ils ont créé ici leur vie familiale et parce qu’on finit par s’attacher à Saint-Nazaire. 

Je trouve que cette ville est sympa ; la population ouvrière y côtoie des techniciens et des cadres dans un territoire à la fois marin et industriel qui a su s’embellir et devenir attractif. Aussi, les gens viennent de loin pour visiter Saint-Nazaire, profiter de la côte, des marais de Brière et voir le travail qui se fait ici. Je trouve bien de montrer que le travail industriel fait partie de l’identité nazairienne. Avant la période COVID, le nombre de personnes extérieures qui venaient chaque semaine sur notre site était impressionnant. Les visites ont repris progressivement le long d’un parcours qui permet d’observer comment se passe la fabrication des gros avions. Et je peux assurer que, quand ils entrent dans un bâtiment où une trentaine de cockpits d’avion sont alignés sur la chaîne, les gens n’en reviennent pas. Après ils vont aux Chantiers de l’Atlantique voir les paquebots. 

Pour ma part, je n’ai pas envie de changer de travail et encore moins, peut-être, de quitter cette région où je me sens bien.

Tony


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