« Moi, j’aime pouvoir faire mon travail de manière bien organisée »

Jordan, agent de service au sein d’une maison de retraite

Le maniement de l’auto-laveuse

Au début de mon travail d’agent de service en maison de retraite, la cadence était trop intense pour moi. Je m’efforçais de me concentrer sans arrêt pour bien réaliser ce qui m’était demandé : réceptionner le linge propre, le trier, le plier… Si les changements me troublent ou si me concentrer me demande plus d’efforts qu’aux autres, c’est que je suis classé comme autiste léger.  Je souffre en effet de dysgraphie et de difficultés de langage. Compte tenu de mon handicap, le médecin du travail a proposé un emploi du temps aménagé. Je travaille cinq jours par semaine, du lundi au vendredi, pour un total de trente heures. Et je commence une heure plus tard que mes collègues, à sept heures trente. 

Aujourd’hui, je peux dire que, dans mon travail, je tiens le rythme. Je m’adapte aux petits imprévus, mais si un changement intervient sans que j’aie été prévenu, ça me stresse. C’est par exemple le cas, quand je dois interrompre soudainement le maniement de l’auto-laveuse. Moi, j’aime bien pouvoir faire mon travail de manière organisée.

Mon handicap a été identifié par l’institutrice alors que j’avais trois ans, lors de ma première année de maternelle. Quand elle a dit à mes parents que je ne ferais jamais d’études, cela a été un choc pour eux. À la fin de ma classe de cinquième, j’ai été orienté vers une quatrième accueillant des enfants en échec scolaire. Le programme scolaire n’était pas différent des « quatrièmes classiques » mais nous étions deux fois moins nombreux. Du coup, les enseignants étaient beaucoup plus disponibles. Le vendredi, nous avions des stages à l’extérieur de l’établissement afin de découvrir différents emplois. J’ai enchaîné avec une classe de troisième qui comportait six heures hebdomadaires de découverte d’un métier. Je suis allé en stage sur différents lieux, en cuisine et en écoles maternelles. Dans une maison de retraite, je devais remplacer une personne mais celle qui devait me former n’est pas venue. Des collègues venaient m’aider. La cadre de santé m’a dit : « Ça se voit que vous êtes motivé ! ». Mais après trois jours de travail, j’étais tellement fatigué que ma responsable a estimé que si je continuais comme ça, je serais bon à être ramassé à la petite cuillère. C’est pourtant là que j’ai trouvé ma voie. Au lycée professionnel, j’avais aussi des stages, bien sûr. J’ai passé et réussi mon BEP « Carrières sanitaires et sociales ».  

Et après j’ai tenté une mention complémentaire d’aide à domicile. Au foyer-restaurant de Vienne, j’avais des contacts réguliers avec des résidents, j’aime être en relation avec des personnes âgées. Je n’ai pu passer que l’épreuve cuisine, la partie pratique de l’examen. On m’a dit que j’aurais quand même pu me présenter à l’examen théorique, mais il paraît que ma demande d’inscription avait été déposée trop tard…. Cela m’a beaucoup déçu. 

Ensuite, en janvier 2013, celle qui s’occupait de moi à la mission locale1 m’a trouvé un travail à la maison de retraite où je suis encore maintenant. J’ai travaillé une semaine à l’essai dans cette maison de retraite fondée par « La congrégation des sœurs de Saint-Joseph », dirigée aujourd’hui par un laïc. Et à la fin de la première semaine, la maîtresse de maison a constaté que j’étais opérationnel. J’ai été embauché dès que j’ai obtenu ma RQTH2, cinq mois après. En attendant, au chômage, sans indemnité, je n’ai pas perdu mon temps puisque je me suis engagé dans l’association « Les blouses roses » comme bénévole en maison de repos. 

J’étais assez fier de montrer à ma tutrice de la mission locale, qui m’a permis d’accéder à ce travail, que j’avais réussi à obtenir un poste. C’est une personne importante pour moi. Pendant cette période, elle me suivait et, une fois par an, elle m’accompagnait quand j’étais reçu par le directeur pour l’entretien annuel de bilan. 

