Le travail pressé – Pour une écologie des temps de travail

Un livre où Corinne Gaudart et Serge Volkoff éclairent les mécanismes de la « culture de la hâte », et ses effets

Note de lecture

Éd. Les Petits matins – 18€


Au fil de ce livre, nous déplions les multiples aspects de la dimension temporelle du travail. Son premier mérite, et non des moindres, est de partir de l’activité. Ainsi, chaque chapitre du livre commence par le récit de situations que les auteurs, ergonomes, ont observées et analysées. Puis ils décortiquent les conséquences de la culture de la hâte et les stratégies, individuelles et collectives, qui permettent que le travail se fasse, malgré tout, et trop souvent au détriment de la santé. Ils croisent ces histoires singulières avec les tendances statistiques liées par exemple à l’âge, ou au contrat de travail, qu’il soit CDI, saisonnier ou en intérim. Ils tracent des pistes sur les conditions qu’il faudrait réunir pour la santé des travailleurs, tout au long de leur carrière, et pour la qualité de leur travail. Conditions qui sont généralement incompatibles avec la culture de la hâte.

Ainsi, dans le travail en relation avec le public, client ou usager, il faut « se dépêcher tout en prenant son temps », que l’on soit éboueur, agent d’accueil à la caisse de retraite ou aide à domicile. Pour ces dernières, par exemple, les organisations considèrent comme du temps perdu le temps nécessaire pour établir le contact avec la personne chez qui elles arrivent. De même, les temps des ripeurs ne sont pas dictés par leur activité mais par le marché remporté auprès d’une collectivité, dans un univers concurrentiel.
Il faut « faire vite », avec « zéro défaut », indépendamment des temps de vie des plantes pour un chef de culture. Répondre aux commandes c’est également pour lui « passer de trois fois mille plantes à mille fois trois plantes ». Dans la pâtisserie, comme dans l’horticulture, les auteurs pointent des temps incompressibles et incompatibles avec la culture de la hâte : pétrir, lever, reposer… Il ne faut plus seulement répondre aux attentes des clients, il faut les anticiper. On se demandera ici si la culture du « client roi » est toujours d’actualité, ce dernier étant de plus en plus souvent aussi mal traité que les salariés.
Dans les ateliers, de fabrication automobile ou de conditionnement de crabes, on imagine aisément le chronomètre et les cadences. Les auteurs démontrent comment le modèle de la hâte s’oppose à l’exercice du geste professionnel « sain et efficient, celui que l’on s’approprie, voire que l’on invente », au profit de séquences de mouvements prescrits, des normes qui ne sont adaptées à personne. Chacun devrait pouvoir exercer sa propre gestuelle, même dans un univers aussi contraint.
Du côté des managers d’équipe, « acrobates », « jongleurs », « équilibristes », il faut composer avec les indicateurs de gestion qui masquent le travail réel. Alors, on bricole dans l’urgence l’organisation qui atteindra les objectifs. Le reste, c’est du temps perdu.
Dans les industries à risque, comme le transport ferroviaire ou la pétrochimie, les auteurs pointent une approche par « l’erreur humaine qui fait l’impasse sur les dimensions essentielles du problème : la manière dont les accidents sont évités, notamment en gérant les temps, temps de la production, de la sécurité, des équipes et des parcours ». Sous la pression du modèle de la hâte, la réactivité l’emporte sur les stratégies d’anticipation.
Les auteurs questionnent aussi les effets du changement à jet continu, prenant l’exemple des caisses d’assurance maladie ou d’allocations familiales. Ces changements portent peu d’attention aux dimensions temporelles de l’activité. Les auteurs décrivent avec précision comment des salariés doivent alors recomposer leur activité, leurs usages des logiciels, rafistoler leur nouvelle situation de travail, le changement suivant étant déjà sur les rails. C’est ce que, « vu d’en haut », on appelle faire « de la résistance au changement ».
Le livre démarre par la formation professionnelle, dont l’activité d’accueil des nouveaux arrivants qui est cruciale, surtout dans les secteurs qui manquent de main d’œuvre. Dans le BTP par exemple, « tenir la pelle ou planter un clou s’apprend aussi », or « la formation sur le tas devient une enfilade de voisinages dont chacun tire profit comme il peut en observant de-ci de-là les autres travailleurs » expliquent les auteurs. Ils citent aussi des situations où les salariés plus expérimentés sont en grande difficulté pour transmettre des manières de faire qu’ils réprouvent mais sont contraints d’appliquer. « Que transmet-on aux nouvelles ? » s’interrogent des soignantes de gérontologie « Des gestes qui permettent de faire vite, mais en transmettant en même temps la maltraitance organisationnelle ? ». Les auteurs concluent : « le modèle de la hâte empêche de penser le temps long : transmettre prend du temps et les bénéfices … ne sont pas immédiats ».
Ils concluent l’ouvrage sur les enjeux temporels dans les dernières années de la vie active. Montrent comment la culture de la hâte met en difficulté les seniors, s’ils sont encore dans l’entreprise, pour utiliser les ressources de leur expérience. La culture de la hâte fabrique de l’usure, très au-delà du seul effet délétère des cadences imposées.
Quiconque s’intéresse au travail trouvera dans ce livre des descriptions fines de pans invisibles des activités individuelles et collectives, invisibles aux organisateurs et aux machines de gestion, niés, voire combattus pour gagner du temps, mais combien indispensables pour faire un travail de qualité sans y laisser sa santé. Paru à l’été 2022, ce livre revendique « une écologie des temps du travail », qui éclaire le refus massif, au printemps 2023, de la nouvelle réforme des retraites.

Christine, mars 2023

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

%d blogueurs aiment cette page :