« Jusqu’à quelle limite de risque j’accepte d’aller, et pour quelle perspective de bénéfice ? »

Franck, médecin radiothérapeute – Les inédits de « l’Urgence c’est de vivre »

Dans les films de science fiction des années 1980 comme Blade runner, on voit des patients sur leur table d’opération, entourés par des robots qui s’agitent pour les soigner. Fiction d’auteurs imaginatifs ? Il semblerait plutôt que, d’un point de vue technique, la réalité d’aujourd’hui ne soit pas très éloignée de cette vision. Jusqu’au début des années 2000 en France, on utilisait des machines au cobalt – les fameuses « bombes au cobalt » – qui, à l’aide d’un simple piston, propulsaient une source radioactive au-dessus du patient pour exposer sa tumeur aux rayonnements ionisants.

À chaque séance, entre chaque faisceaux de traitement, les manipulateurs entraient en salle pour mettre en place le bon cache, dans le bon sens, afin d’éviter d’exposer les tissus et organes à protéger. Ils montaient la table à la manivelle pour positionner le patient avant d’aller se mettre à l’abri, et déclencher le mécanisme de propulsion de la source. De son côté, le médecin radiothérapeute calculait à l’aide d’un abaque le temps d’exposition selon la dose de rayonnements à délivrer et selon l’âge du cobalt dont l’activité décroit progressivement. Aujourd’hui, on utilise des accélérateurs de particule (« LINACs ») pilotés par de l’intelligence artificielle. Ils ne contiennent plus rien de radioactif et produisent différentes radiations à partir de l’accélération d’un flux d’électrons. Ils correspondent tout juste à un courant électrique, certes un peu particulier. Désormais, ces machines s’adaptent aux changements de position et de morphologie des patients, et grâce à des systèmes d’imagerie embarqués elles deviennent capables de « tracker » les tumeurs en temps réel à l’intérieur des patients pour pouvoir adapter la balistique des faisceaux à leurs mouvements. À la place des caches mis en place par les manipulateurs, la tête de traitement des LINACs intègre un collimateur comprenant des lames motorisées et programmées pour venir s’interposer dans le champ d’irradiation de façon très précise, à un endroit donné et pendant une durée définie, afin d’épargner au mieux les zones saines à protéger. La radiothérapie est probablement une des activités médicales qui, au cours des 10-20 dernières années, a connu des bouleversements qui ont le plus induit de changements dans le parcours des patients et dans la manière d’organiser la chaine de préparation des traitements. Une spécialisation accrue a, par ailleurs, entraîné la nécessité d’un partage et d’une délégation des tâches et s’est accompagnée de l’émergence de nouveaux métiers (physiciens médicaux, dosimétristes…) qui prennent une place désormais majeure dans le fonctionnement d’un service de radiothérapie.

Le radiothérapeute est avant tout  un médecin oncologue. Notre formation et nos diplômes nous autorisent à délivrer tous les types de traitements anti-cancéreux : radiations ionisantes évidemment, mais également chimiothérapies et thérapeutiques ciblées. La complexité et la technicisation de notre activité propre de délivrance de radiations ionisantes,  avec des temps techniques de plus en plus importants pour préparer les traitements de nos patients, fait qu’aujourd’hui, de plus en plus de radiothérapeutes se désinvestissent de la prescription des traitements systémiques. Par voie de conséquence,  les prises en charge des traitements combinés (radiothérapie + traitements systémique) se font de plus en plus de manière bicéphale et coopérative entre oncologues médicaux et oncologues radiothérapeutes. Le cœur de métier du radiothérapeute est médico-technique. À la différence de toutes les autres activités médicales (dont l’oncologie médicale),  qui prescrivent des traitements en mg/g avec des préparations faites par des pharmaciens et une délivrance assurée par des infirmières, le radiothérapeute prescrit des grays (joules par kilo) et est ensuite impliqué dans la préparation dans la mise en œuvre et dans la validation des traitements dont il est responsable. 

