« Nous étions devenus des personnes en mission humanitaire dans un pays qui est l’un des plus riches de la planète. »

Elisa, accueillante, conseillère conjugale et familiale

Parole du 21 décembre 2020, mise en texte avec François

« Le château en santé » est situé dans le quinzième arrondissement de Marseille. Il est installé dans une bastide du dix-neuvième siècle qui a été longtemps inoccupée. Il offre aux habitants de ces quartiers, situés au nord de la ville, des consultations de médecine générale, des entretiens sociaux ou infirmiers, des suivis orthophoniques, de l’interprétariat… Nous avons fait le choix d’une logique d’action explicitement pluridisciplinaire. En complément d’approches individualisées nous développons des dispositifs collectifs au travers de différents groupes de réflexion, de marche, de parole, d’entraide et de partage des savoirs et des expériences.

Notre projet commun, c’est de privilégier la prévention, l’écoute, le suivi global de santé, la traduction … afin d’accompagner les patients dont une majorité vit dans la précarité. Notre établissement a ouvert il y a trois ans après pas mal de péripéties juridico-administratives. J’ai rejoint l’équipe il y a dix-huit mois. Notre équipe salariée qui rassemble une quinzaine de personnes est donc assez neuve.

Mon emploi comporte deux volets. D’une part, j’assure l’accueil ; cela intègre de nombreux contacts avec notre public dès qu’il pénètre dans le centre de santé mais aussi des temps informels dans la salle d’attente autour d’un thé ou d’un café. J’ai aussi en charge des tâches administratives tant en lien avec mes collègues du Château pour coordonner au mieux nos actions qu’avec des intervenants extérieurs chaque fois que nous faisons le constat que nous n’avions pas les compétences pour répondre à des besoins spécifiques : kinés, médecins spécialistes, hôpital, travailleurs sociaux… Il s’agit aussi d’orienter notre public vers des organismes tels la CAF, Pôle Emploi ou la Sécu. D’autre part, je suis conseillère conjugale et familiale. J’assure des entretiens en « face à face » mais j’anime aussi des groupes. Ceux-ci réunissent en majorité des femmes ou des jeunes filles. Dans tous ces temps d’échanges, nous abordons des questions en lien avec la vie affective et sexuelle, la santé, la grossesse, mais aussi les violences intrafamiliales et/ou sexuelles ainsi que celles affectant plus spécifiquement des enfants. Je perçois sans peine le sens de cette activité car la très grande majorité des femmes que je rencontre est souvent démunie et isolée ; elles ont donc besoin d’écoute et de conseils. Mes activités de secrétariat sont répétitives et me prennent beaucoup de temps. Néanmoins, j’y trouve aussi des satisfactions car c’est à travers elles que j’ai des échanges réguliers avec mes collègues du Centre et les usager-es.

Avec le confinement de début mars, nos activités ont été bouleversées de fond en comble : plus de rendez-vous individuels autres que médicaux, plus de groupes… Durant cette première partie de la crise sanitaire, nous avons médicalisé massivement notre activité avec des consultations médicales alors que notre projet c’est globalement de « démédicaliser » les parcours de santé. Le premier étage a été entièrement dédié aux suivis médicaux et le second aux malades de la Covid-19. Mes collègues paramédicaux et moi nous avons abandonné nos activités premières pour nous consacrer à l’accueil et à l’accompagnement administratif. En effet, beaucoup de services publics, durant ces premiers mois, étaient fermés. On s’est senti un peu abandonnés. Nous, on n’a jamais fermé, on est resté ouvert en permanence. Nous avons installé une tente pour réaliser du dépistage car beaucoup de nos patients ne pouvaient pas se rendre à l’hôpital de la Timone, qui est à l’autre bout de la ville. Nos collègues médecins étaient très fatigués, voire épuisés par les téléconsultations. C’est une pratique qui leur était étrangère. En outre, cela les troublait beaucoup ; ils ne veulent surtout pas que cette pratique devienne la règle après la crise.

