Parole de juillet 2020, recueillie par Julien, mise en texte par Christine et Pierre, relue et revue par Sandrine en décembre 2021

Pour inaugurer un suivi au CMP, il faut que les parents appellent. Ce qui se joue ainsi en amont de la consultation, qui va se dire par téléphone à ce moment-là, est très important. Ça commence avec l’acuité de la secrétaire qui va sentir si ça se complexifie ou pas dès ce contact, et ouvrir les modalités d’accueil. Vaut-il mieux que le consultant soit médecin ou psychologue ? Est-ce mieux de recevoir l’enfant seul ? Avec ses parents ? Ses parents seuls ? Ces questions viennent pointer le « comment » on rencontre la problématique de l’enfant. Ensuite, on va recevoir l’enfant six, sept ou huit fois, pour se faire une idée clinique du tableau initial. On essaie de cibler ce qui sera le plus parlant. Faut-il plutôt favoriser ce qui se passe dans le dialogue singulier de cet enfant à ses parents ? L’enfant aurait-t-il besoin de parler à distance de ses parents, en privilégiant un espace de parole en individuel de type psychothérapique ?

Le choix de travailler en institution offre des modalités de soins plurielles. Ici, je peux faire appel à une orthophoniste, un psychologue, à des groupes. Ici, on peut construire à plusieurs un projet unique au plus près du besoin.
Au CMP, le symptôme scolaire est le premier motif de consultation
En général, la famille souhaite qu’on s’attarde sur le symptôme pour, peut-être, qu’on aille ensuite un peu plus loin si on y arrive. Mais des enfants tiennent à leur symptôme de départ et d’autres pas du tout. Pour certains, au bout d’une heure de consultation, je ne sais même plus pourquoi ils sont là. Pour d’autres, il sera toujours question de symptôme initial sans pouvoir élargir le champ d’action. Il y a aussi des parents qui veulent qu’on rééduque leurs enfants, qui portent une demande unique de rééducation et rien d’autre. Parfois, des patients arrêtent, on ne s’est pas compris …
L’addiction au numérique ne constitue pas une demande de consultation en soi mais elle s’invite quasiment dans toutes les consultations du CMP. C’est une véritable peste virale ! Elle crée de l’indisponibilité psychique dans le foyer, ou ailleurs. Plus de repas partagé, plus de discussions, chacun est dans sa bulle. Auparavant, en salle d’attente, les enfants lisaient ou dessinaient ; avec des livres à disposition, on se mettait un peu dans le bain de l’endroit où on était. Aujourd’hui, tout le monde est sur son portable. Le numérique change même la façon d’attendre le rendez-vous, ou de le fuir. Cela fait des dégâts terribles, créant par ailleurs de vrais troubles de la concentration. Je vois chez les enfants un appauvrissement des dessins, de l’associativité, de l’imaginaire. Les jeux vidéo sont formatés sur des séquences courtes et répétitives, entraînant le cerveau à des arcs reflexes à faible polarité neuronale. C’est à l’opposé de ce que demande un travail psychique, qui consiste à dérouler sa pensée et son imaginaire, à créer une arborescence. Outre l’aspect addictif et atemporel de l’outil numérique, les effets de la dématérialisation des liens sociaux chez les adolescents ne sont pas non plus sans conséquence sur leur construction. Nous sommes au-delà de la question de la prévention, d’autant que certains psychiatres prônent des remédiations numériques pour soutenir les capacités d’attention des enfants !! Personnellement, je reste très sceptique par rapport à ce « progrès », même si, face à certains déserts médicaux, la téléconsultation est une solution intermédiaire.
Dans ma file active de médecin consultant au CMP, j’ai une cinquantaine de patients. Pour chaque enfant, je démêle la problématique. Cela peut déboucher sur un soin groupal, individuel ou familial ; c’est toujours du sur-mesure. « Fabriquer » un projet unique parait une évidence, c’est pourtant ce qui est menacé dans notre pratique par l’homogénéisation protocolisée du soin. J’ai en tête une enfant rencontrée à ses cinq ans, mutique, très psychotique. Elle a dix-huit ans aujourd’hui et elle est sortie d’affaire. Au départ, elle était complètement recroquevillée et collée à sa mère. Elle a évolué, mais au prix d’un investissement de treize ans, en lui proposant trois orientations de soins successives. Le temps psychique est un temps long, totalement à l’encontre de la compression temporelle actuelle et l’attente impérative de résultats. C’est un processus maturant. Tenir sur la longueur est aussi du soin en tant que tel.