Ainsi, une fois que j’ai décidé de traiter un patient, tout reste à faire. Et c’est à moi, radiothérapeute, de le faire même si je m’entoure de l’aide des manipulateurs, des dosimétristes et des physiciens médicaux. Je dois définir la position du patient, la nécessité éventuelle de contention et en préciser le type, les volumes cibles à traiter, les organes à risque à protéger, les doses à délivrer, les limites de doses à ne pas dépasser, la balistique des faisceaux d’irradiation, le ou les particules à utiliser… etc.  Cela veut dire que j’interviens depuis l’indication jusqu’à l’exécution puisque même les mises en place sous l’appareil de traitement doivent être validées médicalement, ainsi que les images de contrôle du positionnement quotidien. Lors de certains types de traitement à fortes doses ou avec un tracking de tumeurs mobiles, Je reste au poste de traitement avec les manipulateurs tout au long de la séance pour en garantir en direct la bonne exécution.  J’exerce donc un métier qui se situe à la fois dans la sphère médicale pure et dans la sphère technique. Cette particularité est une richesse : elle m’oblige à inventer des modes de fonctionnement hautement collaboratifs puisque les tâches techniques que je délègue aux manipulateurs, aux dosimétristes et aux physiciens médicaux, sont les aspects d’un seul et même acte médical, l’irradiation.

En radiothérapie, je manie un traitement à « index thérapeutique étroit », la marge entre efficacité et toxicité est très ténue. C’est ce qui explique que la prescription de radiothérapie est un acte médical. La responsabilité est alors d’autant plus énorme qu’elle met en jeu plusieurs acteurs et plusieurs opérations complexes. Au bout du compte c’est à moi, oncologue radiothérapeute, de fixer le compromis à réaliser entre efficacité et toxicité, pour un patient donné, en tenant compte de sa situation oncologique et des ses pathologies associées. C’est à moi, d’en assumer les conséquences immédiates comme retardées. Pour certains patients en situation palliative, par exemple, il faudra faire preuve de retenue avec pour seul objectif la délivrance d’un traitement simple, rapidement efficace, mais surtout le moins agressif et/ou contraignant possible. Pour d’autres, en situation curatrice mais avec parfois des tumeurs avancées et/ou mal placées,  il faudra être capable de prendre un certain niveau de risque d’effets secondaires pour obtenir des bénéfices significatifs. C’est une question de curseur. Jusqu’à quelle limite de risque j’accepte d’aller, et pour quelle perspective de bénéfice (guérison, rémission prolongée, contrôle uniquement de symptôme) ?

Je dispose d’outils extraordinaires, robustes, testés et contrôlés. Mais il n’y a pas de fiabilité absolue dans la technique. Il faut être capable de la critiquer, d’en connaitre les incertitudes et les limites, de savoir douter des retours d’information qu’elle nous donne. Pour illustrer cette question, je me rappelle d’un incident survenu pendant ma formation à l’Institut de cancérologie René Gauducheau à Nantes. Alors que nous mettions en place le traitement d’un patient, une manipulatrice  qui avait de nombreuses années d’expérience a commencé à dire : « Vous pouvez me raconter ce que vous voulez mais, là, on ne traite pas correctement si on continue comme ça. L’imagerie de contrôle est bonne, mais il y a quelque chose qui cloche dans le positionnement du patient. Tel qu’il est installé sur la table, on ne va pouvoir traiter correctement  la cible décrite dans le compte rendu de son médecin référent. » Pour valider un traitement, on a besoin de s’assurer du positionnement exact du patient. En fait, la machine proposait une position aberrante. La manipulatrice qui a rattrapé le coup avait été formée avec la culture radiologique en 2D basée sur des repères cliniques et/ou osseux. Elle a dit « Stop ! On arrête là et vous simulez une projection du faisceau ….  ». Là où la technique se fourvoyait, c’est le sens clinique qui a eu raison. Du coup, les physiciens sont intervenus, ils ont creusé et on a trouvé la faille. Le problème est que ce sens clinique a tendance à se perdre avec les jeunes générations de manipulateurs et de médecins, au fur et à mesure que se développent les systèmes d’assistance et d’aide à la décision. C’est là qu’on se rend compte qu’il est important de veiller à respecter une certaine pyramide des âges dans la constitution d’une équipe. En effet, une équipe trop âgée aura tendance à résister à une innovation qui bouscule trop ses repères et ses pratiques. Une équipe trop jeune, quant à elle, n’aura pas le retour d’expérience nécessaire pour dire, le moment venu : « Attention, on se pose deux minutes parce qu’on sort de ce qu’on a l’habitude de faire». Ici, à Saint-Nazaire, l’équipe marche bien. C’est une équipe peu nombreuse qui évolue dans une ambiance familiale. Les compétences sont multiples et inter-agissantes. On défend l’idée de chaîne de décision et d’exécution pour que chacun, depuis la secrétaire jusqu’au soignant, s’autorise à prendre le temps qu’il faut pour bien faire un travail dont dépendra la qualité du travail des autres. 

