Le territoire intime de l’ordinateur

Monica, technicienne de maintenance en informatique

Parole de septembre 2022, recueillie par Pierre et mise en récit par Roxane

Le « cloud », un grand mystère

Aujourd’hui, tout se fait sur internet. Des déclarations d’impôts aux cartes grises en passant par les créations de mots de passe, la vérification des comptes bancaires, des retraites… Les particuliers de la région nazairienne chez qui je vais pour dépanner l’informatique sont majoritairement des retraités qui non seulement veulent comprendre ce qu’il se passe avec leurs sous, mais pouvoir effectuer tranquillement leurs démarches administratives. Les enfants sont loin ou ne veulent pas s’occuper de l’ordinateur de leurs parents. Ou bien, s’ils le font, ils n’expliquent rien. «On ne va pas les déranger avec ça !» se résignent les parents. Mais à n’importe quel âge, l’ordinateur reste une machine compliquée. On m’appelle beaucoup pour des petits dépannages : des lenteurs, des manques de connexions, des opérations de transfert de photos du Smartphone vers l’ordinateur. Les gens aiment bien constituer des albums même s’ils ne vont jamais regarder leurs photos. Le grand mystère reste le Cloud. Ils n’y comprennent rien.  C’est compliqué de mettre à jour la sécurité d’un compte bancaire. L’idée est de leur montrer comment faire pour qu’ils se débrouillent sans moi.  

Je suis un peu surprise, lors du premier rendez-vous, que les gens me laissent entrer dans leurs comptes. Je vais chez eux, je tripote leur ordinateur. Je ne vais pas que dans le back-office de l’appareil ! Je pénètre grandement dans leur intimité. Ils me parlent de leurs enfants, des choses de leur vie. Leurs mots de passe sont en rapport avec leur famille et je ne peux les utiliser que s’ils me font confiance. Il faut dire aussi que le fait que je sois une femme facilite les choses. Les dames d’un certain âge craignent les techniciens masculins non pas parce que ce sont sont des hommes mais parce qu’ils n’expliquent rien. «Ils dépannent et c’est terminé», disent-elles.  Dans les couples, c’est le plus souvent les hommes qui s’occupent de l’informatique ! Ils disent à leur épouse « Tu te tais, tu ne sais rien ». Et puis je m’aperçois que la dame – ou l’autre personne, parce que parfois ce sont les femmes qui ont ce savoir – préconise la bonne solution. Tout se passe comme si l’un voulait obliger l’autre à passer par ses propres procédures. C’est une façon de cadrer : « Il faut passer par là et pas par ailleurs. » En fait, il y a plusieurs façons de faire. Enumérer tous les chemins possibles reviendrait à tout embrouiller. J’en explique un ou deux au maximum pour que les gens aient le choix. Le meilleur des cas, c’est quand les rôles sont définis. L’un s’occupe de l’ordinateur et l’autre lui fait entièrement confiance. 

Ce qui se passe dans les couples montre que l’informatique est souvent un outil de pouvoir ou tout au moins de maîtrise… En fait, ceux qui croient maîtriser ne maîtrisent rien du tout. Je me souviens d’un monsieur qui avait fait un montage épouvantable sur ses disques durs. Tout fier, il était convaincu que ça marchait bien : « J’ai installé ça ici, ça là ». Je n’ai pas osé lui dire que tout était à refaire et que c’était un boulot monstre. Il y a des gens qui ne veulent pas écouter. Ils vous prennent un peu de haut. À l’inverse, il est courant que les gens se sentent en infériorité devant l’outil informatique. Ils disent toujours : « Je suis nul. Je ne comprends rien. » Et ça me fait de la peine parce que ce n’est pas vrai. Je les rassure en disant qu’on ne peut pas tout maîtriser, que moi-même je ne sais pas tout. Chacun est capable d’apprendre les deux ou trois choses nécessaires pour son quotidien. Dans ma pratique, je dis systématiquement ce que je fais, pourquoi et comment je l’ai fait. Ça prend beaucoup de temps. Je n’oblige à rien, mais je m’assure que la personne peut désormais se débrouiller sans moi.

Du côté des professionnels, j’interviens auprès de petites entreprises qui n’ont pas plus de dix employés, des agriculteurs, des agences de communication, des publicitaires. Ils n’ont pas les moyens d’avoir une personne en permanence pour s’occuper de l’informatique. Je suis aussi appelée par des gens pour qui l’ordinateur est un outil de travail mais qui n’ont pas envie de passer du temps à le dépanner. Parmi eux : les commerciaux. Ce sont des gens tout le temps dans le mouvement et la rapidité. Ils sont perdus sans ordinateur, téléphone ou tablette. Les commerçants, eux, ont un rapport direct et matériel aux choses. L’informatique c’est un peu la corvée de tâches gênantes et répétitives : bilan de la journée, remplir ci, remplir ça… Pour eux, l’ordinateur est un outil plus important que les autres parce qu’il y a toute leur vie dedans. Mais ce n’est qu’un outil de plus, et Ils ne veulent pas perdre du temps à le faire fonctionner. Ils ont une boutique à gérer… Dans ce cas, je rentre quand même dans l’intimité de l’entreprise. Je retrouve un peu la même attitude avec d’anciens ingénieurs – volontiers considérés comme des dieux dans le domaine de la technologie – qui ne savent pas non plus résoudre leurs problèmes d’informatique. Ils n’ont jamais été confrontés à ce type de difficulté puisque, dans leur vie professionnelle, il y avait quelqu’un qui s’en chargeait pour eux.

