« C’est tout un travail d’aller vers les familles, et c’est très difficile »

Thierry, directeur d’école dans un Réseau d’Éducation Prioritaire

Parole du 20 septembre 2020, recueillie par Pierre et Jacques, mise en texte par Christine

À la Chesnaie
À la Bouletterie

À Saint-Nazaire, on dit « les quartiers ouest » pour parler de la Bouletterie, la Chesnaie et La Trébale. Là, vit une grande partie des familles de la ville qui se trouvent en-dessous du seuil de pauvreté (1). Cet habitat essentiellement collectif (HLM) est traversé par de larges avenues et est entrecoupé par des ensembles pavillonnaires implantés entre les différentes cités. Depuis une quinzaine d’années, dans la recherche d’une plus grande mixité sociale, les quartiers de la Bouletterie et de la Chesnaie bénéficient d’un effort de rénovation de l’existant, et de l’édification de constructions nouvelles. 

La Trébale en 2017
La Trébale dans les années 60

Je suis directeur de l’école élémentaire Léon Blum, dans le quartier de la Trébale. Construit au début des années 60, cet établissement d’environ deux-cents élèves répartis sur douze classes coïncide avec une extension de la ville vers l’Ouest. Ce qu’on a appelé ici « la ruée vers l’Ouest ». Nous faisons partie du Réseau Éducation Prioritaire renforcé (REP+) du collège Pierre Norange, avec les écoles Chedid, Camus et Rebérioux. Notre REP+ a figuré parmi les quatre-vingts labellisés « cité éducative » en 2019. Instituteur de formation, j’ai pris en charge cette fonction de direction depuis une quinzaine d’années et suis totalement déchargé de cours depuis cette rentrée. J’ai choisi de m’investir dans cette fonction parce que je trouvais intéressant de coordonner, d’animer, d’avoir toutes les informations et d’être vraiment impliqué au sein d’une équipe dans une école. Au départ, c’est plutôt la fonction qui me tentait comme prolongement de mon métier d’instituteur. J’ai choisi cette école parce que j’avais un passé en éducation prioritaire et que j’avais envie de poursuivre dans cette voie. J’ai estimé que j’avais une expérience qui pouvait être intéressante pour mes collègues. C’était plutôt pour l’aspect éducation prioritaire que pour le lieu. Il y avait aussi la proximité de mon domicile, sans que je veuille forcément habiter dans le lieu où je travaille, mais j’habite et je vis à Saint-Nazaire depuis vingt-cinq ans.

L’école Léon Blum

Dans le quartier, il y a beaucoup de familles monoparentales. On parle de familles monoparentales mais ce sont toujours des femmes. Beaucoup exercent un travail, souvent en intérim. Elles sont dans l’aide à domicile ou dans la santé, sur la cité sanitaire ou sur des structures d’EHPAD, ou bien encore dans l’hôtellerie. On a beaucoup de mamans avec des horaires compliqués, des carrières hachées. Elles sont souvent en temps partiel, donc avec des revenus précaires. Comme ce sont des logements HLM, il y a aussi beaucoup de rotations. Ce n’est pas comme des maisons où les enfants grandissent et les familles restent. J’ai constaté que sur une cohorte arrivant en CP, il ne nous reste que la moitié des élèves quand ils nous quittent pour aller au collège. C’est-à-dire que 50% de notre population a bougé. Elle est partie, elle a été remplacée. Quand je suis arrivé, on était une école de quartier, les enseignants connaissaient les familles. Certaines étaient installées depuis longtemps. Nous avions même des enfants de ceux qui avaient été scolarisés à Léon Blum. Depuis, il y a eu une accélération de la rotation dans les logements. Dès qu’il y a une meilleure aisance financière, les foyers font construire à Donges ou à Montoir. Au fil des années, nous perdons ceux qui ont les moyens de concrétiser leurs projets. Les familles qui demeurent en pavillon, quant à elles, scolarisent rarement leurs enfants dans le public.

