Parole de janvier 2021, mise en texte avec Pierre


Depuis la voie express, je vois à l’horizon les pylônes du pont de Saint-Nazaire et le grand portique rouge des Chantiers de l’Atlantique. Ce sont les marques qui indiquent que je m’approche de mon lieu de travail. Entre les marais du Mès où j’habite et le site du bateau en construction, il y a quarante-cinq minutes de trajet. Arrivée aux abords de la gare SNCF, j’ai conscience d’entrer progressivement dans l’environnement du chantier naval. Je bute sur le port. Contourner le bassin de Penhoët dont une rangée de cafés ouvriers borde les eaux un peu glauques. S’engouffrer entre deux très longs bâtiments industriels aveugles dont la perspective semble se refermer comme un entonnoir. Ici se pressent les gens qui arrivent au boulot au même moment. Ça bouchonne. Visuellement, ce passage ressemble à un sas au-delà duquel j’entre dans une autre dimension. Pas d’erreur : j’y suis… Il faut encore se trouver une place de stationnement à proximité de la porte qui donne accès à la forme des navires en phase de finition, au bord de l’estuaire.
En fait, c’est au moment où je passe le tourniquet que j’ai vraiment le sentiment de pénétrer dans le chantier. Le navire est là comme un mastodonte déjà bien abouti. Il barre l’horizon. Je franchis la passerelle pour entrer dans le ventre du bateau. Là, j’arrive dans une espèce de grand couloir sur lequel débouchent les escaliers qui desservent les niveaux supérieurs. Dans ce couloir de service uniforme qui court sur toute la longueur du bateau, toutes les portes se ressemblent. Ça grouille de gens très pressés. Si tu n’as pas établi un itinéraire très codifié, tu peux errer comme une âme en peine. Tu te retrouves dans des escaliers plus ou moins étroits. Tu continues de monter. Et tu arrives dans des culs de sac… Alors tu redescends. Il m’est arrivé plusieurs fois de me perdre. J’ai dû demander mon chemin. Je ne savais plus où étaient babord, tribord, la proue, la poupe. Donc, il vaut mieux avoir repéré le moyen le plus court pour atteindre le local où tu travailles. Par la suite, tu empruntes toujours le même parcours. C’est la raison pour laquelle, en réalité, je ne vois pas grand chose du bateau à part les évolutions des endroits que je traverse. « Ah tiens, ils ont posé ci. Ah tiens ils en sont là… » C’est sur mon trajet. Je n’ai pas franchement le temps de déambuler à travers le bâtiment.
La période où j’arrive sur les bateaux est celle de la finition, après que les métallos ont assemblé les blocs de tôles dans les hangars et les ont amenés avec les portiques géants pour les souder les uns aux autres comme un jeu de construction colossal. J’interviens pendant le dernier quart de la construction. Il y a eu les habillages, l’objet est déjà bien façonné, il a un aspect moins brutal que celui qu’il offre dans les formes d’assemblage aperçus au loin, entre les ateliers. Pendant plusieurs mois, j’assiste ainsi à sa lente transformation, jusqu’au moment où survient une dernière accélération où tout se met en place. Et ce qui était un pur assemblage de tôles brutes devient un lieu de vie confortable, séduisant, parfois somptueux.

Quand j’arrive dans le local où je dois intervenir, j’ouvre mon coffre, je sors mes affaires et je m’installe dans mon boulot. Le registre de mes activités en peinture-déco sur les paquebots comprend tout ce qui est faux-bois, faux-marbre, dorure à la feuille, frises et peintures décoratives sur corniches, portes, cloisons et divers volumes. Dans un chantier naval, le recours aux illusions de matière a notamment pour intérêt de permettre des gains de poids. Comme sur les épontilles en métal ou sur les colonnes et les pilastres en staff où je vais réaliser, par exemple, du faux marbre en peinture. De même, pour des raisons de poids et de résistance au feu, le constructeur limite l’emploi du bois massif pour utiliser plutôt du contre-plaqué, des stratifiés avec parements en bois divers, ou… du décor peint. L’illusion de matière permet aussi de contourner des contraintes physiques. Lorsque les lignes de la coque, à l’arrière et à l’avant du bateau, imposent des courbures que les stratifiés ne supportent pas, les plaquistes réalisent des panneaux incurvés par bandes. Sur le Queen Mary II, il y avait, par exemple un salon-bar dont les baies vitrées donnaient sur la proue. Les cloisons dans lesquelles ces ouvertures étaient encastrées présentaient une double courbure, verticale et horizontale. Comme tout le reste du décor était en stratifié d’acajou, il a fallu que, par la peinture, je donne l’illusion que la partie courbe était, elle aussi, réalisée en acajou. Objectif atteint puisque les gens se sont demandés comment les menuisiers avaient réussi l’exploit de courber ces panneaux de bois dans les deux sens. Petite satisfaction personnelle…
