Un handicap invisible, cela complique le quotidien

Elena, greffière dans un Conseil de Prud’hommes

Je suis greffière au sein d’un Conseil des Prud’hommes depuis huit ans et affectée à un service qui rassemble six magistrats professionnels, cinq greffiers et quatre adjoints administratifs. Mais à compter de 2020, j’exerce mes missions en qualité de travailleur handicapé.
Comment j’ai appris ma maladie ? Lors d’une audience, le magistrat en responsabilité de celle-ci m’a interpellée en fixant mon visage qui s’était crispé. « Madame, cela ne va pas ? Vous ne vous sentez pas bien ? Votre visage… il y a un problème ! ».  J’ai répondu « Non, non, ça va, j’irai voir un médecin ce soir ». Mais le SAMU a été appelé et j’ai été conduite aux urgences. Là, j’ai commencé à avoir un peu peur et le verdict est tombé. Les neurologues ont éliminé l’hypothèse d’un zona et ont diagnostiqué une crise de sclérose en plaques. J’ai eu une IRM et d’autres examens qui ont confirmé cela. Je suis littéralement tombée des nues. Un truc inimaginable ! Je n’avais jamais eu précédemment de poussées, ni de démangeaisons faciales.

Mon rôle consiste à assister un magistrat dans sa mission. Je prépare donc les dossiers avant l’audience et ce sont mes collègues adjoints administratifs qui convoquent les parties. J’ai la responsabilité de prendre en note tous les échanges entre les parties, leurs avocats et le juge. Pour chaque audience, je rédige la « note d’audience » et je mets en forme les décisions du juge. C’est mon compte rendu, rédigé après l’audience, qui fera foi. Je dois vérifier non seulement que le juge a répondu à toutes les demandes posées par les parties mais encore vérifier que, dans son jugement, il n’a pas traité de demandes non formulées ! Il me faut bien sûr éliminer les scories du texte. Ma signature sur un jugement est indispensable, sans quoi l’acte pourra être considéré comme nul. En ma qualité de greffière, je suis identifiée comme «garante de procédure », c’est-à-dire que je certifie que la procédure s’est déroulée conformément aux normes judiciaires en vigueur.

Quand j’ai pris mes fonctions ici j’ai eu en charge, comme mes collègues greffiers, deux à trois audiences par semaine. J’ai été très bien intégrée et nous formons un petit collectif soudé.

Mon retour au Conseil des Prud’hommes après un arrêt de travail de plusieurs mois a été problématique. Mes collègues et ma hiérarchie avaient bien compris que mes soucis de santé étaient graves mais je n’ai pas révélé la nature précise de mon affection. À la reprise de mes activités, j’avais conservé la même charge de travail qu’avant ma crise, c’est-à-dire deux à trois audiences par semaine.

La sclérose en plaque ne se manifeste pas en continu mais sous forme de poussées. Le problème, c’est qu’on ne les sens presque pas venir. Cela surgit comme un flux, des fourmillements qui électrisent… qui se déclenchent à l’improviste sans vraiment pouvoir les anticiper, les voir venir. Je suis alors quasiment paralysée au point par exemple d’être incapable de soulever un dossier. À ce jour, il n’existe pas de thérapie curative pour vaincre cette maladie auto-immune mais seulement des solutions médicamenteuses qui réduisent l’intensité des crises.

Mes collègues ne comprenaient pas ma situation et surtout mes absences inopinées. Je disais par exemple : « À lundi ! » mais si, durant le week-end, j’avais une crise, j’étais contrainte de demeurer chez moi. Cela obligeait mes collègues à me suppléer en urgence car il n’est guère envisageable d’annuler une audience du jour au lendemain.
Toutefois, mes collègues greffiers percevaient ma fatigue. Ils me proposaient de me remplacer pour une audience. J’étais partagée. Je ne voulais absolument pas être surprotégée. Je tenais beaucoup à effectuer tout mon travail, montrer que j’étais capable de remplir mes tâches comme n’importe quelle personne. Il y avait de la fierté mais je voyais bien combien mes absences compliquaient leur travail. Celles-ci, impromptues et inexpliquées, ont favorisé des bruits de couloirs, des interprétations, pas toujours sympathiques. Je les entendais mais n’y répondais pas. Pour certains, tout juste si je ne simulais pas ! Il est vrai qu’avant ma crise et en temps ordinaire, je suis une personne perçue comme « speed », qui court, qui ne tient pas en place, disponible pour donner un coup de main à l’un ou à l’autre….

À présent, je n’assure qu’une audience par semaine et j’ai pris en charge l’audiencement. Quand l’instruction d’une affaire est close, je détermine la date de l’audience au cours de laquelle juges, avocats, parties impliquées, et parfois le public, se réuniront pour examiner, discuter et résoudre une affaire. Bien entendu, j’établis un planning prévisionnel qui tente de prendre au mieux en compte les contraintes des uns et des autres. Mais il me faut surtout gérer tous les imprévus qui vont entraîner des reports d’audience : un avocat souffrant, un magistrat retenu pour participer à une session de formation professionnelle…. Si cette redéfinition de mon poste a été bien perçue par beaucoup de collègues, d’autres ont considéré que j’étais privilégiée. J’avais parfois envie de leur dire en paraphrasant les panneaux placés dans certains parkings publics : « Si tu veux ma place, prends ma maladie ! » 

Lors d’une audience, j’ai eu une nouvelle poussée et je me suis trouvée quasiment paralysée, sans aucune alerte préalable. J’ai dû quitter la salle. Mes collègues ont été adorables : l’un d’eux m’a remplacée, un autre a prévenu mon mari qui est venu immédiatement me chercher. Á cette époque ma famille et mes amis proches connaissaient la nature de ma maladie et ses manifestations. Mais au travail, du fait du secret médical, même mon supérieur hiérarchique direct ignorait les causes de mes absences.