Le 2 mai 2013 j’ai signé un Contrat Avenir d’abord de 24 heures. Puis, comme tout se passait bien, de 30 heures hebdomadaires, soit trois ans au total, durée des Contrats Avenir. Puis j’ai enchaîné les CDD pendant deux ans. Cela coûtait moins cher à l’établissement et moi je percevais la prime de précarité. J’ai finalement obtenu un CDI en décembre 2019. C’est bien la preuve que j’assure mon emploi de façon satisfaisante. 

« J’assure le suivi de la dotation du linge »

J’aborde cette année ma dixième année de service dans cet établissement. D’abord affecté à un poste d’agent de soins, j’aurais dû bénéficier d’une formation de deux semaines. J’ai donc préféré faire du ménage que travailler aux soins parce que cela me permettrait de souffler même si c’était moins valorisant. Ainsi, le lundi, sous l’autorité du responsable hôtellerie, j’assure le suivi de la dotation du linge en lien avec l’entreprise qui le lave. C’est moi qui veille à sa bonne réception ainsi qu’à sa distribution en tenant à jour un tableau sur lequel je reporte toutes les informations. Je m’occupe aussi du linge destiné au personnel : blouses, pantalons… En principe, les draps sont changés une fois par semaine. Mon travail c’est d’anticiper sur les besoins en période de congés mais aussi en fonction des résidents. Certains sont en effet atteints de troubles Alzheimer et beaucoup sont incontinents. Dans ce cas, l’établissement utilise des draps faciles à poser : cela soulage un peu le travail des aides-soignantes. 

Pour ce qui concerne le nettoyage, la responsable de l’entretien m’a, pour commencer, montré les locaux dont je serais chargé et expliqué le fonctionnement des différents appareils : une autolaveuse et une « Centrale ». Cette dernière machine dose automatiquement les produits nettoyants, nous évitant des manipulations dangereuses ainsi que des erreurs de dosage. 

Je suis maintenant responsable de la propreté des couloirs, des toilettes ainsi que des ascenseurs, des bureaux, du hall du rez-de-chaussée et de la salle à manger. Pour l’entretien de ces surfaces, je dispose de l’auto-laveuse dont l’utilisation occupe plus ou moins 20 % de mon temps de travail. Il y a trois ou quatre ans, ma responsable voulait imposer un deuxième passage dans un des couloirs. Je lui ai dit : « Attendez que je vous explique… La salle à manger qui est au bout du couloir doit être affectée à un autre usage. Personne ne va plus y manger. J’ai conçu mon travail de nettoyage en fonction de ça ». Elle m’a remercié pour mes explications. Et quand un nouveau responsable est arrivé, c’est moi qui l’ai informé de la façon dont nous organisons le nettoyage et qui lui ai fait visiter l’établissement.

Il y a dix ans, on m’a demandé de remplacer la personne qui s’occupait des dotations en produits de nettoyage, papier toilette, bobines essuie-mains, gants de toilette jetables, désinfectants…  C’est un poste qui demande d’être réactif. Il faut savoir anticiper afin que rien ne manque, à chaque étage, dans les placards où sont rangés tous ces produits. J’ai dû donner satisfaction puisque c’est moi qui continue, depuis tout ce temps, à remplir cette tâche. Lorsqu’un fournisseur est annoncé, toutes les quatre à six semaines, je vérifie l’état des réserves et je vais voir le responsable hôtellerie : « Voilà tout ce qu’il reste, voilà ce qu’il faudrait commander… » Au début, le responsable et le fournisseur faisaient le tour des points de stockage. Mais, maintenant que je connais mon job, ils me font confiance. Ça leur fait gagner du temps ! Je dis de quoi j’ai besoin, ils me donnent ce qu’il faut. Quand je commande plus ou moins que d’habitude, ils me posent la question : « Vous êtes sûr que vous aurez la bonne quantité ? » Je leur réponds : « Ne vous inquiétez pas… J’ai l’habitude. » Malgré mes problèmes de lenteur, c’est donc moi qui les rassure et qui, grâce à ma mémoire sélective, leur épargne la vérification des réserves. Plusieurs fois, ils m’ont félicité pour mon travail. 