Pour rester bien concentrée sur mon travail, il me faut faire abstraction d’une partie de ce qui m’entoure. Je dois en particulier oublier le bruit omniprésent : ponçeuses, scies, martellements, et surtout lapidaires. Si je me trouve juste sous l’alarme au moment où ils déclenchent un essai, et malgré mes bouchons d’oreille, ça me rend folle ! Je redescends de mon escabeau en catastrophe, les oreilles déchirées… Et puis, il y a la poussière aussi omniprésente qu’inévitable. Je dois nettoyer chaque jour la partie où je vais travailler parce que, tous autant que nous sommes, soudeurs, plombiers, électriciens, staffeurs, marbriers, tapissiers, peintres, nous partageons le même espace. Tout cela est en principe coordonné dans les bureaux d’études des Chantiers. Mais rien ne remplace la concertation quotidienne qu’il faut mener sur le terrain de manière à pouvoir tous travailler en bonne intelligence. Tu viens, par exemple, de terminer un travail à l’huile et tu vois venir le menuisier avec sa ponceuse, il faut réagir très vite: « Oups, mon ami, arrête tout! C’est de l’huile, et c’est frais! ». Ou la petite montée d’adrénaline quand le chef de lot te dit: « Ah, on avait oublié d’ouvrir une trappe de visite… », il faut te faire à l’idée de voir le panneau que tu viens de réaliser être attaqué à coups de lapidaire. Tu apprends alors que la meilleure parade est de rester zen et de « respirer avec le ventre »… parce que ces aléas font partie intégrante du boulot. Tu sais qu’au mieux il faudra effectuer retouches et raccords, et au pire recommencer tout le travail. Tu as intérêt à être très carré sur le respect de ton espace. Il faut se mettre en accord, ne pas se marcher sur les pieds, ne pas laisser ton escabeau tout seul pendant un quart d’heure ou une demi-heure (chacun attache le sien avec chaîne et cadenas ; c’est un réflexe que tu acquiers). Une fois que les choses ont été mises au point, tout se passe très bien. Question de respect mutuel et de respect du travail.

Souvent, les ouvriers qui passent s’arrêtent pour observer mon travail de peintre-décorateur: décors, trompe l’œil. C’est une activité qui suscite de la curiosité. Ce que j’apprécie. Ils regardent en silence. Ou bien ils posent une question, se permettent un commentaire… Ce n’est jamais ironique. Pas machiste non plus. Il est vrai que, les premières années où j’ai travaillé ici, il y avait très peu de femmes sur les bateaux. Je sentais qu’il pouvait y avoir une observation légèrement distante, voire parfois condescendante. Comme si ma présence semblait… martienne. Il m’arrivait d’entendre quelques réflexions, de constater quelques comportements un peu « limite ». Mais, très vite, à partir du moment où ils me voyaient travailler, c’est un certain respect qui prenait place. Comme s’ils se sentaient, en quelque sorte, valorisés par cette activité artistique complétant leur activité de constructeurs de bateaux. Cela facilite les relations quand j’ai besoin par exemple qu’un peintre en bâtiment prépare un fond. Je peux discuter avec lui d’égal à égal : il faut que ce soit nickel, que ce fond ne soit pas cordé dans un sens qui va à l’encontre du fil d’un faux bois, ni qu’il rende une surface en « peau d’orange » avec le rouleau. Cet échange avec le peintre, c’est évidemment une façon de faire appel à sa compétence et de la reconnaître: « Là, il va y avoir du travail fin, il faudra faire attention ». Souvent, il revient me voir « Ça va, là, les fonds ? » On regarde ensemble : « Impeccable» ou bien « Il y a des petits trous ici ou là… » On fait le point. Mais on n’a pas vraiment le temps de finasser…
Il faut dire que, vu le rythme de production des navires construits par séries identiques, nous sommes tous obligés d’aller de plus en plus vite. Les contraintes grandissantes de délais finissent ainsi par entraîner une certaine dépréciation du travail. À devoir franchir les étapes sans pouvoir tout le temps respecter les temps de séchage imposés par les matériaux, on fait souvent du moins bon boulot. C’est alors que la rentabilité l’emporte sur la qualité. Dans chaque secteur, pour faire jouer la concurrence et tirer les prix vers le bas, la direction fait appel à des opérateurs privés, à des sous-traitants, à des travailleurs intérimaires qui passent faire leur part de boulot et qui, la plupart du temps, ne reviennent jamais. Au final, ils n’auront pas eu le même investissement que les ouvriers attachés aux Chantiers, qui s’y sont formés, ont grandi avec, ou qui, comme moi, ont vécu dans son environnement, même un peu lointain.
Nous n’étions pas dans cette logique-là quand nous avons construit le Queen Mary II. Ce n’était pas un bateau de série. C’était une pièce unique avec des finitions formidables. Ça nous a rappelé ce qui a rendu la construction du France légendaire. Il y avait un caractère d’exception qui faisait que les gens pouvaient avoir la satisfaction de dire « J’y étais ».
Le Queen Mary II ne voulait pas du tout être le plus gros paquebot du monde. Il n’y avait aucune surenchère de cette sorte. C’était un grand bateau, un monument. Cependant, la taille n’était pas son argument. Il avait une forme de vrai bateau, avec une proue et une poupe. Du coup, je me suis baladée sur le Queen Mary II. Je n’ai pas résisté. Je suis allée voir. Il avait effectivement des volumes magnifiques, de beaux matériaux, des lignes très stylisées, très sobres, tout à fait dans l’esprit « Arts décos » des années 30. J’ai voulu voir parce que j’avais conscience du caractère remarquable et esthétique de ce bateau-là. Ce n’était pas un immeuble flottant comme ces paquebots que l’on construits actuellement, qui consistent en des empilements de cabines, des façades de balcons et de baies vitrés posés les uns à côté des autres au-dessus de l’eau, et qui sont reproduits à l’identique avant d’être livrés sans grande cérémonie à leurs armateurs pressés de les rentabiliser.

Pour l’inauguration du Queen Mary II, la direction avait annoncé qu’il y aurait des festivités inhabituelles. Comme s’il avait paru nécessaire de renouer symboliquement avec la tradition de construction de ces fameux liners qui ont fait la réputation des Chantiers de l’Atlantique. Ça nous raccrochait à un passé où la qualité du savoir-faire était la spécificité de St Nazaire.
Et puis il y a eu l’accident.
C’était un samedi matin, peu de temps avant la livraison du bateau. Une équipe de ménage du Queen Mary II ainsi que des visiteurs devaient monter à bord. Mais il se trouve que, ce jour-là, il pleuvait des cordes. Il semblerait que le vigile chargé de vérifier les badges, qui, normalement, se trouve en bas de la passerelle, était en haut, à l’abri. Donc, tous les gens qui s’y étaient engagés étaient à la queue-leu-leu pour monter à bord. Et la passerelle qui avait un défaut de conception s’est subitement écroulée sous le poids vingt mètres plus bas. Il y a eu seize morts. J’étais chez moi. J’ai entendu l’information à la radio. J’ai sauté dans ma voiture, et je suis immédiatement venue au pied du bateau. Cinq cents personnes – peut-être mille – se sont retrouvées spontanément sur le terre-plein, juste à côté. Ce n’étaient pas des badauds, c’étaient des gens qui travaillaient tous les jours sur le Queen Mary. Et on est resté là comme ça, côte à côte, la gorge serrée, dans un silence total. On avait tous ce besoin d’être ensemble près du lieu de l’accident, chacun pensant en son for intérieur : « Mais ça aurait pu être n’importe lequel d’entre nous. On a tous utilisé cette passerelle… » Je ne sais plus si quelqu’un a parlé. Il n’y avait pas besoin de discours.
Le lundi, tout le monde est revenu au chantier. On n’entendait pas le son d’une seule radio. Il y a eu une atmosphère de plomb pendant toutes ces semaines qui ont précédé le départ du bateau. Bien sûr, la grande cérémonie de livraison du Queen Mary II a été annulée. Pour une fois, tous les ouvriers des Chantiers avaient été conviés à l’événement. C’était quelque chose pour lequel on s’était fait une grande joie : l’occasion de marquer de manière festive une forme d’appartenance et la fierté d’avoir été, dans la lignée du France ou du Normandie, capables de fabriquer autre chose que des séries d’hôtels flottants. Sombre période.
Le temps a passé. Peu à peu, nous avons repris nos repères. Et, chaque soir, quand je reviens chez moi et que j’arrive à Pont d’Armes, je prends la petite route qui descend en sinuant aux marais : et là, je respire. C’est le sas apaisant où je retrouve mon univers avant de rentrer à la maison. Il a fallu que j’attende d’être sur la voie rapide pour commencer à décompresser, et progressivement évacuer l’univers du boulot. À partir de Saint Molf, je commence à retrouver la nature qui m’est familière. Enfin, j’arrive dans ma cour. Les chantiers, c’est de l’humain industriel. Chez moi, c’est une sérénité qui monte des salines. Deux univers tellement opposés, et qui, pourtant, se côtoient de manière si proche…
Parole de Laurence, décoratrice aux Chantiers de l’Atlantique, mise en texte avec Pierre