Parole mise en texte avec Pierre, mars 2022
Avant d’être affecté au magasin de petit outillage, j’ai passé plusieurs années au cœur du chantier naval puisque je faisais partie de l’équipe chargée d’implanter au sol les plots qui supportent la coque du navire au fur et à mesure qu’on le construit. Mon rôle était, au fond de la cale, de tracer la silhouette de la coque, de placer des blocs de béton sur lesquels j’ajustais au rabot et au laser les poutres en chêne qu’on appelle des « tins ». J’étais ce qu’on appelle un « attineur »…
Je voyais donc le navire se construire depuis le moment où il n’y avait rien jusqu’à celui où il ressemblait à un vrai bateau. Tant que le navire n’était pas entièrement construit, il n’y avait ni avant ni arrière. C’était un gros tronçon étanche que mon équipe déplaçait d’une forme1 remise en eau à l’autre en le tractant avec un câble sur treuil. Quand la coque était finie et les machines installées, je participais à sa mise à flot. C’était le moment rare où je sentais la masse colossale se soulever. Quand le bateau quittait la cale, j’étais au ras de la paroi d’acier qui défilait devant moi. Un grand courant d’air : il était passé. C’était encore plus impressionnant la nuit : une grosse façade et puis d’un seul coup, il n’y avait plus rien. J’entendais juste les thrusts2 vibrer, puis les hélices à l’arrière. Mon travail était fini.

Voilà plus de vingt ans que je travaille aux Chantiers. À force de tirer sur des câbles, de manipuler des outils lourds en fond de cale, dans le froid et l’humidité, je me suis abîmé le dos. J’ai donc changé de poste.

Après avoir travaillé dans la préfabrication de réseau en tuyauterie PVC, je suis aujourd’hui affecté au service de « maintenance petit outillage » : le MPO et, plus spécialement, les instruments de mesure de dimensions, dits « de métrologie », destinés au personnel des Chantiers de l’Atlantique. Ainsi, je contrôle et je fournis aussi bien des pieds à coulisse et des mètres rubans que des niveaux optiques et des lasers d’alignement. Tout cela se passe dans le petit bungalow logé à l’intérieur de l’ancien hangar du magasin général.


Là, je suis au milieu des instruments entreposés. Quand j’entre dans cet endroit qui est « mon magasin » puisque j’y travaille seul, je me sens chez moi. Je reconnais d’emblée les odeurs indéfinissables de ferraille et de bakélite, de vieilles graisses et de détergent, parmi les étuis en bois imprégnés de relents accumulés pendant des années. C’est un bungalow qui fait six mètres par trois, où il y a trois tables, un marbre qui sert à vérifier la planéité, un banc permettant de contrôler des mesures de zéro à un mètre, dont l’unité est le micron, soit six zéros après la virgule…

Auparavant, le magasin général était au centre des Chantiers mais il a été transféré à sa périphérie pour faciliter l’accès des fournisseurs. Les employés ainsi que les logisticiens des différents ateliers se déplacent dans nos services pour faire leurs commandes et, selon le volume et la quantité, ils peuvent se les faire livrer par des navettes de poids lourds et de véhicules légers qui circulent à travers un espace de 130 000 m² dont 39 000 m² d’ateliers et 5 lignes de production. Ces navettes approvisionnent des magasins de quincaillerie et outillage situés à proximité des formes de construction. Je suis isolé dans mon petit coin excentré, mais il y a le va-et-vient des « clients » qui viennent se procurer le matériel.
Quand je me rends à mon poste de travail, je passe à côté de l’atelier « Mécasoud » qui travaille sur la coque des bateaux. Ils ont commencé avant nous. J’entends le bruit des masses, les chocs de tôles, les alarmes des portiques et leur klaxon qui signale le moment où ils lèvent la charge, le vacarme des véhicules, munis d’un bras articulé, qui transportent le matériel. On appelle ça des « traînes ». Les tôles placées sur le chariot claquent à chaque cahot. Et puis, il y a le gaz du fil fourré, en fusion avec la céramique qui sert à envelopper la soudure au fur et à mesure qu’elle avance. C’est âcre, ça prend à la gorge.
Partout, il y a des risques de projections de peintures. Si, par malheur, vous avez garé votre voiture sous le vent, à proximité des Chantiers, vous pouvez retrouver votre pare-brise maculé malgré les chapiteaux qui viennent coiffer les structures au moment où les peintres entrent en action. C’est pour ça qu’au pourtour et aux entrées du chantier, on peut voir des pancartes : « Attention projections de peinture »…

