Parole du 28 septembre 2021, mise en texte avec François

Quand j’ai eu à choisir mon orientation après mes études secondaires, j’avais le ferme désir de m’engager dans un métier qui aurait du sens, qui serait tourné vers les autres, avec une vision un peu stéréotypée. J’hésitais entre médecin et avocat. Cependant, après réflexion, à cet âge-là, je ne me voyais guère défendre des justiciables accusés de crimes odieux. En optant pour des études médicales, j’entrevoyais plutôt une spécialisation privilégiant une approche globale du soin de la personne. La psychiatrie répondait a priori à ce vœu mais j’ai été déçue, voire choquée, par les pratiques dont j’ai été témoin lors de ma formation. Quant à choisir la spécialisation « Médecine générale », je n’étais pas à l’aise avec l’apprentissage que j’en avais eu dans notre approche occidentale très technicienne, trop superficielle à mon goût, s’intéressant à l’aigu et à l’organe, peu à a personne.
Un stage en qualité d’externe à l’hôpital militaire de Percy en Ile-de-France, dans l’unité des grands brûlés, m’a permis de constater que la réanimation conjuguée avec l’anesthésie répondait à mon idéal de soins. Être un soignant qui veille, qui contribue au maintien de toutes les dimensions d’une patiente, faisait sens pour moi ; je me sentais à ma place.
Au fil de mes postes, j’ai vite découvert qu’on m’avait plutôt appris à réparer des corps comme un mécanicien répare un objet. Mais pour moi, la santé cela ne se produit pas, cela se chérit, se prévient, se protège, se maintient, s’entretient… mais cela ne se produit pas !
Quand j’ai commencé à disposer d’informations sur l’arrivée du COVID notamment du fait de mes engagements à partir de septembre-octobre 2019 dans le Collectif Inter Hôpitaux, j’ai tenté d’alerter ma communauté professionnelle, parfois sous une forme poétique afin de rompre avec les discours officiels. À présent, il me semble que j’étais alors dans une posture de lanceuse d’alerte et cela m’a valu des critiques. Quand j’évoquais la crise à venir, je ne suscitais que des haussements d’épaules. Certains considéraient que nous n’allions devoir faire face qu’à une « grippette ».
J’étais confrontée à du déni alors que j’estimais que nous ne serions pas meilleurs que les autres, notamment nos collègues italiens, quand nous aurions à accueillir les premiers patients. Les égos individuels et celui plus global de l’institution m’apparaissent comme de graves dangers. J’étais inquiète au vu des stocks de médicaments, de protections, de matériels… qui ne me semblaient pas être à la hauteur d’une crise dont nous ignorions les caractéristiques. En outre, une ambiance délétère, faite de pessimisme et de désenchantements, s’installait insidieusement. N’annonçait-elle pas des départs notamment de jeunes collègues ?
Certes, de nombreuses interventions ont été déprogrammées, mais du fait du manque national de médicaments (sédatifs et morphiniques) et du manque de matériel de protection et non à cause du nombre de patients COVID sur site. Il convenait aussi de limiter les transmissions du coronavirus au sein de l’hôpital. Le manque de médicament n’a cependant pas été un mythe, certains protocoles de sédation ont été changés dans les régions les plus touchées par l’épidémie, recommandant l’utilisation de produits que nous n’avions plus l’habitude de manier. Et même dans les régions peu touchées par le COVID telles que le Puy-de-Dôme où j’exerçais, les blocs ont peiné à retrouver « le plein régime » du fait de la pénurie d’approvisionnement en médicaments d’anesthésie (Propofol et curares notamment).
Le 18 mars, j’ai pris connaissance d’annonces invitant les soignants à conforter les équipes en région parisienne et en Alsace. Ayant sollicité d’être affectée la réserve sanitaire, je n’ai eu aucune réponse concrète, j’ai donc pris contact directement avec le CHU de Strasbourg.
Sur le trajet qui m’a conduit à Strasbourg, l’ambiance était très bizarre, quasi irréelle, j’ai mesuré l’immobilité du pays. Petite anecdote : j’ai découvert quelques semaines plus tard qu’un radar autoroutier avait enregistré un excès de vitesse : le mien ! Sur la base d’informations diffusées par les médias, j’imaginais des équipes épuisées, luttant avec des moyens sous-dimensionnés, utilisant par exemple des sacs poubelles en guise de blouses à usage unique. À mon arrivée, les ballets d’hélicoptères soulignaient la quasi-absence de voitures dans les rues.
Contrairement à mes craintes, j’ai été accueillie par des équipes, certes fatiguées, mais particulièrement bien organisées. La solidarité entre les personnels était impressionnante. Les responsables, à l’écoute de leurs équipes, avaient su anticiper la crise et cherchaient à préserver autant que possible les soignants les plus âgés. Au-delà de l’hôpital, la solidarité était palpable. Ainsi, durant tout mon séjour, j’ai été hébergée gracieusement par un particulier.
Trouver sa place dans un tel contexte n’était pas évident. J’ai immédiatement tenté d’apporter mon aide le mieux possible. Je fus intégrée au service accueillant les cas les plus graves. C’était l’unité la mieux structurée, regroupant des collègues très compétents. À leurs yeux, c’était, fort justement, un moyen de faciliter mon intégration. Je pense rétrospectivement que j’aurais été en plus grande difficulté si j’avais été affectée au sein d’unités dite « en mode dégradée ». Là, des soignants très engagés mais moins expérimentés aux réanimations lourdes étaient à l’œuvre. Ces unités accueillaient donc des patients dont l’état de santé était identifié comme moins dramatique.