L’organisation de l’activité et de l’emploi du temps d’un médecin oncologue radiothérapeute comprends cinq temps essentiels : la consultation initiale, la préparation des traitements (scanner de centrage, contourage des volumes cibles et des organes à risques, dosimétrie), les consultations des patients en cours de traitement, le suivi des patients qui ont terminé leur traitement, et enfin des activités transversales et d’échanges avec la participations aux réunions de concertation pluri-disciplinaire (RCP)ainsi qu’aux différents staffs médico-techniques.

La consultation initiale est un moment très particulier, qu’à titre personnel je sanctuarise. C’est là que tout commence, et notamment que se tisse le lien de confiance. Je commence par faire connaissance avec le patient car, pour lui faire une proposition adaptée dont il est censé tirer bénéfice, j’ai besoin de bien maitriser qui il est, où il vit, quel est son entourage et ses moyens d’aides et de recours. Je dois savoir quelles sont ses pathologies hors cancer et à quel point elles peuvent être en elles-mêmes menaçantes. Enfin, il me faut, bien évidemment, connaître l’histoire de son cancer – ce qui a amené le diagnostic, les examens qui ont été réalisés, la teneur des discussions autour de son dossier lors de sa soumission en RCP… – afin d’en déterminer à la fois le pronostic et l’objectif des traitements à proposer (curatifs vs palliatifs). Une fois que j’ai fait la synthèse de toutes ces informations, vient pour moi le temps de ma proposition de traitement. 

Je ne crois pas au concept de « décision partagée » avec le patient… Ce dernier, même avec le meilleurs niveau socio-éducatif imaginable, ne peut pas, en 45-60 minutes d’entretien – ce qui est déjà un luxe que je m’accorde pour mes consultations initiales- maitriser la totalité des tenants et aboutissants de sa situation médicale et carcinologique, et intégrer-synthétiser les données actualisées de la science sur sa situation pour décider de ce qu’il convient de faire. Chacun son rôle et son métier. Je ne veux pas me déresponsabiliser, et me cacher derrière une «décision partagée» pour ne pas assumer la responsabilité que me donnent mes 10 à 15 ans d’études. C’est à moi de savoir ce qu’il convient de faire, et d’en assumer à la fois la mise en œuvre et la gestion des conséquences éventuelles. En revanche, à ma charge évidemment d’expliquer au patient pourquoi je lui propose ce que je lui propose, et pourquoi c’est la meilleure option pour lui. Ma responsabilité est de prendre des décisions, mais à moi de faire adhérer le patient à mon projet de soins. « Le patron » reste pourtant le patient. Je ne peux pas le contraindre à subir un traitement contre sa volonté, c’est à lui qu’appartient la décision d’accepter ou non ma proposition mais c’est ma responsabilité de définir le contenu de cette dernière. Mon objectif est de l’amener comprendre et à accepter le projet de soins que je lui propose, et qui correspond à ce que je juge comme étant le plus équilibré en terme de balance bénéfice/risque et le mieux adapté à sa situation médicale.  « Docteur, je veux ce traitement, même s’il est lourd et plus ou moins pénible, parce que je comprends que c’est ça dont j’ai besoin. » Quand le patient prononce ces mots, ou manifeste cette volonté d’une façon ou d’une autre, j’estime qu’un pas décisif  a été franchi et que le lien de confiance est établi. 

