Parole de mai 2022, mise en récit par Pierre

Chez nous, aux impôts, c’est comme dans tous les autres services publics de Saint-Nazaire : il n’y a pratiquement plus d’accueil. Pourtant, la plupart des services qui ont un rapport avec le public sont regroupés au centre-ville, avenue du général de Gaulle. Il y a là le service des entreprises, le service des particuliers, la trésorerie de l’hôpital, la trésorerie municipale, la trésorerie des impôts. Le fait d’avoir réuni ces services sur le même lieu devrait logiquement simplifier les démarches. Sauf qu’il n’y a pas assez de personnel, que les horaires d’ouverture ont été fortement réduits et que certains services ne reçoivent pas. Auparavant, les Impôts étaient ouverts toute la journée avec juste la coupure du midi. Quand les Nazairiens allaient au service des demandes de HLM, juste à côté, ils venaient chez nous demander un double de leur feuille d’impôt. Je ne trouvais pas ça anormal. Mais il paraît que ça dérange. On a dû cesser de faire des photocopies pour les gens. Maintenant, les usagers ne peuvent plus venir que le matin de 8h30 à midi.
Depuis qu’on m’a affectée au service de « l’assiette » qui s’occupe du calcul de l’impôt, je ne participe plus à l’accueil qu’exceptionnellement, lorsqu’il y a trop de monde à l’approche de la fermeture. Mais je ne m’y reconnais pas dans la façon de faire : un collègue, à l’entrée, essaye de dégager un maximum de gens en les renvoyant sur internet. Lorsque le cas est un peu complexe, on demande de patienter en attendant que l’un des quelques box se libère. Je n’appelle pas ça de l’accueil. Avant d’arriver au secteur de l’ « assiette », je suis passée par le service de recouvrement. Là je travaillais avec ce qu’on appelle un « portefeuille » ; je m’occupais d’un certain nombre de personnes que je suivais, que je connaissais et qui me connaissaient. Il m’était alors facile de comprendre et de résoudre les problèmes qu’ils pouvaient rencontrer pour leur déclaration d’impôts. Dans mon nouveau service, le travail est réparti par secteurs géographiques. Par conséquent, les gens qui appellent n’ont pas d’interlocuteur unique. De mon côté, je n’ai plus la satisfaction de rendre un service public, de répondre aux besoins de quelqu’un qui est en face de moi. Je passe notamment beaucoup de temps à répondre à des messages internet. La personne qui a rédigé une requête reçoit une réponse de ma part. Si elle envoie un autre message 15 jours après, elle aura affaire à un autre employé qui, n’ayant pas connaissance du dossier, devra consulter les échanges antérieurs. Ce genre de relation est totalement impersonnel. Or, les gens qui s’adressent à nous existent dans la vraie vie avec leur histoire et leurs soucis. Ils ont besoin d’être autre chose qu’un cas parmi d’autres. Ils voudraient entendre une voix, être écoutés par une oreille attentive. Et puis, tout le monde n’a pas internet.
Beaucoup de gens, même des jeunes, sans parler des étrangers et des personnes âgées, sont en difficulté avec le langage administratif et encore plus avec les procédures informatiques. Il faut cocher des cases, entrer des identifiants que les gens ne savent pas où trouver. Ils sont confrontés à un instrument électronique froid et rébarbatif par lequel tout semble devoir désormais passer. C’est comme dans les supermarchés où on remplace des caissières par des machines sur lesquelles le client doit scanner lui-même ses achats : aux impôts, on supprime des agents et on demande à l’usager d’établir sa déclaration et de calculer lui-même ce qu’il doit payer. Il fait le travail à notre place et quand il se trompe, c’est aussi à lui de rectifier ses erreurs. S’il veut nous appeler, il trouvera un 0800 dans un coin de son formulaire de déclaration ; ou, s’il cherche bien sur « impot.gouv », il tombera sur un autre numéro de téléphone qui lui dira : « Tapez 1, tapez 2 »… Mais le recouvrement, la trésorerie sont injoignables : « Vous êtes le vingt-quatrième sur la liste d’attente… ». Alors il appuiera sur les autres touches jusqu’à ce que quelqu’un décroche. C’est comme ça qu’au service de « l’assiette », je reçois des appels qui concernent les factures d’eau. L’autre jour, j’ai eu au bout du fil un monsieur qui ne comprenait pas pourquoi son compte bancaire était bloqué. Je n’y pouvais strictement rien. Mais comme je viens du Trésor, j’ai pu le renseigner… Actuellement, je reçois aussi des appels qui concernent le paiement de la taxe foncière dont les bureaux sont situés à un autre endroit de la ville. Mais, depuis le COVID, et en raison de l’inadaptation des locaux aux mesures sanitaires, ce service ne reçoit plus le public. La solution est : « Allez sur internet sur votre espace personnel, ou appelez le 0800 ou le 0809 »… Ces numéros, également saturés et injoignables, leur envoient le message : « Composez le 09… laissez vos coordonnées et nous vous rappellerons. » C’est le serpent qui se mord la queue. Il est légitime que les usagers aient le sentiment de ne pas être pris en considération.