La très grande majorité des familles appliquaient très strictement le confinement, cela nous a inquiétés. Nous percevions chez elles incompréhension de la situation, peur et sidération. Aussi, nous avons décidé de les contacter par téléphone. Nous redoutions le développement de situations intrafamiliales dégradées, nous pensions bien sûr à des mamans et femmes, à des enfants… En outre, nous redoutions les effets de la suspension des suivis de soins avec la multiplication des déprogrammations de rendez-vous surtout chez des patients atteints de maladies chroniques. Nous ne voyions plus aucun enfant à l’accueil, les écoles étant fermées. Les familles étaient contentes d’avoir par notre intermédiaire des nouvelles du « dehors », des explications sur la crise, des conseils, de l’écoute… Avant le confinement, nous ne téléphonions qu’exceptionnellement aux familles car nous nous privilégions les contacts directs qui facilitent l’expression des problèmes, la chaleur de l’accueil physique. En outre, dans notre public, nous avons des familles non francophones : des Comoriens, des Mahorais, des Kurdes… Heureusement, dans notre équipe, deux collègues sont interprètes et médiateurs en santé.

Durant ces semaines, le centre qui est un lieu de rencontre avec des enfants qui jouent, des mères qui discutent … était devenu un château « fantôme ». Faute d’informations fiables, ou par méconnaissance première, nous étions sur nos gardes ignorant le degré de dangerosité du virus et celui de sa contagiosité. Nous avons reçu des colis alimentaires avec des couches pour bébé, des produits d’hygiène … que nous avons distribués durant des mois à des familles du quartier. Ce n’est pas notre mission mais il y avait de tels besoins que nous nous y sommes lancés grâce à l’aide de multiples associations et de bénévoles. Nous étions devenus malgré nous des personnes en mission humanitaire dans un pays qui est l’un des plus riches de la planète.

Lors du premier confinement, notre équipe salariée a fait face à la crise en étant très soudée. Nous avons poursuivi nos temps collectifs : une heure chaque matin et une heure en plus de réunion en fin de journée, pour ajuster notre organisation à la situation mais aussi pour aborder des cas cliniques. En outre, nous avons maintenu nos quatre heures hebdomadaires de réunion d’équipe et d’analyse de pratique avec parfois l’appui d’un intervenant extérieur en supervision. Deux de nos collègues identifiées comme « personnes à risque » ont basculé dans le télétravail. C’est le cas de notre assistante sociale qui a fait face à un très grand nombre d’appels. Comme tous les collègues paramédicaux, j’ai également été très sollicitée pour assurer ces contacts avec les familles. Les plus complexes émanaient de personnes fortement précarisées qui ne pouvaient pas bénéficier des aides publiques, notamment pour celles travaillant « au noir » et parfois clandestinement, faute de titre de séjour. La fermeture de la CAF et de certaines institutions publiques durant plusieurs semaines a accru certaines difficultés.

A présent, nous avons repris nos activités de manière quasi normale. A la mi-juillet, nous avons suspendu les tests puisque les laboratoires ont pris le relais. Cela nous a soulagés car c’était une activité chronophage d’autant que parmi nous quatre personnes sur seize ont contracté le virus. Ce qui a néanmoins changé par rapport à l’avant Covid, c’est la proportion de demandes en urgence. C’est d’autant plus difficile à gérer que nous n’avons guère de visibilité. Quid après les fêtes de fin d’année ? Allons-nous vers un troisième confinement ? Quand pourrons-nous reprendre nos actions de groupe ? Je note que des personnes ont, de fait, suspendu leur rendez-vous de suivi. La santé ne semble plus être une priorité, car la situation dite « de crise économique » rejoue sans cesse les échelles de priorités pour beaucoup de personnes.

Rétrospectivement, ces semaines furent à mes yeux des moments d’échanges très riches. Ils nous ont permis de faire face à nos inquiétudes, à des tensions liées aux incertitudes mais aussi à nos colères devant l’inaction de certaines institutions. Ce qui nous a permis de surmonter ces temps éprouvants, c’est notre adhésion à notre projet, et le partage de nos compétences dans cette vision du soin. C’est notre colonne vertébrale, ce qui nous fait lever le matin ! Même si elle est souvent à contre sens des logiques néolibérales en matière de santé.

Parole d’Élisa, le 21 décembre 2020, mise en texte avec François

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