Parole du 21 avril 2020, mise en texte avec Jacques
Dans la période actuelle du confinement, le télétravail a été imposé comme la solution de l’entreprise pour gérer la continuité de son activité. Aucun salarié n’est au chômage partiel, sauf ceux qui doivent garder des enfants ou aider à domicile une personne dépendante. Actuellement 95 % des salariés sont en télétravail. Il s’agit donc d’un télétravail à 100 %, sans retour sur site. Ca change complètement les règles du jeu. Mais, comme nous avons une pratique du télétravail intensif – plusieurs jours par semaine – depuis une dizaine d’années, l’entreprise a pu rapidement fournir les outils qui conviennent et donner les bonnes consignes.
Sur le plan pratique, l’un des principaux problèmes c’est le partage du wifi à domicile. Pour ceux qui ont de jeunes enfants, les jeunes mamans en particulier, le télétravail est impossible. Ce n’est pas l’intérêt des entreprises de mettre en télétravail des personnes avec de jeunes enfants, elles ne seront pas concentrées. Il faut être pragmatique.
Je travaille chez Groupama depuis plus de 30 ans, je suis aussi professeur associé en ressources humaines dans un Master à l’Université. Chez Groupama, je suis à mi-temps, rattaché à la Caisse Régionale de Rhône Auvergne dont le siège est à Lyon. Je parlerai ici de mon activité à Groupama pendant le confinement.
Pendant des années j’ai été généraliste RH. Depuis que j’habite à Aix-en-Provence et que j’ai, en même temps, une activité universitaire, je suis chargé de mission rattaché au DRH. Mon territoire c’est la région Rhône-Alpes Auvergne,12 départements, plus de 2000 salariés avec trois grands types de métiers : 1000 commerciaux, dans les agences commerciales ou itinérants, chez les clients, dans les entreprises ou les collectivités locales, 500 personnes dans les fonctions back-office – réponse au téléphone aux demandes des clients dans des centres d’appel, gestion des contrats et des sinistres – et 500 personnes dans les fonctions support.
Je suis une sorte de consultant interne. Nous appartenons à un groupe national mais notre organisation est très décentralisée et dans mon activité j’ai une totale autonomie. Je pilote le télétravail à Groupama depuis 2009. J’interviens sur beaucoup de sujets transversaux. C’est une activité de recherche, d’études. Je conduis moi-même des enquêtes ou je les fais faire. Il s’agit d’éclairer la direction générale, les syndicats ou les managers sous la forme de notes ou de supports de présentation. En fait, je fais beaucoup de conseil. J’ai trois terrains d’activité: la prospective RH, en particulier la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, la qualité de vie au travail – absentéisme, démarche paritaire avec les syndicats, questions de management, diagnostic des risques psychosociaux – et les nouvelles organisations du travail, en particulier le télétravail à domicile que je pratique moi-même.
Je pilote cette dernière activité à Groupama depuis 2011. Ca m’a beaucoup intéressé dès l’origine. J’aborde tous les aspects du télétravail : communication en équipe, suivi des activités, formation, etc. J’essaie parallèlement de réfléchir à la question des nouvelles façons de travailler. Le télétravail est-il un sujet porteur d’innovations pour l’entreprise ?
Je pratique personnellement le télétravail depuis 6 ans, j’ai du recul pour analyser son déploiement dans l’entreprise. Au début, en octobre 2009, on a fait beaucoup de choses expérimentales avec des volontaires, en s’inspirant des autres pratiques d’entreprises, comme celle d’Orange par exemple, dans une démarche très pragmatique. Nous avons exploré beaucoup de formules. Nous en sommes à notre 4e accord d’entreprise. J’ai suivi toutes les discussions avec les syndicats. Je me suis heurté, au départ, à des positions assez réticentes de la direction générale. On nous disait : le télétravail on sait ce que ça coûte, mais on ne sait pas ce que ça rapporte. Est-ce vraiment intéressant pour l’entreprise? Je me suis donc intéressé au volet économique du télétravail. A l’époque, j’ai passé beaucoup de temps à convaincre la direction et les syndicats, qui étaient assez réticents au début, sauf la CFDT. En fait, ça correspondait à une demande des salariés et c’était très difficile pour eux de s’y opposer. Et puis, les syndicalistes ont fini par demander le télétravail à titre personnel. Pendant ces dix ans nous avons développé le télétravail au sens du code du travail et de ses trois principes : volontariat, réversibilité, accompagnement. De mon côté, la problématique était la gestion de ce télétravail à partir de la demande des salariés pour que tout le monde y trouve son compte, salariés et entreprise. Il a fallu prendre en compte le côté juridique, le côté économique, le dialogue social, la formation et les questions de management.
