Note de lecture

« Penser l’envers des faits, c’est donner à voir les ressorts les mieux dissimulés du monde social, en restituant toute son épaisseur humaine ». Tel est le projet de la collection « L’envers des faits » co-dirigée par Pascal Pasquali et Fabien Truong au sein des éditions « La Découverte ».
L’ouvrage d’Alizée Delpierre illustre ce projet de manière exemplaire. Dans les représentations que nous avons des personnels au service des familles les plus fortunées, nous entrevoyons des femmes et quelques hommes vêtus très strictement : robes noires et tablier blanc pour les unes, queue de pie pour les autres. Nous les imaginons, dans des immeubles haussmanniens, assurant, avec une discrétion absolue, mille et une activités.
Mais qu’en est-il réellement dans nos sociétés où les ultras riches ne sont que marginalement des héritiers de lignées aristocratiques mais bien plus souvent des traders, des dirigeants de start-up ou des industriels propriétaires de firmes de luxe ? Comment accéder à la vie quotidienne de ces serviteurs qu’ils soient cuisinières, chauffeurs, majordomes, gouvernantes ou « nanny », vocable désignant une personne qualifiée pour prendre en charge la vie quotidienne des enfants de ces couples pris sans relâche par leurs activités professionnelles et leur vie mondaine ?
Alizée Delpierre, au début de son doctorat de sociologie, se rend pour la première fois de sa vie dans le huitième arrondissement de Paris et franchit le seuil d’un appartement cossu. Son projet ? Être embauchée comme « nanny » par un couple résidant avec ses deux enfants entre la Chine et Paris. Durant près de trois ans, en adoptant les codes langagiers et comportementaux de ses différents employeurs en France et à l’étranger, elle va observer « in vivo », les activités de leurs personnels et les pratiques de leurs patrons. Alizée Delpierre n’agit pas clandestinement, elle informe dès son premier contact ses interlocuteurs de son projet de thèse. En complément de son journal de bord, elle conduit des entretiens approfondis tant auprès d’employeurs qu’auprès d’un large éventail de salariés.
L’auteur met d’abord en lumière l’attachement affectif des personnels à la famille dans laquelle ils vont être rapidement intégrés. S’ils bénéficient certes de salaires élevés : de 3.000 à 6.000 euros mensuels, travaillant douze à quinze heures par jour avec parfois un seul jour de congé par mois, les salaires perçus sont à relativiser. Pour s’assurer de leur disponibilité, de leur fidélité et de leur loyauté, les employeurs logent dans leur propre foyer ou en toute proximité leurs employés et si besoin leur famille proche. Enfin, ceux-ci sont régulièrement gratifiés de cadeaux luxueux : parfums de marque, sacs de grands couturiers, … Parfois leurs frais médicaux sont pris en charge et même, l’âge venant, ils perçoivent une pension à vie.
Grâce aux entretiens avec les salariés qu’elle côtoie dans ses emplois, Alizée Delpierre constate que ces avantages créent une illusion. Être domestique chez des super-riches permettrait à terme et par le jeu de certificats de travail louangeurs une authentique ascension sociale au sein de ces professions : la femme de chambre peut espérer accéder à la fonction de gouvernante, le secrétaire – chauffeur à celle de majordome… Ce sont dans les faits des exceptions, car ces emplois sont de plus en plus conditionnés par la possession d’un diplôme et la maîtrise de langues, anglais notamment.
Disposer d’une domesticité nombreuse et spécialisée ne répond pas seulement à des critères objectifs. Certes, pouvoir déléguer des tâches matérielles et des obligations familiales permet de se consacrer plus aisément à ses activités professionnelles et à ses rendez-vous mondains. C’est aussi, voire surtout, pour leurs employeurs un signe distinctif au sein de leur classe sociale.
L’accès aux emplois chez les « super-riches » impose, surtout pour les candidats migrants, de disposer d’un solide réseau de compatriotes connaissant les us et exigences des super-riches. C’est là que chaque communauté nationale va jouer son rôle de passeur en fournissant adresses et caractéristiques valorisées par les potentiels employeurs. Ceux-ci sélectionnent assez régulièrement les candidats sur des représentations ethniques. Ainsi, les femmes originaires du Maghreb seraient d’excellentes cuisinières alors que leurs consœurs sud-sahéliennes seraient des nounous chaleureuses. Trouver la « perle rare » qui servira très fidèlement est une mission assurée presque exclusivement par les femmes. Recruter sans erreur est donc pour les super-riches un exercice crucial pour tenir son rang auprès de leurs pairs.
L’auteure a pu constater que gouvernantes et cuisinières refusent d’avouer leur fatigue et font face à des taches particulièrement lourdes ou non prévues dans leur contrat. Elle note une invisibilité des corps quasi généralisée. Pour ces salariés, il est inenvisageable moralement de se plaindre et de ne pas assurer coûte que coûte, avec discrétion et sourire, un service hors de tout reproche.
Pris dans l’illusion d’être quelque peu « de la famille », les domestiques des couples très privilégiés acceptent de ne pas toujours être entièrement déclarés. Bien que « super-riches », ces derniers savent néanmoins jouer avec les normes salariales et fiscales. Aussi quid du règlement d’heures supplémentaires effectuées pour assurer un dîner imprévu et tardif ou de jours de congés non pris pour garder les enfants ? Une prime « au black » ou une jolie robe effaceront les efforts supplémentaires.
Même si les employeurs rêvent de pouvoir compter durant de très longues années sur « leur perle rare », celle-ci peut avoir des opportunités d’emploi. Tout départ non programmé sera vécu par ces employeurs comme une quasi-trahison, mais il pourra aussi, s’il est négocié, être accompagné de lettres de recommandations, sésames pour une promotion rêvée mais rarement effective.
En s’inscrivant dans la longue tradition sociologique des recherches en immersion, Alizée Delpierre nous offre un tableau qui combine l’exposé des situations emblématiques de la condition domestique et une analyse fort rigoureuse des ressorts d’une « exploitation dorée ». Son écriture qui exclut tout jargon nous paraît être une référence pour que la sociologie joue pleinement son rôle dans les débats qui traversent nos sociétés.
François
Retrouvez Alizée Delpierre racontant son parcours chez les super-riches dans cet entretien vidéo, c’est sur Blast et c’est saisissant.