Dans l’unité, le taux de mortalité était impressionnant. Nous recevions des patients plus jeunes que ceux que j’accueillais d’ordinaire en réanimation dans mes postes précédents. J’admirais notamment une équipe de chirurgiens, d’infirmières de bloc et d’externes fonctionnellement sans activité qui retournait régulièrement les patients placés sous respirateurs pour améliorer leurs soins, dévouée à la tâche que l’équipe de réanimation lui avait confiée après l’y avoir formé. Comme aucune visite de proches n’était autorisée, sauf quand un décès était imminent, les soignants téléphonaient aux familles chaque jour, en fin de matinée ou en début d’après-midi. C’était pour moi des moments éprouvants d’autant que la majorité d’entre elles n’appréhendaient pas le degré de gravité de l’état de santé de leurs parents.
Je m’insurgeais sur le fait que des médecins consacraient des heures de travail à rechercher des lits dans des hôpitaux en pleine première vague COVID. Ne pouvait-on pas mettre à leur disposition des logiciels et des personnels qualifiés en logistique qui leur auraient permis de se consacrer à des missions en rapport avec leurs expertises médicales ?
Dans les semaines qui suivirent mon retour à Clermont-Ferrand, je pris plus amplement conscience de la perte de sens qui marquait de plus en plus mon métier et les institutions hospitalières. La crise du COVID n’était qu’un symptôme des maux de notre société. Elle cristallisait des dysfonctionnements récurrents. Ainsi, je retrouvais un système imprégné par une culture de la domination et par la priorité donnée aux egos qui font oublier que tout pouvoir implique des devoirs de responsabilité. Cela conduit aussi à ne pas prendre conscience de ses erreurs et à occulter ses défaillances. Dès lors, l’incompétence s’installe. Elle mène à la malveillance tant à l’égard de ses collègues qu’à celui des patients. En outre, l’incompétence nourrit la défiance chez ses interlocuteurs. Comment ne pas penser aux décisions erratiques des pouvoirs publics à propos des masques ? Quitter l’hôpital était devenu pour moi une évidence, presque une nécessité. Cependant, compte tenu des tensions sur les effectifs, je ne voulais surtout pas mettre mes collègues en difficulté. Aussi, je différai mon départ de quelques mois pour limiter ses conséquences sur le service.
J’observe dans ces processus de déni qu’une majorité des personnels préfère exécuter les consignes de leurs supérieurs et considérer que quand on pense avoir tout bien fait, on n’a rien à changer. Cette posture, qui vise à se mettre à l’abri de tout reproche en respectant à la lettre des protocoles, entrave la qualité des soins alors même que l’on a fait le constat que ledit protocole s’avère inefficace voire dangereux. Nous sommes là à l’opposé de ce qu’ont engagé en pleine crise sanitaire des groupes de citoyens et des Makers. Les premiers, constatant la pénurie de masques, se sont mobilisés pour en fabriquer jusqu’à ce qu’une directive publique freine leur production par crainte de plaintes déposées par des patients ou par leurs familles. Quant aux Makers, engagés dans la conception et la fabrication de respirateurs, ils n’ont pas reçu les soutiens publics qui auraient été en cohérence avec les attentes des hôpitaux. Que ces initiatives aient été bridées lors de la première vague peut être admis. Mais un an plus tard et notamment dans les départements ultramarins, nous n’avons pas vu une utilisation rationnelle des initiatives qui avaient fait leurs preuves en métropole. Cela met en lumière un quasi-déni des apprentissages collectifs. Cette négation de l’intelligence collective m’apparaît comme intolérable surtout quand on mesure la puissance de l’intelligence collective confrontée à des situations de crise majeure. Comment ne pas reconnaitre que ces collectifs contribuent aussi à réduire les peurs éprouvées par chacun ? Le Collectif Inter Hôpitaux, par exemple, a été un vecteur de diffusion de pratiques pertinentes pendant la crise.
Beaucoup de critiques ont été adressées aux directeurs d’hôpitaux arguant qu’ils n’étaient mus que par des considérations financières. C’est pour partie injuste, des gestionnaires de services ont été parfois des acteurs qui ont facilité des initiatives. Cependant, je suis convaincue que l’émergence d’une gestion démocratique implique une intégration plus consistante des personnels mais aussi celle d’associations de patients et de leurs familles. C’est à mes yeux la voie vers une gouvernance efficiente, capable de redonner du sens à nos vies professionnelles et à l’Hôpital public.
Or, en l’état, je suis inquiète quant à la manière dont sont formés et mobilisés les étudiants en médecine. Sur leurs épaules pèsent des charges immenses qui me semblent de nature à les décourager. Moi-même, je suis guettée par des formes de démotivation. Je suis partagée.
M’engager dans des projets qui visent notamment à préparer mes jeunes collègues à leurs futures activités est pour moi la voie qui me semble la plus appropriée pour dépasser les nécessaires dénonciations et accéder à ce qui ne cesse de me motiver : promouvoir des pratiques préventives de soins et l’action collective.
Parole de Margot, le 28 septembre 2021, mise en texte par François
P.S. Février 2022 : Margot vient de publier son livre « Mon blanc de travail, un cri du care », des précisions dans cet article