Ouvrir la possibilité du télétravail, c’est une décision d’entreprise, mais la vraie initiative vient des salariés qui prennent la décision de le demander. Finalement, il n’y a pas tant d’occasions que ça pour les salariés d’être volontaires. La plupart des décisions leur sont imposées. L’initiative de départ c’est bien le salarié qui la prend.
Nous avons développé les choses calmement puisque nous avons aujourd’hui seulement une centaine de personnes en télétravail. Un certain nombre de demandes sont faites pour des raisons de conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée : beaucoup de salariés habitent assez loin de leur lieu de travail. La demande de ces salariés a été, dès le départ, de faire du télétravail de manière assez intensive : trois à quatre jours par semaine. Il ne s’agit donc pas, dans ce cas de figure, de mettre en place des petites mesures de conciliation des temps de vie. C’est, en fait, un engagement dans une nouvelle organisation du travail. L’absence sur site une fois par semaine, c’est une chose ; quatre voire cinq jours par semaine hors de l’entreprise impose une nouvelle organisation et pose d’autres questions. Globalement, j’estime que les avantages du télétravail dépassent ses inconvénients. Si l’on peut s’approprier son temps et son espace de travail, le rapport plus intime à son lieu de travail, le fait qu’on se sente bien chez soi, vont rendre le salarié plus efficace.
Dès le début de la crise, la direction a constitué une cellule de crise pour prendre rapidement des décisions. Personnellement, j’accompagne côté RH la généralisation du télétravail en aidant à la formulation des consignes à respecter en matière de santé et sécurité au travail. Je conseille aussi les managers de l’entreprise sur la mise à disposition d’outils spécifiques pour les salariés qui débutent dans l’activité en télétravail. Je fais de la pédagogie, je suis en seconde ligne. Parmi les 250 managers, certains avaient déjà des collaborateurs en télétravail et savaient comment s’y prendre. Dans notre organisation décentralisée, il y a de l’entraide, on s’en sort plutôt bien. Mais certains managers sont en difficulté du fait de la remise en cause des rituels. Pour les gens du back-office le télétravail ne remet pas fondamentalement en cause leur manière de faire : il s’agit d’un management de projet fondé sur le suivi d’indicateurs assez stables. En revanche, pour les commerciaux, c’est plus compliqué. Pendant dix ans j’ai pensé que le télétravail n’était pas compatible avec l’activité des commerciaux. Je leur disais : ”votre métier ne peut pas être mis en télétravail, il y a de la relation avec les clients, il faut vendre des contrats, ça impose une présence physique, si vous êtes dans une agence, vous ne pouvez pas demander au client de venir chez vous”. C’était un préjugé. En fait, c’est totalement faux. Aujourd’hui, 500 commerciaux travaillent de chez eux. Ils appellent les clients au téléphone. Et ceux-ci sont plutôt contents qu’on les appelle pour échanger sur leurs problèmes, les aider à gérer leur portefeuille, et pas forcément pour faire de la vente. En fait, les commerciaux font ainsi leur vrai métier de service. Ils trouvent que ce n’est pas si désagréable que ça. Et, à distance, ça marche. Cela permet à l’entreprise d’organiser une continuité d’activité.
Finalement, ce que je constate, c’est que cette situation de télétravail massif modifie les représentations. Nous réfléchissons à une évolution du pilotage managérial. L’idée est de modifier la manière de piloter notre réseau de commerciaux qui fonctionne un peu de manière militaire. Le management actuel est directif, descendant : objectifs, résultats, cibles. A la lumière de l’expérience actuelle – dans un contexte de télétravail et hors stratégie de conquête commerciale – il est proposé que les directeurs commerciaux gèrent leur personnel sur d’autres critères, en faisant davantage confiance aux salariés et en leur laissant plus d’autonomie. Ca ne peut d’ailleurs que réjouir les syndicats.
Pour moi, la période de confinement ne change pas fondamentalement les choses. J’étais déjà en télétravail. Je ne me rendais à Lyon que tous les deux ou trois semaines. Actuellement, je n’y vais plus du tout, c’est très mineur comme changement. En revanche, dans ma vie personnelle, la nouveauté c’est que chez moi, maintenant, tout le monde est en télétravail. J’ai deux grands enfants qui font des études à la maison et ma femme y travaille également. Ca a des impacts familiaux importants. Il faut organiser la journée, mais je ne vis pas ça de manière négative
Je pense vraiment que la période que nous vivons va permettre de lever un certain nombre de tabous sur le télétravail.
Parole de Blaise, le 21 avril 2020, mis en texte avec Jacques