L’incompréhension c’était après ma première poussée, j’en ai eu d’autres mais qui ne se sont pas révélées au travail. Ainsi, à peine de retour d’un arrêt de deux mois, moins de trois mois après, j’étais en arrêt un mois ; c’est de là qu’est venue l’incompréhension. Donc, après avoir beaucoup hésité, je me suis décidée à engager la procédure pour être reconnue comme travailleur handicapé et à révéler la nature exacte de ma maladie.  Ce sont mes proches qui m’ont incitée à faire la demande et qui ont constitué le dossier auprès de la Maison Départementale pour les Personnes Handicapées ainsi que la rédaction du courrier d’accompagnement.

Cela a clarifié ma situation et déclenché des comportements qui m’ont quelque peu rassérénée. Ainsi, j’ai le souvenir du livre offert par une magistrate : « Sclérose en plaques et talons aiguilles ». L’autrice, Charlotte Tourmente, découvre sa maladie alors qu’elle débute ses études de médecine. C’est un témoignage très tonique qui m’a beaucoup aidée. Mes collègues ont mieux compris pourquoi, après une crise, je ne pouvais pas retrouver mon poste du jour au lendemain. Je suis alors astreinte à la prise de médicaments qui ont des effets secondaires, déclenchent de grosses fatigues et affectent mon moral au point que j’ai parfois envie de me jeter sur tout le sucre présent chez moi !

Dans l’encadrement, il y a eu – en quelques années – pas mal de mobilités. Certains responsables ont facilité le réaménagement de mon poste, d’autres ont globalement ignoré mes difficultés. Ainsi, j’ai proposé d’effectuer la gestion de l’audiencement en télétravail. À mon domicile, je considère, quand j’ai des poussées modérées, que je suis capable d’effectuer cette mission. Je peux me concentrer tout en pouvant contacter, par téléphone et messagerie, les magistrats et mes collègues chaque fois que nécessaire. En outre, cette formule m’économiserait des temps de trajets : « Domicile – Conseil des Prud’hommes ». Ma demande n’a pas à ce jour abouti pour des raisons de sécurité informatique. Mais bon, cela se fera un jour. J’ai bon espoir que les mentalités évoluent à propos du télétravail. En outre des recommandations ministérielles vont dans ce sens.

Quant aux magistrats qui ne sont en aucun cas nos supérieurs hiérarchiques, j’observe des comportements divers. Ceux qui connaissent ma maladie sont attentionnés. D’autres, qui l’ignorent, adoptent des postures strictement fonctionnelles : ce qui leur importe, c’est que le travail soit réalisé en temps et heure sans autre considération. Mais, il est vrai que ma maladie n’est pas visible à la différence d’aveugles ou de personnes en fauteuil roulant.

Dans la vie de tous les jours, j’utilise très rarement ma carte PMR – Personne à Mobilité Réduite – qui authentifie mon handicap. Un jour, alors que je faisais des courses dans une grande surface, j’ai perçu les prémisses d’une poussée. Je me suis alors dirigée vers la caisse dédiée en priorité aux personnes handicapées. Une cliente m’a alors interpellée sans ménagement : « Eh ! Vous avez vu, c’est une caisse pour personnes handicapées ! ». J’ai été un peu tétanisée par cette remarque. Heureusement, la caissière a eu une réponse parfaite : « Madame, c’est à moi de vérifier si cette cliente dispose d’un carte « Invalidité » ! ». Quand je me déplace avec des béquilles, les réactions – par exemple dans les transports en commun – sont tout à fait différentes. Un handicap invisible, cela complique le quotidien.

Grâce au médecin du travail, et compte tenu de ma reconnaissance de travailleur handicapé, j’ai à présent un environnement professionnel bien adapté : un fauteuil très ergonomique avec des accoudoirs et des repose-tête qui soutiennent les omoplates, une souris qui limite les tensions ligamentaires, un repose-pied mobile qui favorise la circulation sanguine.

Au travail, je suis souvent prise entre deux attitudes : effectuer au mieux mes missions au bénéfice des justiciables qui attendent parfois depuis des mois, voire des années, une décision, et mes responsabilités de maman et d’épouse. Quand mes collègues me voient en forme, pleine d’énergie, il n’est pas rare qu’ils m’interpellent : « N’en fais pas trop ! », « Tu ne dois pas porter ces dossiers, t’inquiète pas, je vais te les apporter ! », « Garde des forces, la semaine n’est pas finie ! », « Pense à ta famille qui a besoin de toi ! » …  Ces conseils très cordiaux me touchent. Il est vrai que lors de ma première crise, il y a quatre ans, mes deux enfants étaient encore très jeunes. Ils ont compris que leur maman ne pouvait parfois pas faire ce qu’ils considéraient comme :« normal ». Ma fille qui a à présent onze ans surprends mes amis par sa maturité, son autonomie, sa capacité à réaliser  certaines tâches ménagères. Favoriser cela, ce n’est pas une option éducative que j’aurais développée sans mes problèmes de santé, mais je pense que dans le monde d’aujourd’hui cela peut être un atout.


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Une réflexion sur « Un handicap invisible, cela complique le quotidien »

  1. Atteinte d’un handicap invisible, c’est dans un nouveau travail, secteur de soins prenant en charge des handicapés neurologiques que j’ai eu la pire expérience de ma vie.

    Je suis partie au bout de 6 mois (j’ai tenue mais je n’étais pas belle à voir avec le manque de sommeil, la boule au ventre, la peur de l’erreur qui te fait faire des erreurs, qui te donne la peur …)

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