Parole de novembre 2022, mise en texte par Pierre

J’enseigne l’Histoire et la Géographie au lycée Aristide Briand de Saint-Nazaire. Depuis les salles de classe orientées au sud, j’aperçois les portiques des Chantiers de l’Atlantique. Contrairement à beaucoup d’endroits en France où les gens s’imaginent que toutes les usines ont été délocalisées en Chine, ici, les élèves voient l’industrie.
Mon lycée fait partie d’une « cité scolaire » qui, sur une surface d’une dizaine d’hectares, regroupe, à la périphérie de la ville, un lycée général et technologique de 2000 élèves de second cycle, 500 élèves de classes d’enseignement post-bac, un lycée professionnel et un Greta1. De l’autre côté de la rue, un collège voisine avec ce qu’on appelle « la plaine des sports » qui comprend piscine, terrains de sports et palais des sports. L’ensemble constitue une sorte de vaste campus. Comme dans tous les autres lycées dans lesquels je suis passé auparavant, il y a des collègues que je ne vois presque jamais. Ceux du secteur industriel, par exemple, sont à l’autre bout de l’établissement. Je les croise en conseil de classe quand on a des classes en commun. De la même façon, les élèves du lycée général fréquentent peu ceux du lycée technologique à l’intérieur duquel il existe aussi une sorte de hiérarchie entre par exemple STMG (sciences et technologies du management et de la gestion) et STI (sciences et techniques de l’industrie).
Les élèves viennent d’un périmètre très large puisque cet établissement est le seul lycée public du bassin. Toutes séries confondues, une grande partie des élèves arrivent de la Brière : Saint-Joachim, Saint-Malo-de-Guersac, Saint-André-des-Eaux, ainsi que de Montoir et de Donges. D’autres viennent de Savenay, La Baule, Guérande et de plus loin quand ils veulent s’inscrire dans des spécialités absentes des établissements de leur secteur. C’est une population mixte, composée, de manière prépondérante, d’enfants d’ouvriers et d’employés. Mais on y trouve une proportion assez importante d’enfants de milieux favorisés ou de classes moyennes supérieures.
Comme la population du lycée, celle de la ville de Saint-Nazaire est assez variée. Avant d’arriver ici, j’ai enseigné dans sept ou huit lycées de la banlieue rouennaise où j’ai trouvé la ségrégation sociale nettement plus marquée. Il y avait des établissements dans lesquels on ne trouvait pratiquement que des enfants d’ouvriers. Ici, le paysage urbain lui-même, malgré la présence évidente des Chantiers navals, ne me semble pas aussi brutalement industriel que, par exemple, celui de la banlieue rouennaise. Quand j’allais chercher mon pain, je voyais les usines fumer à un kilomètre. On était dedans. Ici, la raffinerie de Donges et les usines chimiques de Montoir sont loin. Depuis la ville, on ne les voit pas et on les sent rarement. Les Chantiers navals dominent Saint-Nazaire mais ne l’écrasent pas. Le lycée Aristide Briand est un peu à cette image : ses élèves sont d’origines variées et se dirigent davantage qu’ailleurs vers les séries technologiques, mais ceux qui décrochent une entrée dans une école d’ingénieurs ne sont pas une exception. Les élèves étudient dans une bonne ambiance. Je les trouve généralement calmes et respectueux, sympas. Je peux faire cours. Je ne perds pas je ne sais combien de temps à essayer de ramener le calme pour en avoir trois qui écoutent. Contrairement à ce que j’ai vécu à Rouen, je vois fréquemment des gens en bleu de travail venir chercher leurs enfants à l’école. Comme l’ensemble de la ville, mon quartier est à la fois populaire et mélangé. Les villas côtières sont proches des immeubles résidentiels et des logements sociaux. Je ne suis pas sûr qu’il y ait en France beaucoup de HLM qui bénéficient d’un tel emplacement à proximité immédiate des plages et du sentier côtier.

Lorsque j’aborde les questions au programme d’histoire et géo, comme l’urbanisme, l’industrialisation ou la Seconde Guerre mondiale, le cas de Saint-Nazaire s’impose comme une évidence. Les élèves comprennent ce que le mot industrialisation veut dire, ils ont la possibilité de voir l’ancienne base sous-marine, les traces de la guerre et du passé. Or, la seule chose que, bien souvent, ils connaissent de Saint-Nazaire c’est le Lycée et ses alentours, le Super-U voisin où ils vont acheter leur Coca, et le trajet qui va de chez eux à la Cité scolaire. En fait, certains n’ont strictement aucune perception de la ville, de l’espace, de l’estuaire. Ils visualisent leur ligne de bus et ont une représentation des endroits qu’elle traverse, et c’est à peu près tout. Donc, à chaque rentrée, dans le cadre des « groupes de spécialités », nous organisons avec des collègues une sortie « découverte de la ville ». Une centaine d’élèves, répartis en groupes différents, doivent repérer des lieux et les présenter après avoir effectué les recherches qui permettent de comprendre leurs évolutions. Cette année, quelqu’un qui travaille dans une agence d’urbanisme public s’est proposé d’expliquer Saint-Nazaire non seulement par l’étude du paysage mais à partir de quelques statistiques.