L’enjeu et la difficulté de cet entretien est la transmission d’informations parfois, et même souvent,  difficiles à entendre et à recevoir.  C’est un exercice de funambule qui doit en toute circonstance respecter les deux dogmes de la communication médicale : ne jamais mentir et ne jamais tuer l’espoir. Dans la pratique, évidemment,  j’essaie avec empathie et bienveillance de faire aux mieux, en cherchant à ne jamais tomber dans le faussement rassurant ni dans l’excessivement inquiétant. J’essaie d’être le plus juste possible avec la réalité qui va suivre. Il faut parfois en revanche, pour faciliter l’acceptation, savoir ne pas tout dire tout de suite, et attendre le bon moment, celui où l’information supplémentaire deviendra acceptable car les précédentes auront déjà été digérées. Jamais de mensonge donc, mais en revanche fractionnement de l’information pour qu’elle soit écoutée, entendue, comprise et acceptée, avec, au final, l’adhésion du patient et l’établissement d’un lien de confiance. Cette première consultation est donc fondatrice, il s’y construit une relation médecin-patient qui conditionnera la manière dont nous poursuivrons ensemble l’objectif thérapeutique spécifique que j’aurai déterminé pour ce patient particulier.

Une fois cette étape franchie, débute la partie technique de la prise en charge du patient. Tout commence par la réalisation d’un scanner « de repérage » ou « de centrage », qui permet d’obtenir des images du corps du patient dans une position figée et déterminée que nous serons ensuite capables de reproduire fidèlement tous les jours, au millimètre près, à chaque séance de traitement. Grâce aux images acquises dans ces conditions, ainsi qu’à des marqueurs positionnés autour et sur le patient, nos calculateurs pourront ensuite modéliser son corps dans l’espace. Le but est d’établir la balistique précise des faisceaux de traitements en fonction des volumes cibles à traiter et des organes à risque à protéger qui auront été, en parallèle, définis par l’oncologue radiothérapeute. L’étape de l’étude dosimétrique, c’est-à-dire la manière dont les radiations se distribuent à l’intérieur du corps du patient, est capitale puisque c’est là que des arbitrages s’opèrent pour fixer la balance efficacité/toxicité du traitement selon les antécédents propres à chaque patient et selon sa tumeur. L’objectif est de délivrer le maximum de dose dans la tumeur pour obtenir la meilleure efficacité, et le minimum dans les tissus sains environnants pour essayer de générer le moins possible d’effets secondaires. Après avoir testé toutes sortes de combinaisons de faisceaux (différentes balistiques, différentes type de particules, différentes énergies de particules, différents filtrages ou modulations des faisceaux…etc), les dosimétristes proposent différentes versions optimisées, et le médecin radiothérapeute arbitre en choisissant celle qui lui paraît la plus en cohérence avec la situation médicale du patient. Pour certains, il faudra parfois accepter une part de risque de toxicité et donc d’effets secondaires ou de séquelles potentiellement invalidantes. Mais ce sera pour mieux traiter une tumeur agressive et/ou menaçante chez un patient jeune, en bonne forme et avec un projet de potentielle guérison. D’autres fois, à l’inverse, en situation purement palliative où la question est de s’en tenir à gérer des symptômes, il faudra surtout faire attention à ne pas dégrader davantage la qualité de vie.  Il s’agira donc de veiller tout particulièrement à la tolérabilité du traitement pour qu’au final,  le patient en tire bénéfice.