Le soin de proximité, ancré dans le territoire, est remis en question

Pour les enfants, les missions du secteur comprennent aussi la prévention. Pour cela, il faut être ancré dans le milieu, dans une territorialité repérée, repérable par les familles comme par les partenaires : la PMI, les écoles, les services sociaux. Or l’administration a, pour des raisons économiques, fermé en 2014 les lieux des deux CMP historiquement créés par Michel Soulé et implantés dans la ville, sur l’arrondissement. C’est ce qu’on appelle des soins de proximité. Nous avons créé un collectif de résistance contre ces fermetures des CMP. Je me suis fait très malmener par l’hôpital Sainte-Anne et par mon chef de service. Ce qui m’a permis de tenir est de savoir que je ne retrouverais pas ailleurs certains aspects de mon boulot ici. Faire partie de collectifs de lutte en dehors de l’institution, comme le collectif des 39 ou le printemps de la psychiatrie, c’est une expérience solidaire et d’amitié ultra étayante. Collectif ou psychiatres, pour adultes et pour enfants, se retrouvent et confrontent leurs idées et leurs pratiques. Depuis 2017, l’activité de consultation – normalement extrahospitalière – s’est vue rassemblée dans l’hôpital. Cette situation est paradoxale et transitoire … plutôt en transit puisqu’en six ans nous aurons au total déménagé trois fois. En septembre 2020, nous déménagerons une nouvelle fois, à Porte de Vanves. Là-bas il n’y a pas de jardin, pas de structure pavillonnaire, juste un bâtiment paquebot. Ce gigantisme c’est l’horreur pour l’accueil des petits ! Roland Castro parle très bien de l’architecture et de sa construction sociale et urbaine.
Protéger le savoir-faire de la cure institutionnelle à l’hôpital

Dans notre hôpital, les services de psychiatrie adulte, qui sont très majoritaires, ont été asservis au « tout » pharmacologique et neuro-scientiste – voire sécuritaire – des dernières années, au détriment d’une psychiatrie humaniste. Dans mon service, nous voulons préserver certaines pratiques et un cadre de travail, coûte que coûte, comme la consultation d’une heure, les temps de réunion, ou le dossier papier. On ne négocie pas avec ça. La direction a voulu nous imposer d’arrêter le dossier papier. C’est là que l’on garde les cocottes, les avions, les origamis, les dessins, tout ce qui appartient à l’enfant, toute l’histoire de son suivi. Mais, surtout, le dossier numérique qui doit remplacer nos notes cliniques change radicalement l’exercice de l’écriture. Soit, on ne marque plus rien pour préserver la confidentialité – c’est malheureux – Soit on écrit au risque d’alimenter le big data ou d’être piraté. Moi, je ne rentre rien de la clinique des enfants dans la machine, parce que n’importe quel hacker peut y entrer !
À l’hôpital, la cure institutionnelle existe depuis des années. Nous avons à cœur de protéger ce savoir-faire : un accueil des enfants en journée, assuré par une équipe pluridisciplinaire. Médecin responsable de cette unité, j’anime – avec trois autres médecins – deux équipes qui reçoivent quarante-cinq enfants, les plus compliqués du XIVème. Ils sont scolarisés mais demandent un suivi spécifique quant à leur intégration scolaire et sociale. Le travail se fait avec une équipe composée d’infirmiers, d’éducateurs, de psychologues, de psychomotriciens, d’une institutrice : au total dix-huit soignants.