La question est de comprendre comment est pensée une ville, comment a été conçu son aménagement, comment on projette ses aménagements futurs. L’an dernier, la sortie nous a conduits de la base sous-marine et du quartier de l’ancienne gare transformée en théâtre jusqu’au front de mer et au Jardin des plantes en passant par le Petit-Maroc où se situait le bourg primitif. Ils ont pu voir le monument dédié au commerce triangulaire, la stèle commémorative de l’attaque du commando de 1942, le monument dédié au débarquement des troupes américaines en 1917, la statue du « Soldat de l’an 2 ». Ils ont distingué les lieux épargnés par la guerre, les lieux reconstruits, et commencé à poser les jalons historiques qui les relient. Ils se rendent compte que l’absence de patrimoine historique ancien, puisqu’il n’y a pas de quartier médiéval et très peu de monuments antérieurs à 1835, raconte quelque chose. Saint-Nazaire est une ville du XIXème siècle, édifiée de toutes pièces autour des bassins du port voulu par Napoléon Ier, puis autour de la construction navale implantée à Saint-Nazaire, sous le Second empire, par les frères Pereire, banquiers industriels qui sont par ailleurs au programme d’histoire de la classe de première. On peut donc voir concrètement, sur place, les traces de l’époque où Saint-Nazaire était la tête de ligne des traversées vers l’Amérique du sud, et les prolongements de l’industrialisation du XIXème siècle.


Puis la ville a été détruite par la guerre et reconstruite. Il ne reste rien du « Petit Maroc ». Même si cette reconstruction a été quelque peu bâclée parce qu’il fallait faire vite avec peu d’argent, elle a été pensée. Saint-Nazaire n’est pas plus laide que les banlieues des grandes villes ou que les quartiers où l’on bâtit des immeubles n’importe comment. J’ai déjà vu des villes comparables, en particulier le Havre dont le centre, reconstruit par Auguste Perret, a été classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Les amis qui viennent me voir ici, me disent « Ah oui, ça fait penser au Havre ». L’image de Saint-Nazaire est celle d’une ville reconstruite et d’une ville ouvrière qui peut aussi avoir un certain cachet. Ses environs immédiats, la côte et les marais de la Grande Brière, permettent par ailleurs de croiser la géographie et les sciences et vie de la terre pour aborder les questions environnementales. Si beaucoup de Briérons ne connaissent pas Saint-Nazaire, la plupart des Nazairiens ignorent tout de la Brière. C’est l’occasion de découvrir un espace naturel fragile que les élèves ne font souvent qu’apercevoir à proximité de chez eux.

Au-delà de ce périmètre proche, le contraste entre Saint-Nazaire et Guérande-La Baule est très marqué. Il y a, chez certains Guérandais, le sentiment que leur ville est la cité historique tandis que Saint-Nazaire n’est qu’une pièce rapportée un peu tardivement, capable de ces mouvements sociaux qui ont agité la population ouvrière depuis la fin du XIXème siècle jusqu’à la fin du XXème siècle et au-delà. Au niveau scolaire, ce contraste se traduit par le fait que le Lycée Aristide Briand compte 12 classes de première technologique pour 10 classes de première générale tandis que le lycée de la Baule ne comporte que 2 classes de technologie STMG et que le lycée de Guérande ne propose qu’un enseignement dit « général ». Cette répartition est sans doute la traduction d’une volonté de répondre aux besoins locaux et de rester en adéquation avec les profils de la population. Je pense qu’elle est surtout cause d’appauvrissement. Dans notre lycée nazairien, par exemple, on ne propose que trois langues étrangères : anglais, allemand, espagnol. Pourtant, pour un effectif de 2000 élèves du second cycle, il y aurait de quoi constituer aussi un groupe d’italien, et un groupe de russe. Cet élargissement de l’offre en termes d’apprentissage des langues étrangères offrirait une ouverture sur d’autres cultures. Mais cela entraînerait des dépenses supplémentaires.
J’ai le sentiment qu’ici, nous devons nous contenter d’un enseignement de base qui a certes ses qualités mais qui enferme notre lycée dans une orientation technologique conforme à l’image d’une ville marquée par l’industrie et la condition ouvrière. Une autre ambition serait pourtant possible mais, dans l’esprit des décideurs de l’Education Nationale, est-ce que Saint-Nazaire en vaut vraiment la peine ?
Parole d’Amaury, novembre 2022, mise en texte par Pierre
1 – Le GRETA est une structures de l’éducation nationale qui organise des formations pour adultes