J’ai peu très peu de clients du milieu ouvrier. La plupart des gens que je vois, particuliers ou professionnels, retraités ou non, appartiennent à peu près à la même catégorie sociale : ce sont des cadres ou assimilés cadres. Ils me font venir puis, l’année suivante, récupèrent la moitié de ma prestation via les impôts, dans le cadre du service à la personne. C’est, de ce point de vue, une population assez homogène. Mais, selon l’endroit où je vais, la différence d’accueil est flagrante. J’interviens sur un périmètre qui va du Croisic à La Baule, Pornichet, Guérande, Saint-André-des-Eaux, un peu autour de la Brière, sud Brière, Saint-Nazaire et je peux aller à Saint-Brévin au Sud-Loire. À la Baule, les gens ne me font venir que sur recommandation et m’emmènent rarement sur leurs sites bancaires. On ne parle pas d’argent. Lors des réunions du réseau d’entrepreneurs auquel j’appartiens, tout le monde sourit quand on évoque la station balnéaire. Les Baulois, c’est connu, sont un peu distants. Ce sont souvent des Parisiens en résidence secondaire, ou des gens du cru qui reviennent au pays à la retraite. C’est du genre « Il faut que ma voiture soit prête très vite… ». Sans pour autant faire ostentation de leur poste de travail passé, ils demeurent dans une position hiérarchique. Ils ont l’habitude d’être directifs et leur demande est plutôt injonctive : « Point barre. » Les rares ouvriers avec qui j’ai affaire sont aussi plutôt des retraités. Ils se mettent à l’ordinateur pour parler avec leur famille, avec leurs petits-enfants. Ils m’accordent assez vite leur confiance. D’autres qui ont occupé des postes un peu importants tiennent à me le dire d’une façon ou d’une autre à l’occasion : « Quand même, nos enfants ont des jobs intéressants.»  Chez les personnes plus humbles, cette mise en avant n’existe pas. Vers Guérande, dans les endroits moins peuplés, les clients m’appellent tout de suite par mon prénom. 

 Avoir un ordinateur c’est comme avoir un frigo. Pour certains, la tablette ou le téléphone portable, qui sont aussi des ordinateurs, suffisent largement à leur usage. Ceux qui utilisent une tour sont ceux qui ont besoin de larges stockages pour leurs photos et documents, avec lesquels « ils travaillent beaucoup », disent-ils. Ceux-là ont besoin qu’un lieu, un coin sur un bureau, une pièce, soit dédié à leur  ordinateur, même si c’est un portable. Ça veut dire qu’il y a une organisation de l’espace autour de cet outil-là. C’est une question de moyens, évidemment, mais c’est aussi une question d’éducation, de culture. J’ai pu le vérifier il y a deux ans, pendant le confinement, quand j’ai participé à une collecte de vieux ordinateurs. À la SILENE (Office Public de l’Habitat de Saint-Nazaire), nous avons récupéré beaucoup de machines que nous avons reconfigurées en Linux, et sur lesquelles nous avons installé l’essentiel pour permettre à un élève d’effectuer un travail de base. J’ai été surprise de voir le nombre d’enfants qui n’ont rien pour travailler à la maison. Pourtant, les enseignants ne peuvent plus faire autrement qu’utiliser Pronote, un logiciel grâce auquel les parents doivent pouvoir prendre connaissance du travail et des résultats de leurs enfants. Sans ordinateur, comment font les familles pour suivre leurs enfants au collège ou au lycée ? Au moment de la redistribution, il a fallu interroger pour savoir qui en avait ou non à la maison. Mutisme ! Les enfants avaient honte de répondre. Au lycée Aristide Briand on en a donné une quarantaine sur les 120 collectés. On savait qu’au lycée, il y avait beaucoup de besoins pour les cours à distance. Bien sûr, on ne pouvait pas apporter aussi l’internet, mais donner un ordinateur, c’était déjà ça. 

Parfois, dans mes visites, je rencontre des ados. Ils sont sur les réseaux sociaux TIk Tok et autres avec leur téléphone. Là, ils font circuler l’information à une vitesse vertigineuse sans avoir conscience des manipulations qu’ils sont en train d’effectuer. L’ordinateur de la maison est utilisé pour les jeux s’ils n’ont pas de PS ou de console. Ils n’ont pas de temps à perdre pour expliquer à qui que ce soit les procédures informatiques : « Pff j’sais pas… » « Je t’ai déjà expliqué »… Et ils continuent à tapoter sur leur Smartphone ou à jouer en ligne. Ce qui ne concerne pas leur « réseau social » les ennuie. Il n’y a pas de communication entre parents et enfants sur l’informatique. Je pense que nous-mêmes, adultes, sommes en train d’entrer un peu dans ce système-là. En réunion, au bout d’une heure, les gens commencent à bouger un peu dans tous les sens. Ça ne va plus. Il faut abréger. Moi-même, quand je suis une formation à distance j’ai besoin de vidéos vraiment accrocheuses. Si, au bout de quatre minutes ça ne m’a rien apporté, je commence à penser à autre chose. 

Avec les gens chez qui j’interviens, par contre, je reste toujours concentrée et je prends tout le temps qu’il faut pour tout expliquer. Je veux qu’ils sachent ce qu’il se passe. Ça me semble important : c’est leur matériel, c’est leur vie.

Parole de Monica, recueillie par Pierre et mise en récit par Roxane.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

%d blogueurs aiment cette page :