Ce turn-over a changé la vie de l’école et les rapports de l’école avec le quartier. Avec les parents, je trouve qu’on est beaucoup moins reconnus. Il faut avoir bien en tête que, pour nous, c’est tout un travail d’aller vers les familles. Et que c’est très difficile. Actuellement, comme à chaque début d’année, nous essayons d’avoir des réunions pour présenter l’année scolaire, les règles, le fonctionnement des classes, les conseils pour faciliter le « métier d’élève »(2) etc. On a au maximum un quart des familles qui se déplacent, c’est très peu. Souvent ce n’est pas parce qu’elles ont une obligation, une contrainte de travail ou d’horaire. Ainsi, lundi, nous avions une réunion de présentation de la classe de CE, à 17 heures. Une mère d’élève était venue chercher son fils à la sortie de l’école, la maîtresse est allée au-devant d’elle et le lui a rappelé. La maman s’est dérobée en grimaçant un: « Non – non – non ». Sans raison, sans explication. C’est une vraie déception parce qu’il y a un investissement important de l’enseignant pour faire connaître le travail réalisé en classe, les projets, mais surtout les manières de travailler ; pour montrer l’accompagnement qui peut être fait à la maison, comment les familles peuvent se repérer dans les outils utilisés en classe. On y met beaucoup de réflexion, beaucoup d’énergie et quand ça ne concerne qu’à peine le quart des familles, c’est forcément décevant. 

« Les gens n’habitent pas à la Trébale par choix »

En tant que professionnels, nous pourrions prendre cela un peu rapidement pour du désintérêt. Mais il est un peu facile de raisonner ainsi. Il y a une méfiance, une crainte de la part des familles, peut-être aussi une mauvaise expérience de leur propre scolarité. Résoudre cette difficulté est vraiment un travail à long terme. Il ne suffit pas d’aller aborder les gens. C’est au fur et à mesure de la scolarisation de l’enfant, ou des enfants, que les craintes s’estompent et que des parents viennent. Mais la moitié des élèves nous quittent avant que cette confiance ne soit établie. De ce que j’ai pu constater, cette difficulté n’est pas spécifique aux familles des enfants non-francophones ou immigrés. Il s’agit plutôt d’une distance entre la culture ouvrière d’aujourd’hui et celle de l’école. La culture ouvrière a beaucoup évolué. Il y a quelques années, ou quelques décennies, il y avait un investissement dans l’école, un espoir, une reconnaissance de son rôle et donc de notre travail. C’est peut-être l’espoir social qui s’est perdu. C’est probablement lié aussi aux types d’emplois offerts à ces populations sur le bassin de Saint-Nazaire. Les gens n’habitent pas à la Trébale par choix, mais parce que les loyers y sont les plus bas. Sur la partie Bouletterie-Chesnaie, il y a eu une transformation énorme, avec la destruction de quelques tours et la réorganisation des rues. La politique publique a été d’y implanter des constructions privatives pour ne pas avoir que des HLM. Il se trouve que les logements du quartier de la Trébale, autour de mon école, sont parmi les plus anciens. Ils n’ont pas encore été rénovés. Ce sont donc les moins chers. Par ricochet, les plus démunis viennent ici. Certains arrivent pour un projet de travail. D’autres sont accueillis dans des appartements qui appartiennent à des associations. Ils peuvent avoir le sentiment de ne pas être installés. Les gens sont en situation instable, transitoire, peut-être avec des passés difficiles, des relations compliquées avec l’école. C’est ce que je ressens. 

Heureusement, mon école n’est pas isolée. Elle appartient à un réseau auquel je consacre beaucoup de temps, même si cette partie de mon travail est un peu invisible. Je vais surtout y chercher de l’aide pour les élèves auprès des maisons de quartier – qui sont assez vivantes – de l’AFEV(3), ou du projet de réussite éducative mis en place par la mairie. Des animateurs interviennent pour faire de l’accompagnement à la scolarité dans l’école, mais aussi pour ouvrir cette dernière sur le quartier et sur la ville. D’autre part, je fais régulièrement le lien avec les travailleurs sociaux pour les familles qu’ils accompagnent, notamment quand des mesures d’aide éducative ont été demandées par la justice ou proposées par l’aide sociale à l’enfance. Toutes ces activités ne sont pas marginales dans mon travail. J’y ai une multitude d’interlocuteurs que j’ai dû repérer sans perdre de vue les besoins de mon école. Avec le temps, je me suis fait connaître. Je manque parfois de disponibilité pour les réunions qui ont lieu pendant le temps scolaire, mais je fais tout mon possible pour y aller parce que c’est important pour l’école. Nous sommes identifiés comme un partenaire éducatif que l’on vient voir sur les questions de la protection des enfants, de l’aide sociale ou de l’animation de quartier.