Une fois le plan de traitement validé médicalement, le dossier technique du patient est soumis à l’expertise des physiciens médicaux qui, eux, ont pour responsabilité de certifier que la machine de traitement est bien capable mécaniquement de produire l’irradiation qui a été simulée par nos ordinateurs. Ils vérifient que ce que le médecin a validé comme objectifs et comme compromis à partir d’une simulation sur écran d’ordinateur, sera effectivement et en toute conformité délivré au patient. La validation physique fait donc suite à tout un process de contrôle qualité et sécurité, avec des étapes de mesure et de tirs de la machine de traitement sur des « fantômes », c’est-à-dire des dispositifs servant de patient virtuel. Avant tout traitement, le dossier technique de chaque patient doit donc être co-validé par un médecin radiothérapeute et un physicien médical, avec une double signature,  le médecin s’engageant sur les données médicales,  le physicien sur les données techniques.

 Après quoi, le plan de traitement est implémenté dans la machine de traitement. Les manipulateurs ont alors un rôle crucial. Lors de ce qu’on appelle les « Sorties de dossiers » ou « Entrée de MEP » (MEP pour Mise En Place), ils vérifient l’exécutabilité et la cohérence des éléments qui leur sont transmis. C’est là que, parfois, ils peuvent renvoyer  le dossier en physique/dosimétrie en disant : « Je ne comprends pas, il y a une incohérence, il doit y avoir une erreur dans le dossier technique… ». Une fois que les manipulateurs ont étudié le dossier du traitement qu’ils auront à mettre en œuvre, le patient est convoqué pour sa « MEP ». Il s’agit d’une séance à blanc qui correspond à l’ultime vérification du dossier et du plan de traitement, en présence du patient lui-même, essentiellement pour vérifier les données de repositionnement sur la table de traitement, et de la bonne adéquation d’éventuel(s) système(s) de contention.  Le patient est donc installé sur la table de traitement, tel que cela a été prévu et programmé à partir des données du scanner de centrage, en s’aidant des lasers en salle et des points de tatouages. Des images de contrôle de positionnement sont réalisées (2D, 3D voir 4D). En fin de MEP, le positionnement du patient doit être validé médicalement par un médecin radiothérapeute pour qu’ensuite les séances d’irradiation puissent commencer. L’obsession est la bonne réproductibilité du traitement : chaque séance doit être strictement identique aux autres, le patient doit, tous les jours, être placé strictement dans la même position. Il s’agit de faire en sorte que la bonne dose soit délivrée au bon endroit, et qu’au final, le traitement soit à la fois le plus efficace et le mieux toléré possible. Le travail des manipulateurs nécessite une rigueur, une exigence et une vigilance de tous les instants. Il doivent en effet garantir la bonne exécution des traitements, en sachant que chaque patient est un cas particulier, et que les séances s’enchainent à une cadence d’un patient tous les quarts d’heure pendant leur 8h de travail quotidien.

Dans la plupart des cas, la dose totale est fractionnée pour que le traitement se passe bien. Le traitement consiste alors en une succession de séances, réparties classiquement selon un rythme d’une séance par jour et de cinq séances par semaine, sur plusieurs semaines. Le critère essentiel de l’efficacité de la radiothérapie, c’est la capacité du patient à aller au bout de son traitement sans interruption. L’enjeu, c’est donc d’avoir une gestion proactive des toxicités potentielles pour éviter que l’apparition puis l’emballement d’effets secondaires mal gérés, car insuffisamment anticipés, ne finissent par dégrader l’état général du patient et ne nous amène à suspendre la séquence d’un traitement dont l’efficacité globale est alors compromise. C’est pour cette raison que les consultations en cours de traitement (per-traitement) par l’oncologue radiothérapeute référent sont si importantes puisque c’est lui qui a validé les dosimétries et les plans de traitement. C’est lui qui, en fonction des compromis qu’il a validés lors de l’étape dosimétrique, est le plus à même d’anticiper et de gérer les effets secondaires radio-induits. C’est pour cela qu’à titre personnel j’ai du mal à déléguer ces consultations-là à un interne ou même à un collègue. Evidement, ponctuellement en cas  d’absence ou de vacances, la continuité du suivi des patients est assurée, et nous nous remplaçons mutuellement les uns les autres. Mais, à mon sens, ces remplacements ne doivent être que ponctuels, car celui qui me remplace ne connaît pas nécessairement les questionnements et réflexions qui ont eu lieu lors de l’étape dosimétrique, pas plus que les choix et compromis que j’ai validés, ni les conséquences que j’en attends. Par ailleurs, ces consultations sont un important retour d’expériences qui permet ensuite d’affiner toujours un peu plus mes arbitrages lors de l’étude dosimétrique de patients ultérieurs, présentant une maladie avec des caractéristiques approchantes. Enfin, elles permettent, en veillant à ce que les réactions radio-induites ne dérapent pas, de renforcer le pacte de confiance qui me relie au patient.

