
Avant les années 80′, la précarité était surtout associée à l’exclusion sociale et à sa conséquence la plus dramatique : les sans-abri. Si la marginalité était majoritairement subie, elle était néanmoins choisie par certains adultes rétifs à toute subordination patronale, à la vie réglée par une bureaucratie rigide et par son triptyque : « Métro – Boulot – Dodo » . Elle était vécue par nombre de jeunes adultes au sortir de leur formation comme une période transitoire avant l’accès à un CDI. Si aujourd’hui le modèle fordien de l’emploi – un emploi à durée indéterminé assuré durant toute la carrière dans la même entreprise – demeure encore majoritaire, il s’effrite. Pour saisir les multiples formes du précariat durable contemporain, Nicolas Roux conduit une enquête auprès de deux populations : d’une part des salariés agricoles œuvrant au fil des saisons dans les vignobles et maraîchages en Languedoc-Roussillon et d’autre part des artistes intermittents domiciliés en milieu urbain.
Grâce sa méthodologie – des entretiens conduits à quelques années de distance avec un échantillon stabilisé de personnes – l’auteur est en mesure de mettre à jour les motifs de l’entrée en précariat. En outre, il éclaire finement les voies et moyens que mobilisent ces deux groupes pour résister à l’incertitude née de la discontinuité des emplois.
Dans le secteur agricole, les saisonniers postulent « faute de mieux ». C’est en effet celui qui offre quelques emplois notamment aux personnes peu diplômées dans une région où les offres d’emplois d’ouvriers en milieu industriel se sont effondrées. Après des périodes de chômage, qu’elles soient jeunes, ou adultes victimes d’un licenciement, ces personnes constatent qu’elles sont prises dans un engrenage, une suite plus ou moins discontinue de contrats ponctuels, mais parfois reconduits d’année en année pour un type d’activité : taille de la vigne, récolte de fruits… Si elles s’accommodent de cette forme d’emploi malgré la fatigue, l’incertitude des lendemains et à terme de l’usure du corps, c’est expressément par nécessité économique.
Le profil des artistes intermittents du spectacle s’avère fort différent de celui des saisonniers. Ces derniers sont issus de couples d’ouvriers, de salariés et d’exploitants agricoles voire d’employés. A l’inverse, les artistes ont grandi majoritairement dans des familles de cadres et de professions libérales. Ils ont pu suivre des études artistiques auprès d’universités ou d’écoles spécialisées ce qui constitue un capital culturel majeur. Enfin, ils bénéficient souvent de soutiens familiaux significatifs : logement gracieux, prêt d’un véhicule…
Pour eux, la précarité n’est pas une obligation mais un choix majeur. Ils n’y renonceront que si les difficultés pour percer dans un milieu très concurrentiel pèsent décidément trop lourd. En l’absence de la reconnaissance de metteurs en scène, de dirigeants de théâtre, d’orchestre ou de cirque, l’investissement massif, sinon inconditionnel, n’est plus soutenable. La recherche d’un CDI, par exemple en qualité d’administrateur, pourra être une porte de sortie. Il en sera de même pour des danseurs et circassiens victimes de blessures invalidantes.
Mais au delà de ces différences, ces deux groupes ont un point commun majeur. Pour durer dans ces logiques d’emplois discontinus, ces personnes doivent effectuer un authentique « travail sur soi ». Il s’agit surtout d’entretenir ses réseaux auprès d’employeurs et ainsi de répondre à des sollicitations parfois impromptues. A cette fin, saisonniers et artistes, saisissent, autant que possible, toute opportunité de formations : diversifier ses savoir-faire est pour eux une quasi obligation. Tous ont le souci de préserver leur santé et d’éviter l’accident qui mettra fin à leur activité. Enfin, pour accéder ou renouveler leurs droits aux prestations chômage, ils vont consacrer de l’énergie dans des démarches auprès des services publics.
Grâce à la densité de ses entretiens, Nicolas Roux met en lumière des stratégies complémentaires de survie. Ici, c’est le conjoint ou la conjointe qui, employé en CDI, garantit l’acquisition d’un logement ; là, parents et amis accueillent sous leur toit un intermittent en fin de droits. De même, l’auteur déconstruit une idée reçue : accepter d’entrer dans la précarité, y durer coûte que coûte, n’implique pas de ne pas espérer à terme à accéder un emploi stable. C’est notamment le cas des saisonnières qui, si elles ont des années durant accepté une forte pénibilité, constatent un jour que celle-ci n’est plus possible.
Le choix d’une approche comparative et longitudinale étayée par les statistiques des services publics de l’emploi conduit l’auteur a démontrer que le précariat durable est devenu un fait social qui caractérise la société française contemporaine. Il tend en outre a se développer car il favorise la flexibilité : leitmotiv des entreprises mais aussi des services publics acquis au New Public Management.
Si historiquement, il s’est imposé dans des secteurs où l’activité était structurellement discontinue : agriculture, loisirs d’hiver… ou peu programmable : le monde du théâtre et du cirque notamment, le précariat durable gagne d’autres secteurs. Citons sans exhaustivité : le transport de personnes, la livraison de biens à domicile, l’univers des services à la personne, mais aussi plus récemment l’École et l’Hôpital.
Dans son ouvrage publié en 2011 et traduit en 2017 sous le titre « Le Précariat. Les dangers d’une nouvelle classe », l’économiste britannique, Guy Standing, expert au sein de l’Organisation Internationale du Travail, affirme que la mondialisation va engendrer un précariat quasi généralisé. Pour lui, cette nouvelle classe sociale subsistera dans une triple insécurité : financière , professionnelle et identitaire. Aussi, critiquant les politiques de « workfare » mises en œuvre massivement depuis plusieurs décennies, il y voit le ferment croissant de révoltes sporadiques et violentes qui font le lit des partis d’extrême droite.
Nicolas Roux ne valide pas l’émergence d’une classe sociale homogène capable de remettre en cause le précariat durable. Il fait au contraire la démonstration de leur hétérogénéité. Une alliance entre les femmes œuvrant dans les exploitations agricoles, les chauffeurs livreurs urbains ou les télé-opératrices des plate-formes lui apparaît improbable. Par contre, il nous alerte, à très juste titre selon nous, sur l’iniquité des régimes d’indemnisation pour chômage de ces personnes ainsi que sur la quasi certitude d’une retraite a minima. Il ouvre ainsi les débats sinon sur l’opportunité et la pertinence d’un revenu universel du moins d’un revenu garanti. C’est là une autre qualité de ses travaux.
François