Le soin ici est indissociable du travail d’élaboration quotidienne, qu’on appelle « reprise », vraiment à l’image de la couture. On rassemble les moments épars de la journée et on essaie d’en faire un ensemble parlant, signifiant. Un soignant peut dire « j’ai passé une journée horrible » et un autre « pas moi, au contraire ». Ce désaccord du ressenti vient parler du transfert. Les enfants adressent ici un matériel psychique qui n’est pas uniforme. Ce travail de restitution et de réflexion est peu comptabilisable et peu rentable au regard des injonctions managériales actuelles. Nous avons souvent été taxés de nous tourner les pouces, car trop en réunion. Devoir réduire ce temps jugé inactif, improductif ? Alors qu’il est tout le contraire !
Une des bases de la psychothérapie institutionnelle, c’est que ce que peut dire l’aide-soignant est aussi important que ce que peut dire le médecin. La clinique n’appartient pas à la compétence médicale. L’aide-soignant qui va dire « le petit Lucas je l’ai vu arriver ce matin avec une petite mine », on l’entend ou pas. Mais, c’est ma responsabilité de faire en sorte qu’il soit entendu en tant qu’il a une responsabilité clinique vis-à-vis de l’enfant, comme tout un chacun.
Une de mes responsabilités est de prendre soin de l’équipe, de faire en sorte que chacun soit dans un cadre de travail suffisamment contenant et vivant pour pouvoir se confronter à l’impuissance, la destructivité, le mécontentement des parents, les interrogations des collègues… Prendre soin de l’équipe nécessite de préserver des moments où on reparle de ce que l’on a vécu. Si quelqu’un fait la gueule, il faut s’en préoccuper. Mais toute cette architecture du soin demande des moyens et du temps. Pour l’instant, nous pouvons travailler selon nos principes théorico-cliniques. Mais cela tient au fait qu’on s’est battus de façon unitaire et sans concession aucune et qu’on est très soutenus par le tissu local de proximité.
La journée à la cure : faire advenir de l’imprévu dans un cadre très organisé
Au sein de la petite école de la cure, les journées ne sont jamais les mêmes. Chaque enfant a son planning hebdomadaire et d’un jour à l’autre, il est dans un groupe différent. Mais le groupe thérapeutique qui va l’accueillir sera le même d’un lundi sur l’autre par exemple, et la médiation sera toujours la même. Ce sont des enfants très désorganisés d’un point de vue temporel, alors il faut absolument leur faire expérimenter qu’il y a de la fiabilité et de la permanence dans cet espace-temps. Ce qui est très compliqué à comprendre, c’est que le travail consiste à faire advenir de l’imprévu dans un cadre très organisé. Les enfants le comprennent assez bien, il en ressort une forme de créativité, même de poésie parfois !

Au cours de sa journée à la cure, chaque enfant va pouvoir être assez libre de ses mouvements et de sa parole pour lui permettre de se déployer au contact d’enfants et soignants. Un petit patient ne dira jamais : « je suis déprimé, ma vie n’a pas de sens », ou « j’ai envie de tuer tout le monde ». Il va avant tout agir son mal être. A partir de ses mises en acte, on va lui renvoyer une action parlante, lui permettant d’être entendu, écouté, peut être compris, lui donnant l’assurance que sa violence ne va pas nous détruire, qu’on est là pour la transformer, et trouver ensemble d’autres voies d’expression et de demandes d’aide. Pour cela, il faut pouvoir s’appuyer sur un cadre avec règles de vie et enveloppe institutionnelle. A partir de ce matériau clinique très concret du quotidien au cours des temps vagues, des ateliers, de la classe, chaque patient va tisser des liens avec ce qui l’entoure.
Cette dynamique, ce mouvement, va créer ce qu’on appelle du transfert. C’est-à-dire un investissement unique de l’enfant sur l’institution et inversement. S’y intéresser permet de mieux comprendre la problématique de l’enfant au sein de sa famille, de l’école et de la société, de mieux appréhender sa place et son assignation, au-delà du symptôme premier. S’y intéresser c’est aussi apprendre à se connaitre en tant que soignant, avec ses limites et ses peurs, de comprendre pourquoi telle problématique fait écho intimement. On reçoit également les parents en consultation et un travail très serré s’effectue avec les écoles du quartier.
Ici, on ne sangle pas, on n’isole pas, on ne médique quasiment pas.