L’embauche, c’est la cohue. Le mieux est d’arriver le plus tôt possible. Les gens de Nantes débarquent du bus qui prend les passagers des Chantiers à la halte SNCF de Penhoët. Là, c’est le rush… Certains préfèrent venir à pied, d’autres en trottinette… Ceux qui, depuis la gare, prennent le car affrété par l’entreprise ont juste à franchir la passerelle qui enjambe les voies du chemin de fer. À certains horaires, le TER ne transporte pratiquement que des ouvriers des Chantiers navals. Mais les gens viennent surtout en voiture. Il n’y a plus de cars qui arrivent de la Brière ou du Sud Loire. Autrefois une grande proportion des ouvriers des Chantiers était composée de Briérons3. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Dans la première moitié du vingtième siècle, il y a même eu un petit train qui venait de La Roche Bernard et qui desservait les Chantiers de Penhoët après avoir traversé la Brière. Aujourd’hui, les Briérons qui travaillent aux Chantiers pratiquent plutôt le covoiturage.
Tout le monde n’arrive pas en même temps. Il y a, aux Chantiers, 30 horaires qui concernent des régimes et des métiers spécifiques : les ouvriers qui travaillent en 2×8, en 3×8, en journée normale. Il y a le personnel administratif, les encadrants… Tous ces gens embauchent à des moments différents, n’entrent pas par les mêmes portes et ne se ressemblent pas. À chaque arrivée, son ambiance particulière. Les uns arrivent en bleu ou en blouson, certains portent déjà le casque. Les autres sont en costume. Il y a aussi ceux qu’on a appelé « les chaussettes blanches » : les Nantais qui, en poste dans les bureaux, sont venus travailler à Saint-Nazaire plus récemment. Ce sobriquet traduit l’idée que nous ne partageons pas la même approche du travail, et, de toute façon, pas les mêmes rythmes.
De leur côté, les travailleurs détachés ont leurs propres horaires. Ils arrivent souvent dans des petits minibus de neuf places gérés par leur entreprise. Je connais une société roumaine qui en a une vingtaine. Les chauffeurs sont des ouvriers qui prennent leur service après avoir effectué leur tour des campings et des appartements où logent leurs collègues. Les travailleurs détachés ne se mélangent pas avec les autres personnels. Quand j’ai eu l’opportunité de travailler avec eux en tuyauterie, le contact était difficile à cause de la barrière de la langue. Actuellement, il m’arrive d’aller à la rencontre des Ukrainiens. On essaie de communiquer par l’intermédiaire du téléphone portable qui fait la traduction. Mais ça reste succinct. C’est « Bonjour », « Ça va ?». Juste de la politesse. Mais, ne partageant pas la même culture, on reste un peu sur la réserve de peur de faire des gaffes. Avec eux, le boulot c’est le boulot. Quand il faut commencer, c’est maintenant, pas dans cinq minutes… À la pause, on discute un petit coup et c’est fini : « Allez, salut ! » Mais ce n’est pas un « salut-pousse-toi-de-là », c’est un « salut, à bientôt… »

Pour ma part, je fais le trajet depuis Fay-de-Bretagne, à une quarantaine de kilomètres de Saint-Nazaire. Quand j’arrive en haut du coteau de Savenay, je découvre, au loin, le ruban de la Loire et l’amorce de l’estuaire dans la brume qui se mêle aux fumées des usines de Donges et de Montoir. À partir de là, je quitte ma campagne et je descends dans une nouvelle région. A l’horizon, je devine une activité industrielle dont je ne distingue pas encore les détails. L’endroit à partir duquel je sens que je commence à me rapprocher du travail, c’est du côté de l’embranchement de Pontchâteau. Là, je me dis : « Ça y est, c’est parti. »
Sur la gauche, émerge la zone portuaire, puis les pylônes du pont de Saint Nazaire et les portiques des Chantiers dont les silhouettes se précisent. Le paysage s’étend à plat, on est au niveau de la mer. Je décroche de la voie express, je tourne au pied du pont de Saint-Nazaire et je débouche sur le quartier de Méan-Penhoët, dans la ville qui, jusque-là, était demeurée invisible. Là, j’arrive très vite aux abords des Chantiers. Ne reste plus qu’à trouver une place pour se garer. La dernière frontière, c’est le franchissement du tourniquet, avec le badge. À partir de là, je peux dire que je suis dans le chantier.
Dans mon bungalow, je me sens un peu loin des bateaux que je côtoyais quand j’étais attineur. Aussi, je n’hésite pas à prendre un quart d’heure sur mon temps pour aller assister à une manœuvre dès qu’il y en a une dans une forme. La dernière fois, j’ai vu un tronçon de paquebot arriver de Pologne. Il entrait dans les Chantiers par le bassin de la forme B. C’était un morceau de navire flottant, chargé de matériels divers, fermé par des tôles soudées et tiré par des remorqueurs. Parfois, ce sont des barges qui transportent des tronçons de navires sous-traités dans d’autres chantiers navals. À chaque fois, c’est une sorte d’évènement au moment où ils franchissent le bateau-porte. Rien de comparable, évidemment, avec les cérémonies de livraison qui, de toute façon, se déroulent en présence d’un petit nombre de personnels de la direction, des responsables du navire et des armateurs. Il aurait pu y avoir une exception à l’occasion du lancement du Queen Mary 2, auquel les ouvriers auraient été conviés si l’effondrement tragique de la passerelle n’avait pas contraint à tout annuler. Le Queen Mary était dans le bassin C, pas très loin de la forme Joubert où ont été construits le Normandie et le France. Nous joindre à cette fête était très symbolique. Avoir participé à la réalisation de ce nouveau et magnifique géant des mers nous remplissait de fierté. J’ai appris l’accident à la télé. C’était le samedi 15 novembre 2003. Il y a eu 16 morts. Un de mes collègues a été appelé pour enlever les échafaudages enchevêtrés. Quant à nous, lorsqu’on s’est présentés au travail le lundi, on est tombé sur des portes closes. Le chantier était fermé pour la journée. Il a rouvert le jour suivant. Et le boulot a repris.