Dans le quartier du Petit Maroc où j’habite depuis trente ans, j’ai dépanné un voisin, ancien docker, qui m’a parlé de ses problèmes avec les impôts. Il n’a pas compris le principe du prélèvement à la source et s’est retrouvé avec des prélèvements énormes alors qu’il est à la retraite. Il en veut aux fonctionnaires. Dans ce quartier, beaucoup de gens sont dans la même situation que mon voisin, soit parce qu’ils rencontrent des difficultés financières, soit parce qu’ils ont du mal avec l’informatique, ou les deux… Maintenant que le paiement est automatiquement fractionné en quatre versements échelonnés, quand le solde est supérieur à 300 euros, il n’est pas évident pour tout le monde de débourser la somme exigée à chaque échéance. Or, plus les gens sont dans la difficulté, moins ils sont en capacité de demander de l’aide dans leurs démarches. Ils n’ont pas la tête à aller tapoter sur impot.gouv. Ce serait tellement plus facile de se déplacer et de dire : « Ça ne va pas, je veux rencontrer quelqu’un. » Ce à quoi on me rétorque : « Tu n’es pas là pour être assistante sociale ». Autrement dit, les gens qui ont des problèmes n’ont qu’à se débrouiller… Sans vouloir généraliser à tous mes collègues, cela me semble relever d’un mépris des classes populaires. J’ai vu notamment la demande d’un travailleur étranger réglée par ce qu’on appelle un « classement vertical » : son dossier a été enterré sous la pile. Il n’a jamais été traité…

Le Petit Maroc est un quartier tout à fait populaire. Quand j’y suis arrivée, un peu avant 92, cet endroit était réputé mal famé. Il est toujours à l’écart, de l’autre côté de l’écluse sud, entre les bassins et l’estuaire. Mais la municipalité veut maintenant en faire le prolongement de la place du Commando où se concentrent les restaurants touristiques, à l’extrémité du front de mer proche du port. L’ancienne usine élévatoire, qui maintenait jadis les bassins à flot, doit être transformée en une brasserie de 630 couverts. Le Port autonome va construire une tour où il y aura des bureaux et des locaux dédiés au personnel portuaire. Une autre tour, destinée au logement des étudiants des beaux-arts, va se dresser sur la place de la Rampe. Pour l’instant, le Petit Maroc est encore un village. Par exemple, on se voit entre femmes pour boire un café le samedi matin. À Noël, il y a une animation pour les enfants du quartier… Les gens qui habitent ici se connaissent tous. Ce sont des gens modestes : ouvriers aux chantiers navals, pêcheurs, dockers…
Avec les transformations qui sont prévues, on ne sait pas comment le quartier va évoluer. On a peur de perdre cette fraternité chaleureuse qui me semble être la marque de la vie nazairienne et que je vivais lorsque je militais activement à la CGT. Je trouve que, dans mon travail aux impôts, j’ai perdu de vue ce sens du collectif. Mais je compte bien le retrouver dans la vie syndicale avec laquelle je vais renouer très bientôt, dès que je vais être à la retraite.
Parole de Claudie, employée aux impôts, mise en récit par Pierre