On reçoit énormément de violence, on sait pertinemment que l’injure ou la casse remplacent quelque chose d’une quête relationnelle qui ne peut pas se dire autrement que par le passage à l’acte et la recherche de limites. Mais ici on ne sangle pas, on n’isole pas, on ne médique quasiment pas. Si un enfant est explosif, destructeur, transgressif, on s’appuie sur le cadre, on va au calme et on essaie de dénouer le pourquoi de la crise. Ce qui est très intéressant, c’est aussi la façon dont les enfants s’identifient à la fonction soignante : malgré leurs très grandes difficultés, ils peuvent faire preuve d’empathie vis-à-vis d’autres et être avec nous dans le soin. On leur dit de ne pas s’en occuper mais quelque chose se noue. Ils vont pouvoir expérimenter cette fonction sensible empathique. C’est parfois plus facile de l’exercer initialement sur d’autres que sur soi-même, avec un effet d’écho indéniable. L’enfant qui s’y emploie, pourra l’exercer pour lui-même ensuite. La dynamique de groupe ouvre tant de possibles !
Les enfants sont adressés à la cure à partir du CMP. Ils ne sont pas autistes, ils ont le langage, une capacité de pensée, ils sont plus ou moins structurés. Désignés comme violents et inadaptés, il y a chez eux quelque chose dans la mise en acte de la souffrance qui ausculte l’état même de la société. Ils sont entravés dans toutes leurs fonctions affectives, cognitives et sont dans des environnements assez chaotiques, tous milieux confondus. L’expression de leur violence rend difficile leur insertion dans la société et inversement, l’actuel carcan normatif du milieu scolaire soi-disant inclusif secrète une forme de violence institutionnelle assez carabinée. Ces enfants auraient beaucoup à dire de l’aliénation sociale.
Comment faire face à la psychiatrisation de la souffrance sociale alors que les politiques ne cessent de se désengager ?
Quand j’ai commencé, j’avais trois ou quatre familles avec un cumul de difficultés sociales sur plusieurs générations. Une fois qu’on déroulait le fil, on sentait qu’on ne pourrait pas se passer d’une aide éducative, peut-être d’un juge pour enfant. Mais, aujourd’hui, on a des dizaines de situations inextricables, au regard d’un tissu social déconstruit dans ses liens, ses actions et ses repères. Tout ce qui faisait prévention dans la cité, notamment du côté des aides socio-éducatives et scolaires, a été amputé par les restrictions budgétaires renvoyant à un désengagement politique depuis dix ou quinze ans. Tout ce qu’on ne fait pas du côté de la prévention finit par exploser à la moindre anicroche, et à ce moment-là c’est une dépense énorme d’énergie pour essayer de redresser la barre !
Il y a vingt ans, au CMP, il y avait trois mois d’attente entre l’appel de la famille et le premier rendez-vous. Aujourd’hui, c’est un an. Ce n’est pas tenable ! Comment faire ? Les voir au plus vite après la demande et les revoir dans un an ? Ça n’a pas de sens. Il faut donc se poser la question : « d’où ça nous vient ? » « Qu’est-ce qui nous vient ? » face à une psychiatrisation de la souffrance sociale. C’est une déferlante en continu. Par exemple, tout ce qui concerne les séparations familiales nous embouteille beaucoup. Quelquefois, la psychiatrie est prise en otage, utilisée par ceux qui en font la demande à des fins qui ne sont pas toujours le soin. Signaler cette psychiatrisation de motifs sociaux redondants, ça revient à interpeller les politiques locales et sociales face au désarroi d’une psychiatrie de secteur qui n’y arrive plus.
