Mécano

Roman de Mattia Filice paru en 2023 chez P.O.L

Lecture par Martine

Roman initiatique ? Poème épique en trois parties, 64 chapitres et 363 pages ? Traité technique ou documentaire ? Tout cela à la fois.
L’apprentissage occupe le premier tiers de l’ouvrage.
Le mécano, dès sa formation, une école de la soumission, est initié par un moniteur critiqueur, qui fait peur. Mais après 95 candidatures, quand il ne reste que douze personnes en formation, réduites ensuite à quatre conducteurs ayant réussi l’examen, ce formateur se révèle être un homme au grand cœur. Il devient enfin humain.

Aucun détail ne nous est épargné.
D’abord l’instruction dans un simulateur (de conduite), puis l’accompagnement « en vrai » dans une cabine par un conducteur, un mécano (pas un chauffeur, quelle horreur !), un « homme qui murmurait à l’oreille de la peur ». Apprentissage par cœur de la bible, Le Mémento. Tout un vocabulaire spécifique à apprivoiser, mystérieux, qu’il serait vain de décoder, en fait toute la magie.
Des chiffres et des lettres accolés émaillent le texte aux lignes courtes (comme un poème) ou occupant tout l’espace (comme un roman), en italique ou pas. Graphismes, dessins, portées musicales, nombreux acronymes et même une feuille d’horaire. Des titres de film, de livres, des poèmes, Mattia Filice est un lettré. Le cerveau en formation, les mots en construction. Il se blottit « à la recherche du beau », échappatoire à la dure réalité.    
Sa Nonna, sa grand-mère calabrese, et sa Granny bretonne, son autre aïeule sont souvent évoquées. Admiration. Souvenirs d’enfants remontant jusqu’à sa naissance par césarienne.
Au vocabulaire technique se mêlent différents idiomes, en particulier celui de la Nonna, mais aussi de l’anglais, du russe ; ou encore du portugais ou du sénégalais, langues de ces nettoyeurs, chargés d’effacer toute trace de sang des « accidents de personne » tant redoutés par les mécanos (« La fameuse question : avez-vous tué ? »). Ces personnels sont des sous-traitants de l’Entreprise, des invisibles qui travaillent de nuit. Accidents réels ou imaginés, incidents, cauchemars, peur et oubli, font le quotidien des mécanos qui souvent découchent dans des foyers impersonnels et froids. Café noir contre assommoir, pour lutter contre la faucheuse qui rôde, sournoise ; travailler fatigue, surtout la nuit. Travailler tue et handicape aussi, AVC, électrocution, est-ce la colère du Dieu Wotan ? Marchandises inflammables, douleur explosive.      
Récits et anecdotes, ses relations avec des hommes mais aussi des femmes, ses collègues, sont détaillées. Un chapitre porte même le nom de « Les Mécanotes ». Baron du rail, il est pourtant parfois rabaissé par la Direction de l’Entreprise (la SNCF n’est jamais citée mais « La vie du rail », si !) au grade de simple exécutant dans cette société hautement hiérarchisée mais, ensuite, dans son train, il a toujours le dernier mot. « Le chat noir », celui à qui arrivent tous les malheurs, et qui, sans le vouloir, protège les superstitieux, tel un paratonnerre. Son imagination est sans limite. Un inconnu à la lanterne lui porte un « bulletin de composition » ? Sans doute une lettre d’amour, secret ! Faire la course avec un copain, comme des gosses, quand leurs trains roulent à vive allure sur des voies proches et parallèles. La boîte noire est tapie, silencieuse, dans son dos, telle une araignée aux aguets dans la cabine. Jouer avec les interdits comme intervertir deux mécanos à mi-chemin. Faire monter un ami, une amoureuse, des voyageurs en retard ou toute une classe de primaire dans la cabine. S’arrêter faire une bise à la copine, voire même prendre des chemins de traverse et partir au hasard ! Faire des annonces cocasses pour dérider les voyageurs. Inventer une symphonie de pétards pour fêter un départ à la retraite, mais certains, usés, meurent avant.
La « loc » est humaine, pimpante : elle a un crâne, un cerveau et des oreilles ; des fesses, elle chie de l’air ; elle a des nerfs, des os, des tendons et des ligaments ; des poumons et des bronches ; elle a même un estomac et doit être nourrie à la cuillère ; dans son corps circule l’hémoglobine.
À son tour, l’auteur devient progressivement train. Train de banlieue, de marchandises, de travaux, de laveurs. Électrique ou diesel. Et la gare devient port sans écume, sous ses vagues humaines, combien de kilos de chair vivante dans ce train ? Trajet toujours le même, points de repère, de jour comme de nuit, bâtiment, couleur, odeur, jusqu’au nombre de traverses entre chaque gare.
Au cours de ce récit-roman-poème nous sont contés différentes histoires de revendications. Un PDG en visite, un projet de fermeture du triage et la fin du fret dans son attaché-case, qui se demande, provocateur : « Est-ce qu’ils aiment être conducteur ? ». Directeur protéiforme, fantomatique, existe-t-il vraiment ? Se syndiquer ? Pour beaucoup, c’est nouveau. Faire la grève ? Les conducteurs s’interrogent, solidaires des salariés qu’ils transportent « Ça aurait été le matin/ je serais des vôtres/on a emmené les gens au travail/je veux les ramener à la maison ». La grève est l’occasion de découvrir les rouages de l’Entreprise, de nouveaux collègues, des labyrinthes de couloirs inconnus. On peut, ailleurs dans le texte, voir un clin d’œil appuyé aux manifestations actuelles : « Putain, je suis rentré dans la boîte /il me restait trente-deux ans/ désormais, il m’en reste trente-quatre/plus j’avance, plus ça recule ».   
Il relate quelques incongruités ou anecdotes comme les interférences radio entre son train et un bateau longeant la côte vers le Havre. Des assassinats d’étourneaux ou de buse, une chasse au sanglier, qui provoquent retards ou barbecue. 
Devenir chef à son tour ? Impossible pour certains de passer de l’autre côté sans y perdre son honneur.
Des récits de « travail prescrit et de travail réel », comme mes compagnes et compagnons de la Compagnie aiment à l’analyser. Trucs et astuces de métier. Freiner en douceur sans que la surface du verre de café ne se ride.  
J’ai retrouvé cette « anecdote » des patins de frein de trains venant d’Italie, anormalement usés racontée par un ami cheminot (« Le train comme vous ne l’avez jamais lu » aux éditions de l’Atelier). Ou l’irruption de la vérité brutale, des attentats de Madrid.
Pour conclure, il écrit, mise en abyme, comme en miroir : « depuis mon clavier/je voyage au-delà des rails ».

Martine

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