
Je suis graphiste, maquettiste et dessinatrice de presse indépendante depuis 27 ans. Ça veut dire que j’ai connu le métier aux tous débuts d’Internet, du temps où les correcteurs et les rédacteurs en chef prenaient le RER pour se déplacer chez toi le jour du bouclage et que tu pouvais leur offrir un café et leur donner ton avis sur les articles du journal, mais ça, c’est de la vieille histoire.
Entre les années 2000 et 2020, les travailleurs indépendants se regroupaient dans des bureaux partagés pour mettre en commun les frais de chauffage, d’Internet, d’imprimante couleur et de papier-cul. On pouvait faire de joyeuses mises en commun de professions précaires : illustrateurs, typographes, photographes, correcteurs, webmasters, éditeurs, réalisateurs, monteurs, iconographes, journalistes, militants associatifs… Parfois on avait même une salle de réunion !
Bien sûr ces partages de bureaux étaient toujours précaires, toujours flous fiscalement et jamais bien stables, on était en co-location, sous-location ou sous-sous-location, au noir, sans assurance, et on devait déménager tous les 2 ou 3 ans pour revenir à la maison (surtout bien sûr pendant les 10 ou 15 ans où les enfants sont petits).
Mais on avait quand même un peu l’impression d’appartenir à un collectif de travail, d’ailleurs, il est arrivé qu’on utilise ce mot pour nommer ces groupes informels et mouvants : « collectif, groupement, atelier »… On a même parfois été jusqu’au site Internet et au logo commun, et il nous est arrivé d’avoir une ligne de téléphone avec un répondeur commun.
Après ça, il y a eu le Covid.
Alors là, repli, tout le monde chez soi, on rend les locaux et on retourne chacun dans sa salle à manger.
C’est à cette période que le monde du travail a découvert le télétravail.
Le télétravail, c’est comme un boulot d’indépendant, mais avec des droits. Un salaire, un chômage, des congés payés, des horaires, du matériel informatique fourni et entretenu par son employeur. Parfois même un fauteuil de bureau !
Cohabiter pendant tout un confinement avec un homme qui découvre le télétravail, c’est particulièrement éprouvant, surtout quand il y a deux enfants dans l’appartement dont il faut suivre la scolarité, et une belle-mère de 96 ans.
Je ne reviendrai pas ici sur le partage des tâches domestiques entre les hommes te les femmes pendant le confinement, qui a été largement documenté par les sociologues. Quelques femmes syndicalistes ont même émis l’idée de distinguer le télétravail féminin du télétravail masculin, afin de différencier les contrats qui l’encadrent, mais je crois qu’elles n’ont jamais été entendues.
Je voudrais juste parler des travailleurs indépendants, point aveugle du syndicalisme.
Pour ce qui me concerne, j’ai un statut d’« artiste-auteur », qui cotise à l’URSSAF-Limousin. Oui, je sais, ça fait pas sérieux de cotiser à l’URSSAF-Limousin, ça fait marrer les agents des impôts.
Artiste-auteur, en termes de statut, c’est beaucoup mieux qu’auto-entrepreneur, car on peut déduire nos charges et déclarer la TVA. On a le droit aux congés maladie, même si, en 27 ans, je n’ai jamais déclaré un seul jour d’arrêt maladie, ni jamais vu un collègue le faire. Quant aux congés maternité, on les obtient facilement après des mois de retard et des dizaines d’appels aux administrations, qui n’ont encore jamais rencontré le cas d’une dessinatrice enceinte !
Les graphistes et dessinatrices indépendantes sont majoritairement des femmes, parce que c’est un métier mal payé qui se pratique à la maison et permet de s’occuper facilement des enfants en même temps (parce que c’est très facile de travailler et de s’occuper des enfants en même temps comme tout le monde a pu l’expérimenter pendant le confinement).
Les graphistes et dessinatrices indépendantes n’ont pas le droit aux congés payés, mais tout le monde pense qu’elles ont de la chance car elles peuvent prendre autant de vacances qu’elles souhaitent, toutes les vacances scolaires, par exemple, pour s’occuper des enfants.
Les graphistes et dessinatrices indépendantes mettent plusieurs mois à se remettre financièrement de chaque congé non-payé, c’est pourquoi elles déclarent toujours un bénéfice ridicule à la fin de chaque année, et c’est pourquoi elles peinent à économiser une trésorerie qui leur serait pourtant bien utile au moment de payer l’URSSAF-Limousin, de racheter un Mac neuf ou de travailler sur un projet de bande dessinée qui pourrait leur faire gagner de l’argent à long terme.
Les graphistes et dessinatrices indépendantes n’ont pas le droit au chômage, c’est pourquoi elles se sentent tellement vulnérables quand il y a une crise économique, ou que leur métier disparaît peu à peu, puisque la presse et les outils de communication se dématérialisent inexorablement.
Les graphistes et dessinatrices indépendantes ont la chance de travailler sur des sujets de société très intéressants, comme l’égalité hommes/femmes ou le droit du travail par exemple. Souvent, le dimanche, les jours fériés ou le soir à 22h30, elles montent des maquettes syndicales sur les droits des salariés à la Caisse d’épargne ou chez les fonctionnaires, et elles ont envie de pleurer.
À vrai dire, les graphistes et dessinatrices indépendantes ont un seul droit concret, c’est le droit d’auteur, qui n’est quasiment jamais respecté. Quand elles demandent la signature d’un contrat de droits d’auteurs, elles se heurtent à l’incompréhension ou à l’accusation d’être « intéressées ». Pourtant, dans « droits d’auteurs », il y a le mot « droit », c’est celui-là que vous ne comprenez pas ?
En conclusion je voudrais saluer toutes mes collègues indépendantes (ce sont le plus souvent des femmes), que je retrouve le matin pour un café à 1 euro, qu’on partage avec les autres galériennes du quartier, les chômeuses, les auto-entrepreneuses, les mères de famille et les intermittentes du spectacle (qui sont la bourgeoisie du précariat).
Souvent on parle de politique, parce que ça nous donne l’impression d’appartenir à quelque chose de collectif.
Et on va aux manifs contre la réforme des retraites, parce que c’est le seul droit du travail qu’on a à défendre, et parce qu’on a le désir d’être en lien avec les actifs de ce pays.
Mais on ne sait jamais sous quelle banderole défiler, et même dans ces moments-là, j’avoue que la solitude de la graphiste et dessinatrice indépendante est immense.
Claire

Pour suivre l’actualité avec les dessins que Claire publie sur son blog, c’est ici, sur Médiapart . Voir aussi son portfolio sur son site internet pour découvrir tout l’éventail de ses activité de graphiste et dessinatrice de presse