Les Chantiers portent ainsi les traces de leur histoire même si celles-ci restent invisibles aux visiteurs ou si elles sont enfouies dans la mémoire des gens. Les anciens se souviennent tous de la vieille grue qu’ils appelaient « la grand-mère ». C’était un titanesque engin noir qui faisait le roulement entre la forme Jean-Bart aujourd’hui comblée et la forme B. Je connais quelqu’un qui en a récupéré un bout quand elle a été démontée. Moi, je ne l’ai vue qu’en photo. En revanche, j’ai pu voir se succéder les différents portiques. Je me souviens du premier, le « Paris ». Un portique gris, sur lequel était écrit « Chantiers de l’Atlantique ». Il a été réformé en 2006 parce qu’il ne pouvait pas soulever plus de 250 tonnes. Le Krupp, dont la capacité était de 750 tonnes est alors resté tout seul. Il a été rejoint en 2014 par le « Très grand portique » (le TGP) qui pèse 5000 tonnes et qui peut en soulever 1400. Il y a quelques jours, le Krupp a été à son tour démonté et a été remplacé par un portique d’une capacité de 1050 tonnes et qu’on appelle le « Très haut portique » parce qu’il domine le TGP de 10 mètres. Un portique qu’on verra, désormais, de très loin… Tout ça, pour assembler des blocs de navires de plus en plus lourds et volumineux et fabriquer des paquebots toujours plus gros.
À côté de ces outils gigantesques, ce qui, à mes yeux, symbolise le plus les Chantiers, ce sont les conflits qui s’y sont déroulés. Un débrayage, c’est quelque chose de fort. Mais ça s’est calmé parce que la direction a trouvé une parade en instaurant des primes d’assiduité. Le dernier grand débrayage date de 2013, quand un bon nombre d’employés des Chantiers était en désaccord avec le nouveau dispositif de compétitivité qui rognait sur les RTT, les primes, l’ancienneté. Conscients de l’enjeu, les compagnons manifestaient par atelier. C’était moins impressionnant que les grands rassemblements contre la réforme des retraites. On se retrouvait alors tous devant la porte 4, la grande entrée des Chantiers. Ça débordait jusque sur le terre-plein de Penhoët, au bord des bassins du port, et jusqu’ au rond-point de l’ancre, près des bâtiments de la direction.
Mais ce qui reste gravé en moi, c’est mon ancien métier d’attineur, quand j’étais en contact direct avec le béton de la forme, l’acier de la coque, quand j’accompagnais les bateaux d’une cale à l’autre et que je les voyais grandir.
Maintenant, ce que je vois, c’est les copains qui partent en retraite. J’en ai croisé un qui revenait acheter du poisson à côté de la porte 4. Il y a un poissonnier qui vient se poster là, à la sortie du boulot. Le gars avait gardé ses habitudes. Les Chantiers, c’est toute une vie…
Yvan, magasinier aux Chantiers de l’Atlantique
1 Une forme est un bassin de radoub qui sert à entretenir et/ou à construire des navires
2 Les thrusts sont les moteurs qui se trouvent dans le bulbe du navire.
3 Habitants des marais de Grande Brière