Dès lors, il faut se poser la question de l’évolution de la psychiatrie de l’enfance : j’agis autant du côté du social que du thérapeutique. Les délais d’attente au CMP sont scandaleux, mais faire bien le travail, c’est prendre le temps pour chaque situation et sa mise en sens. Je ne peux plus ignorer le coût social qui impacte maintenant autant le fonctionnement de la psychiatrie que le sens premier du métier de psychiatre. C’est une réalité qui s’impose à moi. Mais la responsabilité en revient vraiment à la façon dont les politiques se sont délestées de « ce qui coûte un pognon de dingue » et qui nous revient sous la forme de symptômes chez l’enfant. Dans le XIVème, quand j’ai commencé, il y avait les RASED dans les établissements scolaires ; ils étaient essentiels pour repérer un enfant qui n’allait pas. Plus de RASED, plus de prévention et d’actions pédagogiques rapides, in situ, soutenant les enfants comme les enseignants, en faisant enveloppe. On assiste à des situations hyper explosives chez des enfants d’âge primaire, véritables bombes humaines à faire péter une classe entière. Sur ce terrain miné, on attend de la pédopsychiatrie des actions « pompier ». Or le secteur a une visée au contraire sur la durée, prévention comprise. Si on agit en pompier, on répond au tournant idéologique et politique qui justement nous ruine, en excluant l’abord global du sujet.
Au cours de ma formation, je suis passée par la psychiatrie adulte. Dans cette psychiatrie-là, j’ai eu le sentiment d’arriver après la bataille. Pour les enfants, avec un travail engagé sur la durée et bien articulé, on arrive quand même à les sortir d’affaire. Ce que j’aime dans ce métier c’est qu’on les rencontre jeunes. Ça va du bébé, avec ses parents, jusqu’à 20 ans. Un bébé souffrant, c’est un bébé qui ne dort pas, mange peu ou pleure beaucoup, ou se présente dans une forme de repli ou d’excitabilité. Là aussi la clinique du bébé est indissociable de réalités sociales, quand on sait que les jeunes mères sont sorties de la maternité très rapidement et parfois se retrouvent assez seules au domicile. À ce titre-là la disparition progressive des maison vertes pour de jeunes parents est vraiment une dissolution des actions locales et politiques de la prévention, sans parler de la réduction drastique des PMI. Tout ceci, sur le papier ce ne sont que des sigles à réduire. Mais sur le terrain, c’est générateur de pathologies sociales non repérées et non prises en charge précocement. Les enfants qui viennent au CMP en sont porteurs pour bon nombre. Depuis vingt ans, j’ai vu évoluer les pathologies sociales amenant à traiter des problématiques à comorbidités plurielles et extrêmement complexes. Seul face à ce type de situations, on n’y arrive pas. Il faut être plusieurs pour supporter, tenir des axes de travail qui requièrent à la fois de faire comprendre le sens du soin à des parents souvent réticents, les mobiliser et parfois devoir s’articuler avec une autre institution, en bonne intelligence : complémentarité et cohérence.
Le COVID a été une parenthèse inédite, une occasion de revisiter nos pratiques, le sens du mot soin comme celui du collectif.
Pour les psys, le truc le plus fou c’est que les lieux qui accueillaient les enfants les plus malades ont eu l’ordre de fermer. L’interdit était un paradoxe intenable : « vous êtes soignants mais vous restez chez vous ». Nous savions que des tas d’enfants très malades allaient se retrouver dans des conditions familiales délétères. Pour eux, c’était la double peine. Comment tenir le fil, assurer une continuité des soins tout en ne les voyant plus ? Pourtant, l’ARS nous disait d’arrêter. Sidérés, nous avons vu le moment où ils allaient faire du COVID un tremplin pour mettre en place la téléconsultation. Après 48 heures de réflexion, nous avons décidé que ce n’était pas possible : pour être thérapeutique, il faut recevoir le patient.

Puisque les intérieurs étaient jugés dangereux, on allait se situer sur l’extérieur. On a commencé à faire des binômes à vélo et on a sillonné le XIVème pour prendre des nouvelles de nos patients en bas de leurs immeubles, les rencontrer, apporter les autorisations imprimées. On a trouvé des supports plus simples pour des familles les plus démunies. On a commencé à faire des petites sorties des enfants avec l’accord des parents. Puis nous avons restreint l’accueil groupal sur site à trois enfants avec une « tolérance » de la direction de l’hôpital. Les enfants sont venus, on a vu que ça soulageait énormément de parler du quotidien, des inquiétudes. Il y avait des fantasmes très importants : plus tu descendais dans l’échelle sociale, plus les gens appliquaient les prescriptions du confinement. Et ils étaient devant BFM TV, donc perfusés à une angoisse de mort en continu !