En cours, de séquence de traitement, une question revient régulièrement : « Alors, Docteur, on en est où ? ». Malheureusement je suis obligé de dire que je n’en sais encore rien, car l’action des radiations est cumulative et retardée. Le gros de l’efficacité de la radiothérapie ne se fait pas pendant la séquence de traitement mais au décours, sur les semaines et mois qui suivent. Ce qui explique que, généralement, le premier bilan d’évaluation post-traitement n’a lieu que deux à trois mois après la dernière séance d’irradiation délivrée. Cela frustre les patients qui aimeraient avoir des réponses sur l’efficacité du traitement qu’ils sont en train de subir. En revanche, de séance en séance, je surveille, on discute, je rassure : « On y est. L’action est en cours ». Il faut maintenir le moral…

Une fois la séquence de traitement terminée et la dernière dose délivrée, il y a le suivi avec trois objectifs.  D’abord accompagner le patient dans la cicatrisation de ses réactions radio-induites. Ensuite, une fois la cicatrisation acquise, évaluer la réponse de la tumeur au traitement délivré et donc l’efficacité de ce dernier. Enfin, traquer et parfois gérer les éventuelles toxicités tardives de la radiothérapie, puisqu’en matière de radiations il n’y a pas de parallélisme direct entre la tolérance immédiate et les toxicités tardives potentielles. Cela peut s’être très bien passé pendant et, si on n’y prend pas garde, générer des complications dramatiques après. Le suivi prolongé des patients après leur traitement me donne une autre forme de retour d’expériences, tout aussi précieux que celui de du suivi per-traitement. Il me permet en effet de réajuster la balance bénéfice / risque de mes propositions thérapeutiques, et  d’en apercevoir le retentissement éventuel sur leur qualité de vie à distance de leur traitement. 

De plus en plus souvent, heureusement, le projet de traitement est un projet de guérison. À moi de faire ce qu’il faut alors pour atteindre l’objectif, sans être jamais  tout à fait sûr d’y arriver. Et puis, il existe des patients pour qui je sais d’emblée que je ne pourrai pas – ou plus – les guérir. Mais ce n’est pas pour autant que je ne peux rien faire pour eux. Toute la beauté du métier est là. Simplement, il faut être très clair avec soi-même dès le départ sur l’objectif que l’on se donne pour un patient donné. Et il n’est pas simple de le faire partager dès la première consultation quand la perspective n’est pas la guérison. Pas plus que de l’annoncer après des traitements qui n’ont pas donné les résultats escomptés. Avec le temps et l’expérience, et ce qu’il faut d’empathie, on  finit par apprendre à obtenir la confiance qui permet d’y parvenir. Alors, j’entends parfois : « Je voudrais pouvoirs baptiser mon petit-fils, je voudrais pouvoir marier ma fille. Faites ce qu’il faut pour qu’à ce moment-là, je sois à peu près en forme. Après, il se passera ce qui doit se passer ». Dans ce cas, ma mission est de remplir le deal que j’ai passé avec le patient. Cela me permet de me dire, quand le décès arrive – s’il doit arriver – que je reste sur un succès et non sur un échec. Si je suis ravagé à chaque fois que je perds un patient pour lequel je savais, dès le départ, que la guérison n’était pas un projet réaliste, je ne rends pas service à mes proches ni à mon entourage ni à mes collègues de travail ni également aux autres patients dont j’ai la charge parce qu’alors je ne serai plus en capacité de faire ce qu’il faut pour eux.