Devant l’école

C’est comme cela que la maison de quartier vient maintenant tous les jeudis matin devant l’école pour animer la « pause-café des parents ». Nous ne sommes pas encore parvenus à ce que les parents viennent y chercher des informations sur et autour de l’école, mais ce rendez-vous marche bien. Des mamans s’y retrouvent et discutent, ce qui est déjà une très bonne chose. De notre côté, nous essayons de faire entrer les familles dans l’école autour de quelques événements comme la fête de l’école, ou des activités comme la chorale. Cette dernière fait partie de l’enseignement et des programmes de l’école. Cette chorale « dans l’école et hors l’école » s’inscrit dans un dispositif national concernant les quartiers prioritaires. Elle répète une fois par semaine, en dehors des heures scolaires, avec un instituteur qui a de très grandes compétences pour cela. Elle est ouverte à tous les enfants jusqu’à 14 ans, y compris ceux des autres quartiers. L’année dernière, nous nous sommes portés volontaires pour les cérémonies du 8 mai et pour participer à quelques concerts. Là, l’Amicale Laïque de l’école était bien visible dans le quartier et le travail des enfants fut valorisé.

La chorale est portée par la structure de l’Amicale Laïque qui existe depuis longtemps et a beaucoup fait pour le quartier. Si, aujourd’hui, il y a des clubs de basket, de ping-pong, d’échecs c’est parce qu’elle les a créés il y a une trentaine d’années. C’est cela aussi, l’héritage d’un engagement de la culture ouvrière dans l’école. Les habitants de Saint-Nazaire étaient liés par un sentiment d’appartenance à cette culture commune. Les Amicales Laïques en étaient l’expression. Aujourd’hui, j’observe que ce sentiment est en perte de vitesse, comme les relations entre voisins, dans la population que je fréquente : les familles avec des enfants de 6 à 12 ans. Il me semble aussi que leurs emplois ont changé. Les gens travaillent sur des sites multiples et n’ont donc plus un lieu pour construire et entretenir cette culture commune comme cela a pu être le cas aux chantiers navals. Le commerce de drogue qui se développe dans le quartier est probablement aussi un facteur qui entretient la méfiance des habitants et le sentiment qu’ils sont oubliés. Aujourd’hui, c’est moi qui m’occupe de l’Amicale Laïque, avec trois autres enseignants, et deux parents sur qui nous pouvons compter. C’est peu et donc artificiel. Les autres ont du mal à se projeter, à s’engager pour telle ou telle activité.  Par exemple, pour la fête annuelle de l’école, nous ne savons jamais si nous aurons de l’aide. Bien qu’au final nous parvenions toujours à en rattraper quelques-uns pour que la fête ait lieu. Et elle est très fréquentée. En revanche, quand nous avons fait des ventes de gâteaux, il y a eu une vraie participation pour cuisiner, apporter des pâtisseries ; et quelques mamans ont tenu le stand. Ce sont des choses comme cela qui permettent d’avoir un lien régulier entre les familles et les enseignants.

Je ne me vois pas comme un chef d’établissement, plutôt comme le maître chargé d’animer l’équipe. Nous sommes une équipe stable pour une école en éducation prioritaire, avec des enseignants très engagés. Ici, on sait pourquoi on se lève le matin. Je m’applique à faire en sorte que chaque collègue trouve sa place. C’est moins simple depuis que l’équipe s’est agrandie avec les dédoublements des CP et des CE1. L’année dernière je me serais présenté en tant qu’instituteur de cours moyen, chargé d’une direction. Cette année le fait que je sois déchargé de cours change beaucoup de choses. Par exemple, je n’ai plus le stress de me demander, le soir, si tout est prêt pour ma classe du lendemain. Pour moi c’est tout nouveau, je regrette déjà les moments de classe. Mais je vois poindre un statut qui se dessine dans « l’école du futur » voulue par le Président, avec des managers, une « armée mexicaine » pour la faire fonctionner, une compétition pour obtenir des moyens que devrait donner le service public. L’école y perdra l’engagement et l’intelligence collective du conseil des maîtres. Pour le moment, je reste la personne ressource qui a l’expérience, les gestes professionnels et qui connaît le territoire.

Parole de Thierry, directeur d’école, septembre 2022, 

recueillie par Pierre et Jacques, mise en texte par Christine

 (1) D’après les chiffres de 2017, 1/10 de la population de Saint-Nazaire et 41 % des ménages sont en dessous du seuil de pauvreté.

 (2) Le « métier d’élève » représente d’une part, la démarche intellectuelle que l’élève effectue pour apprendre et, d’autre part, les règles à respecter dans le cadre de la vie scolaire.

 (3) Fondation étudiante pour la ville

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