Mon emploi du temps est toujours le même. Le matin, en arrivant, je consulte les messages sur ma tablette « Netsoins ». C’est un outil de gestion spécialisé pour les maisons de retraite et les EPHAD3. Ainsi nous sommes informés de la présence ou de l’absence de tel ou telle collègue, d’une réunion programmée par le directeur. Les réunions ont lieu en général après quinze heures, c’est-à-dire hors de mon horaire de travail. Donc, quand j’y assiste, je suis payé en heures supplémentaires. Le logiciel annonce aussi les activités culturelles proposées aux résidents ainsi que celles qu’ils peuvent effectuer hors de l’établissement. Nous sommes aussi mis au courant des décès car les résidents qui arrivent ici vont, pour la plupart, y terminer leur vie.

Notre équipe d’entretien compte cinq personnes : trois femmes et deux hommes dont moi. Sur une semaine, nous ne sommes présents tous ensemble qu’un seul jour. Comme partout il y a un manque de personnels, aussi mes collègues ont dû devenir plus polyvalents. Ils assurent d’autres activités : servir le petit déjeuner, aider à l’office le soir et les week-ends, accompagner les résidents lors des repas etc. Les résidents, je les croise le plus souvent dans les couloirs ; je les salue d’un bonjour, je leur demande comment ils vont et parfois nous parlons de la météo ou de l’activité qu’ils viennent de faire. Je croise aussi leurs familles, surtout en fin de semaine, on se salue.

Avec mes quatre collègues en charge du ménage, j’ai de très bonnes relations. Ce sont des amis que je fréquente hors de l’établissement. Ils savent que je suis handicapé. C’est moi qui leur ai dit. La plupart restent bouche bée parce qu’aujourd’hui ça ne se voit quasiment pas sauf quand je suis dans des situations de stress. J’ai été suivi jusqu’à l’âge de dix-neuf ans par des orthophonistes pour atténuer mon bégaiement. Mon émotivité et mes lenteurs ne m’ont d’ailleurs pas empêché de décrocher mon permis de conduire. Il m’a fallu soixante heures de cours et 3.000 kilomètres de conduite accompagnée réalisée avec mon père. Finalement, à l’épreuve du code, j’ai eu le meilleur résultat de la session : 26,50 points sur 30, l’examinateur m’a félicité et il m’a même dit : « Tu peux être fier ! ». 

Ce permis de conduire m’a permis d’avoir plus d’autonomie pour me rendre par exemple plus facilement à la piscine et faire de la plongée sous-marine. J’ai même passé un niveau, le PESH 124. Avec mon club, l’an passé nous sommes allés au Costa-Rica ; cette année la destination n’est pas encore fixée. Pour devenir tout à fait indépendant, il faudrait que je cesse de résider chez mes parents. Le SAVS5 m’a permis de tester mes capacités à habiter seul. Nous avons eu une formation pour apprendre à tenir notre logement, à gérer notre budget, à préparer nos repas. Cela s’est très bien passé. J’envisage d’acheter un appartement, cela me semblerait plus rationnel que de payer un loyer.

Surtout, cela me rapprocherait de mon travail, m’épargnerait de la fatigue et du stress. J’aurais moins la sempiternelle obsession d’arriver en retard.

1 – Mission locale pour l’emploi des jeunes, couramment appelée « Mission locale ». 

2 – MDPH : Maison Départementale des Personnes Handicapées. Les maisons départementales des personnes handicapées accompagnent au quotidien les personnes handicapées dans tous les domaines de leur vie, quels que soient leur âge et leur situation. Une MDPH a une mission d’accueil, d’information, d’accompagnement et de conseil des personnes handicapées et de leur famille, ainsi que de sensibilisation des citoyens au handicap. Elle attribue, après examen du dossier la Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH). Elle permet, entre autres, à l’employeur de bénéficier d’abattement en matière de cotisations. 

3 –  EHPAD : Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes

4 –  PESH 12 : « Personne en situation de handicap, 12 mètres ». Ce qui signifie qu’il est apte à évoluer au sein d’une palanquée mixte, encadré par un moniteur spécialisé dans la zone des 0-12 mètres

5 – SAVS : Service d’Accompagnement à la Vie Sociale. Cette structure appuie la réalisation de tout projet de vie auprès de personnes adultes handicapées par un accompagnement favorisant le maintien ou liens familiaux, sociaux, scolaires, universitaires ou professionnels et facilitant leur accès à l’ensemble des ressources collectives (transports, bibliothèques, équipements sportifs, numérique…). Cet appui comporte un volet médical et/ou paramédical en milieu ordinaire de vie (scolaire, universitaire et professionnel…) ou à domicile.

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