Parole du 21 avril 2020, mise en texte avec Christine
Depuis le temps que je fais cette tournée, je connais la vie privée des gens. Parce que le courrier, ça parle. Quand ils sont abonnés au Point ou au Monde Diplomatique, je me doute bien qu’ils ont des opinions politiques différentes. Avec l’habitude, je reconnais les enveloppes, par exemple celles des examens médicaux. Une enveloppe, c’est une prise de sang. Plusieurs dans le mois, c’est qu’il y a des problèmes de santé. Il y en a qui m’en parlent. Le facteur c’est un peu comme le médecin. Avec lui, les gens se lâchent. Parfois, je trouve que c’est même trop. Cela ne me gêne pas dans la mesure où je garde tout pour moi. J’ai prêté serment quand je suis rentré à la poste, et je fais très attention. Sinon, je pourrais colporter un tas de conneries sur les gens, les voisins, le maire. Surtout ici, à la campagne. On me le donne, je le prends. Et j’essaye de ne pas afficher mes opinions.
La plupart du temps, c’est agréable de discuter avec les gens. Mais ce matin, alors que j’étais pressé, un gars a voulu me raconter tout ce qui lui était arrivé avec les impôts. J’ai pris le temps. Pourtant, j’ai une vie à côté de la poste. A ce propos, quand on parle du temps de travail, on ne parle pas du temps domestique. Alors que pour moi ça en fait partie : la voiture à réparer, une fuite au lavabo, le potager à faire pousser, les enfants à s’occuper. Quand j’entends des gens dire : « moi monsieur, je ne suis pas à trente-cinq heures, je bosse », je trouve cela arrogant.
Quand le courrier arrive au bureau, nous le classons par tournée. Ensuite, chacun récupère sa tournée et la classe dans le sens de présentation des boîtes. Ici, c’est encore nous qui le faisons. Depuis le début du confinement, nous avons continué à trier nos tournées comme d’habitude. On a essayé de se tenir un peu plus loin les uns des autres mais il y a forcément de la promiscuité dans un petit bureau comme le nôtre. La seule chose mise en place a été de ne faire que trois tournées par semaine. Cette décision est tombée d’en haut, mais ici à la campagne ça n’a pas de sens. Ce n’est pas du boulot d’arriver le mercredi avec quatre journaux de retard pour les abonnés, même si on est payé normalement. Moi, j’étais pour passer tous les jours, comme d’habitude. D’ailleurs je l’ai dit à mes collègues. Nous sommes un service public, nous devons livrer le courrier six jours par semaine. D’autant que la Poste pourrait bien en profiter ensuite pour décider de ne plus passer qu’un jour sur deux, selon la réaction de la population.
Il ne faut pas se voiler la face, le volume du courrier a baissé ces dernières années. Même si j’ai l’impression que les chiffres qui sont donnés ont été évalués au doigt mouillé. Mais j’ai beaucoup plus de paquets. Les recommandés aussi ont tendance à augmenter. J’imagine que les gens sont devenus plus procéduriers. Pour ma tournée, cela joue à la marge, je n’ai que cent-trente boites aux lettres. Quand je travaillais en ville, j’en avais six-cents. C’est énorme. Ici, ce sont surtout les kilomètres qui comptent. Il y a dix ans, j’en faisais quatre-vingt. Maintenant, j’en suis à cent-vingt. Et comme à chaque restructuration ils suppriment une tournée et la répartissent sur les autres, je pourrais passer à cent-trente kilomètres en juillet.
Sur ma tournée, je n’ai vu personne aller s’enfermer en me voyant arriver depuis le confinement. C’est même le contraire. Ce matin, j’en ai surpris un qui arrivait en courant, de peur de me manquer. Je sais qu’il est tout seul dans son mas. J’ai peu de personnes de plus de 80 ans sur ma tournée, mais je prends toujours le temps d’aller les voir, avec ou sans courrier. Il y a une dame de 95 ans que je vois depuis des années. Et cela gratuitement ! Et oui, car même cela devient payant, pour des raisons économiques nous dit-on … à titre personnel, je trouve cette pratique assez abjecte.
Notre ancien chef nous demandait sans arrêt de faire du chiffre : vendre des timbres, des prêt-à-poster, des contrats « veiller sur mes parents », etc. Bref, tout ce qui peut rapporter de l’argent à la poste, le service au public passant au second plan. Ici nous sommes un tout petit bureau, donc nous avons un petit chef. En général il ne reste que deux ou trois ans. Comme je suis un vieux de la vieille, J’ai pu lui demander de ne pas insister, que sa poste n’était pas la mienne et ne le serait jamais. Je n’ai donc pas eu avec lui les pressions qu’ont pu avoir les collègues plus jeunes. Bien sûr, quand quelqu’un me confie une lettre recommandée sur la tournée, je la prends. Normalement, je devrais la mettre dans une sacoche, remplir de la paperasse et l’envoyer à un service qui s’en occupe. Comme les budgets sont complètement séparés entre le courrier, c’est-à-dire les facteurs, et le grand public, c’est-à-dire le guichet de mon bureau de poste, je n’ai pas le droit de déposer un recommandé dans mon bureau. Théoriquement, on n’a même plus le droit de se parler, il y a une porte avec un code entre les deux pièces. C’est d’une bêtise !
Avec le nouveau chef, qui est là depuis quelques mois, c’est différent. Il ne met pas la pression pour vendre, surtout avec cette histoire de virus. C’est quelqu’un de très bien, mais il n’a pas la main. Les trois premières semaines, on n’a eu aucune protection, ni gants, ni masques, ni rien. Ensuite, on a vu arriver des flacons de gel. A utiliser avec parcimonie a dit le chef, il n’y en aura pas d’autres. Nous avons les masques depuis à peine quinze jours. Heureusement nous sommes à l’extérieur. Je mets le masque quand je vais voir la vieille dame. Ce matin, on nous a fait passer un flacon de désinfectant pour les voitures, au bout de six semaines. Alors que la Poste disposait de centaines de milliers de masques, elle n’en a pas fait profiter ses propres employés. Pourtant on savait bien que ce virus allait se répandre au niveau mondial. Moi, je suis facteur. