Parole du 7 avril 2022, mise en texte par Christine

« Ambulancier », ça n’existe pas dans le répertoire des métiers de la fonction publique hospitalière. Officiellement, je suis « conducteur ambulancier » au SMUR, le Service Médical d’Urgence et de Réanimation. Cela signifie que je ne suis pas supposé être au contact du malade. Comme si je pouvais manutentionner un patient sans être à son contact, alors que je le porte pour le mettre sur son brancard et que je le transfère sur son lit en arrivant !
Beaucoup d’ambulanciers aimeraient accéder au SMUR ; c’est un peu le graal dans notre métier. J’y suis depuis vingt ans. J’ai commencé comme brancardier aux urgences de l’hôpital de Creil, puis je suis parti à Libourne. Pas question en arrivant d’être affecté ambulancier, je n’avais pas le permis de conduire. Mais, avec le temps, j’ai eu envie de franchir la porte et de savoir ce qui se passait avant les urgences. Alors j’ai fait la formation des ambulanciers et j’ai passé le permis – poids lourd – pour conduire aussi les AR, les Ambulances de Réanimation. Je conduis aussi bien des VLM, Véhicule Léger Médicalisé, que des AR.
C’est la régulation, le « 15 », qui déclenche les interventions. Ici, c’est un gros centre, les médecins et les infirmiers sont tous à plein temps au SMUR. Dans les plus petites unités, ils travaillent aux urgences et sont appelés au fil des besoins. Depuis une dizaine d’années, nous avons un renfort héliporté pendant la saison estivale, pour les structures du bord de mer ; un médecin du SMUR passe tout l’été à Lacanau. Mais, à Bordeaux même, le nombre d’interventions n’est guère en augmentation l’été. En revanche, nous avons eu un surcroît d’activité avec la deuxième vague du Covid. Quand je partais chercher des patients covid, c’était souvent vers Arcachon, là où les gens étaient venus se confiner. Avec le recul, je pense que le covid nous a fait retrouver de la rigueur dans l’entretien et la désinfection du matériel. Mais c’était très contraignant, surtout au début. Il fallait porter la combinaison jetable. C’est chaud, humide… un vrai sauna. Les choses ont évolué depuis. Maintenant, c’est calot, lunettes, masque, tunique kimono et gants, voire plus complet si besoin. C’est moins contraignant
Nous sortons toujours à trois pour aller sur le lieu d’intervention. Le médecin est là pour diagnostiquer et prescrire, l’infirmière est là pour mettre en place les prescriptions et moi je suis là pour les conduire jusqu’au patient. Cela, c’est la théorie. En réalité, je participe à la prise en charge du patient, surtout pour les interventions dites « primaires », quand on se rend à son domicile ou sur la voie publique Je joue plus un « rôle » strict d’ambulancier dans les transports dits « secondaires », quand nous allons le chercher pour le conduire d’une structure hospitalière à une autre. S’il est conscient, on échange, j’essaye de le rassurer. Je le faisais déjà quand j’étais au transport sanitaire dans mon établissement. Pour un patient qui va passer un examen, j’ai toujours un petit mot ou un petit conseil. Par exemple, avec quelqu’un qui n’a jamais passé d’IRM, je lui suggère de fermer les yeux pour ne pas avoir la sensation d’enfermement dans la machine. Lors des interventions primaires, les pompiers sont souvent présents, il y a beaucoup de monde. Là, j’ai surtout des relations avec l’entourage du patient : la famille, les proches, le patron, voire avec la gendarmerie si elle est là aussi. J’ai vécu mes plus beaux instants de relation avec les patients quand je faisais les transports internes au sein de l’hôpital de Libourne, avant d’être au SMUR. Je transportais les malades entre les différentes structures de l’hôpital. Ils pouvaient être couchés, valides ou en fauteuil roulant, comme ce monsieur qui avait fait un AVC et qui était hospitalisé à Garderose. Un jour, l’infirmière m’a demandé si je pouvais le conduire à Robert Boullin, à quatre kilomètres, auprès de sa fille qui venait d’accoucher. Je me suis débrouillé pour effectuer cela dans mon programme. Quand j’ai frappé à sa porte et que j’ai fait entrer son papa, ça été une telle émotion que j’en ai encore presque les larmes aux yeux aujourd’hui.
Il m’arrive, à titre exceptionnel, de dépasser ma fonction, par exemple en préparant l’adrénaline. Dans ce cas-là, je montre toujours l’ampoule vide au médecin ou à l’infirmier, qui vérifie que j’ai bien mis le bon produit dans la seringue. Je participe aussi aux massages cardiaques. Pour faire une bonne réanimation cardio-pulmonaire, il ne faut pas excéder trois minutes de massage. C’est très physique. Alors je tourne avec mes collègues, et avec les pompiers s’ils sont là. Je ne vais pas rester les mains dans les poches à les regarder. Je suis formé et recyclé pour cela et ça me permet aussi de garder le geste. Je sais que certains de mes collègues ne le font pas mais moi je participe à 100 % à la prise en charge. C’est pareil pour le brancardage, je mets évidemment la main à la pâte. Parfois c’est galère, surtout quand il y a un angle droit dans un escalier étroit, que le patient est dans un matelas coquille, qu’il est très corpulent. Nous essayons de nous débrouiller tous les trois, mais s’il le faut, nous demandons un renfort aux pompiers pour faire la manutention. Ils viennent sans problème. Je sais qu’il y a des difficultés relationnelles ancestrales entre les « rouges » et les « blancs » (les pompiers et le SAMU), voire avec les « bleus » (la maréchaussée). Mais cela se passe au niveau des chefferies. Sur le terrain, on ne le ressent que très rarement
Je travaille de nuit, par gardes de 12 heures. Une bonne nuit, pour moi, tient autant à l’activité qu’aux personnes présentes car, comme tout un chacun, nous avons plus ou moins d’affinités entre nous. Quand c’est le cas, je leur concocte un petit plus culinaire que je leur annonce par mail ou par SMS. J’adore cuisiner. Nous passons une bonne nuit, même si l’activité n’est pas très intéressante. Il y a des nuits creuses, et d’autres où l’on n’arrête pas, où je ne monte jamais me reposer dans la chambre de garde. Je le dis souvent aux stagiaires : « Au SMUR, tu sais à quelle heure tu embauches, mais tu ne connais ni le contenu de ta garde, ni l’heure de ta débauche ». Si je pars en intervention à 7 heures, je risque de ne pas débaucher à 8 ; je récupèrerai ensuite le temps supplémentaire. Par exemple, un matin, je suis parti à 5 heures chercher un bébé à Sarlat et il était presque midi quand j’ai débauché. Il y avait un brouillard à couper au couteau entre Sarlat et Bordeaux. On n’y voyait pas à deux mètres. Heureusement ça s’est bien passé pour le bébé, c’était moins méchant que prévu. Mais il m’arrive de voir des choses moches, comme des jambes coupées. Personnellement, je suis très sensible à la détresse des familles et des proches. Parfois j’ai la larme à l’œil. Je me souviens quand mes filles étaient petites. Après des interventions pédiatriques, il m’arrivait souvent de prendre mon téléphone et d’appeler chez moi pour prendre des nouvelles. Encore maintenant, quand je sors pour une IMV, une Intoxication Médicamenteuse Volontaire – autrement dit une tentative de suicide – je relativise les tensions qu’il peut y avoir à la maison avec ma grande. Je n’aime pas les nuits où les interventions aboutissent à des « bons bleus », bleus comme la couleur des bons de décès, surtout si ce sont des jeunes. J’ai l’impression de n’avoir servi à rien. Dernièrement, nous avons enchaîné un accident avec trois jeunes, tous morts, puis un deuxième accident de voiture. La maman était décédée, la fille encore consciente a fait un arrêt et on n’a pas réussi à la récupérer. Cinq dans la nuit, c’est une nuit noire.
Sur le trajet de retour après une intervention lourde, on parle des circonstances, de la prise en charge du patient. Souvent, j’essaye de réconforter mes collègues. Comme ambulancier, je tourne avec tout le monde. Un médecin ne tourne pas avec les autres médecins, alors je leur dis : « N’importe qui aurait fait la même chose que toi, ne te reproche rien ». J’apporte ce que je peux apporter, parce que c’est important qu’il n’y ait pas de tension. Je me souviens d’une prise de bec entre un infirmier et un pompier devant une victime qui était consciente. Je leur ai dit « Stop, on en discutera après ».
Depuis deux ans, nous avons aussi des « staff », des réunions de débriefing collectives où l’on discute d’un cas. Cela a été compliqué à mettre en place, certains craignaient la critique négative de leur travail. Ils n’avaient peut-être pas tout à fait tort, mais personnellement je trouve cela utile. Je le dis même aux médecins du SMUR : « Nous avons tous des secteurs où nous sommes plus à l’aise que dans d’autres. Dans mon métier, il y a des communes où je vais les yeux fermés, et d’autres où je suis un peu en difficulté pour trouver mon chemin. C’est pareil pour le médecin, il est plus à l’aise avec certaines pathologies qu’avec d’autres, qu’il soit ancien ou nouveau ». Il m’est arrivé aussi d’en parler au médecin régulateur, quand on se croise. Il avait détourné un médecin senior pour l’envoyer sur une intervention difficile, plutôt que de la confier au jeune médecin qui était là : « Comment veux-tu qu’ils acquièrent de l’expérience si tu les laisses à la base ? ». Avec certains, je peux en parler en tête à tête parce que je les connais bien.
Aujourd’hui, certains réclament que les ambulanciers du SMUR soient classés fonctionnaires hospitaliers de catégorie B. Je ne suis pas d’accord avec cela, parce que ça fermerait la porte à des milliers de personnes qui n’ont pas le bac, mais qui feraient de très bons ambulanciers. Pour moi, l’important c’est de reconnaître que nous sommes au contact avec le malade, que mon travail ne se limite pas à conduire des véhicules. Cette reconnaissance statutaire déclencherait par ailleurs des primes et des droits pour la retraite. Je l’ai dit au ministère il y a quelques années, quand j’avais été invité dans une négociation en tant que président de l’AFASH, l’Association Française des Ambulanciers SMUR et Hospitaliers. Dans cette réunion, je me suis rendu compte à quel point les personnes qui font les règles ne connaissent pas le terrain, ne savent pas ce que nous faisons. A la toute fin, j’ai demandé à la représentante de la Direction Générale de la Santé : « entre vous et moi, est-ce que les ambulanciers sont au contact du malade ? ». Pour toute réponse, elle a baissé les yeux. Il est vrai que si le ministère reconnaît que les ambulanciers de la fonction publique hospitalière sont au contact du malade, alors les compagnies privées d’ambulances devront en faire autant…
Parole de Samy, conducteur ambulancier au SMUR de Bordeaux, mise en texte par Christine