À l’inverse de beaucoup de disciplines médicales, toutes nos décisions de cancérologues sont basées sur des données de survie : survie sans maladie, survie sans rechute, survie globale, survie sans symptômes… Survie !  Pour nombre de confrères d’autres spécialités médicales ces données sont tabou. Ces confrères ont été « élevés » et raisonnent en « winners », en techniciens, alors qu’ils ne font généralement que pallier une déficience, contenir une maladie, sans réellement guérir leurs patients (cardiologues, néphrologues, endocrinologues, diabétologues, pneumologues, neurologues…). Voici, par exemple, un patient cancéreux qui arrive aux urgences pour un symptôme qui a brutalement évolué. Dès qu’il dit: « J’ai un cancer métastatique », on répond : « Soins palliatifs ». Dans le box d’à côté, un patient est venu pour son premier épisode d’OAP, un œdème aigu du poumon, sur une décompensation cardiaque. Tout le monde s’agite, on fait venir l’hélicoptère, on déploie les grands moyens. Or, l’espérance de vie du patient qui fait son premier OAP pour cause cardiaque n’est pas bien différente aujourd’hui, dans la majorité des cas, de celle d’un patient atteint d’un cancer métastatique incurable. Cette différence de traitement révèle l’a priori que bien des gens partagent sur la maladie cancéreuse, y compris parmi le corps soignant. 

Le cancer fait peur. Mais on a tort de ne retenir que ses images funestes. Il y a eu beaucoup de progrès depuis 10-15 ans qui font qu’aujourd’hui, on peut afficher des statistiques de plus en plus flatteuses : pour de plus en plus de patients, l’objectif est bien de vaincre le cancer. Alors, à la différence de beaucoup d’autres spécialités médicales, les cancérologues peuvent affirmer sans rougir : « On ne peut pas guérir tous les patients, malheureusement, mais nous, au moins, on peut en guérir certains. Et même de plus en plus ! ».

Franck, médecin radiothérapeute

Le cabinet de Madame S., médecin radiothérapeute, semble étroit. Serrés sur nos chaises, entre le mur et le bord de son bureau, sous une grande fenêtre qui donne sur une cour intérieure, nous lui faisons face. Elle dit les choses posément, le regard droit: « C’est une maladie grave. Ce sera long… » On sent une volonté de ne rien cacher, ne rien minimiser. Elle prend son temps. Comme une façon de venir à notre rencontre, elle n’essaie pas d’esquiver l’émotion qu’elle sent monter en nous. Tandis que les larmes commencent à glisser sur le visage de mon épouse, elle fait silence sans baisser le regard. Au bout d’un long moment, nous reprenons notre respiration. Il y a des choses à faire : chimiothérapie et radiothérapie combinées. « Ce sera un traitement curatif ». L’objectif est d’éliminer la tumeur. Donc, il faut se battre ! Les explications se font précises. Derrière elle, sur une étagère : un masque de radiothérapie. Elle nous le montre : c’est un masque en plastique thermoformable qui prendra la forme du visage et du crâne et qui garantira la précision des irradiations. On le touche, le soupèse. Croquis à l’appui, on se projette dans le temps : les grandes lignes du calendrier sont tracées. Ne reste plus qu’à fixer les dates avec la secrétaire. Voilà. On va attaquer.
La radiothérapeute esquisse un sourire: « Ce sera difficile. Mais je ne ferai aucune concession à la tumeur ». On la croit.

Pierre, accompagnant

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