Nous avons pris conscience de la conjonction des peurs mortifères amenées par la crise sanitaire avec des croyances culturelles très opérantes ou des traumatismes anciens inavoués, et aussi la crainte d’actes racistes à leur endroit chez certaines familles. Par exemple, les familles d’origine chinoise ne sont pas sorties de chez elles, disant recevoir des insultes dans la rue, avec la crainte de représailles. Aussi, tous ne sont pas venus et la question de l’injustice sociale était au cœur de nos préoccupations. L’injustice sociale s’est jouée en deux temps. Dans un premier temps, tout le monde a été saisi par la même réalité pandémique. Dans la sidération initiale, il y avait une situation totale, identique pour tous. Dans un deuxième temps, dans « vivre la pandémie », l’injustice sociale a été terrible. La mixité sociale, qui est un levier dans les soins en groupe, a été très réduite. La plupart des familles aisées s’étaient confinées au vert. On faisait le constat d’enfants seuls chez eux ou parfois calfeutrés, ou sans arrêt à l’école dont l’accueil tournait sur l’arrondissement. On avait envie de prendre soin d’eux.
On a mis en place des permanences téléphoniques. Mais ce qui était très différent, puisque travaillant habituellement à partir des demandes, c’est que nous allions aux nouvelles en appelant, modifiant les conditions d’altérité. C’était inédit qu’on vienne vers les familles, soit en bas de chez elles, soit par téléphone et qu’on partage une expérience unique mais semblable pour tous. Pour la première fois, les familles nous demandaient « et vous comment allez-vous ? ». Des liens se sont créés au-delà de l’alliance thérapeutique, c’est-à-dire de l’accord tacite entre adultes sur le dispositif mis en place pour soigner l’enfant, les parents s’engageant au travail avec nous.
« Venez m’en parler au jardin »
Avec le COVID, nous avons modifié notre pratique : nous avons transféré dans le jardin, à l’air libre, l’accueil des familles que nous faisions dans un bureau au CMP. Pourquoi avoir voulu faire venir les enfants dans le jardin ? Parce que cliniquement, on écoute, on regarde, on perçoit des éléments infra-verbaux de l’ici et maintenant, surtout auprès des enfants pour qui c’est une réalité clinique tout aussi importante que la parole. Avec le téléphone, on n’y accède plus et surtout, quelles sont les conditions exactes de l’appel ? Les parents sont-ils dans la pièce ? Aucune garantie de confidentialité ne peut être opposée.

Pendant le COVID, je pense qu’on a senti qu’on exerçait une forme de marginalité mais tout en étant dans les clous. C’était une tentative à la Deligny.
Les enfants arrivaient rétrécis, car la plupart étaient archis confinés. Quand je sentais les enfants très angoissés, je leur disais « venez m’en parler dans le jardin, il faut s’en parler ». Du fait de faire le trajet, de voir que tout allait bien et qu’ici c’était beau et calme, les enfants qui arrivaient ratatinés repartaient avec le sourire. Ça pouvait alléger la chape de plomb tombée sur les familles. La façon dont ils se saisissaient de l’espace était assez extraordinaire. Les parents aussi étaient soutenus par l’espace à l’air libre, puisque les jardins publics aux alentours étaient fermés. Je trouve fondamental que l’esthétisme fasse partie du soin : c’est très important d’infiltrer du beau, ça fait du bien, c’est thérapeutique. La crise sanitaire nous a fait éprouver une expérience d’altérité inédite, facilitant parfois la relation. En tout cas, certaines barrières se sont d’elles même atténuées, les parents nous disaient « Prenez soin de vous ! ».
Les réponses apportées à la crise du COVID n’ont pas été les mêmes dans le cadre de la cure institutionnelle et dans celui du CMP. Du côté de la cure, l’équipe est assez jeune, elle pondère sans doute les angoisses sur sa propre santé. Alors on s’est dit qu’il fallait qu’on fasse corps, qu’on fasse « enveloppe » grâce au collectif. Et très vite on a commencé à revenir ici, à l’hôpital. On a élaboré une réponse assez pragmatique visant à établir un nouveau cadre d’accueil face à l’inédit, une réactivité obtenue par la force l’action groupale, du collectif. Au CMP, la plupart des soignants sont restés confinés. Certains ont vécu une peur panique d’être contaminés ou l’impossibilité de pouvoir s’organiser autrement. Cela a installé un isolement dans le travail. Le télétravail à partir du domicile, les staffs sur zoom, ne permettent pas du tout les mêmes liens de travail. Pour ceux qui sont venus ici, on a passé du bon temps quand on a travaillé dans le jardin. Cela a créé des clivages importants au sein de l’ensemble du service. Cette crise sanitaire a soulevé des questionnements politiques au sein de la profession. Pourquoi certains ont-ils obéi aux ordres ? Les hôpitaux de jour ont fermé alors qu’ils sont archi menacés. C’était comme si on introduisait dans le réel le cauchemar qui nous pend au nez. Nous étions dans des mouvements sociaux qui commençaient à déborder Macron, et tout d’un coup, tout le monde s’est enfermé chez soi ! J’ai été terrifiée par l’obéissance des gens.
Ces clivages vont laisser des traces. On mène une réflexion avec des psychanalystes extérieurs pour élaborer ce qui s’est produit, à partir de la réalité mais aussi des fantasmes qui ont circulé. L’appartenance à plusieurs institutions du territoire est un remède contre l’enfermement. Un des principes de fonctionnement de mon service, pour amoindrir les effets de clivage, est de travailler sur deux unités, pour oxygéner tout le monde et être au contact de différentes cultures. Dans la cure, la majorité des gens appartiennent à un ailleurs. Moi par exemple, je travaille ailleurs dans un CMPP.
Chaque année, à la cure, on accueille des stagiaires. Leur regard, leur étonnement permettent d’interroger ou de transmettre nos pratiques. Mais travailler à la cure, c’est un choix, et il y a des gens qui n’aimeraient pas faire ce travail. En CMP, on « se partage » l’enfant mais dans des espaces-lieux séparés.
Sur le plan local, je fais partie de la CPPFE (commission de prévention de protection des familles et enfants) où siègent tous les acteurs sociaux de l’arrondissement comme des associations médico-éducatives, scolaires, des éducateurs de rue, etc. Ça donne le pouls de comment ça va dans les quartiers, dans les écoles et des familles ayant recours à l’aide sociale de l’enfance. La pédopsychiatrie de secteur en est membre statutaire. Depuis plusieurs années, j’assiste à un turn-over des responsables de différentes institutions, les gens craquent, parce qu’ils ne sont pas dans de bonnes conditions pour bosser. La stabilité, ça fait partie de la qualité des soins et c’est une nécessité pour les enfants. Il faut une certaine longévité des équipes.
A l’hôpital, je trouve qu’on est arrivé à un bon mix entre renouvellement et des bases assez stables. Avec les deux médecins de la cure, nous incarnons cette stabilité. Dans le reste de l’équipe, nous avons vécu trois départs non anticipés, ce qui a été embêtant pour les enfants. Mais c’est la vie de l’institution, un perpétuel recommencement. Nous gérons de moins en moins les recrutements. Avant nous avions une certaine liberté, nous activions nos réseaux, et nous recrutions des gens relativement bien formés à la psychothérapie institutionnelle. Maintenant, c’est l’administration qui a complètement la main. Nous avons donc eu des expériences malheureuses de loupés. Néanmoins, au contact des enfants de la cure et du travail ici, tout le monde change et – j’espère – en mieux ! La psychothérapie institutionnelle associée aux outils psychanalytiques créent des conditions de travail et de valeur du collectif, à mon sens, rares.
Aujourd’hui, 27 juillet 2020, c’est très silencieux car les enfants sont en vacances et les soignants aussi. À la cure, nous avons repris progressivement l’activité à la jauge habituelle. Le fait de rester solidaires, de se serrer les coudes, ça a créé une vitalité, on s’en est bien sorti. J’ai un sentiment de gratitude envers l’équipe de la cure.
Parole de Sandrine, pédopsychiatre, le 27 juillet 2020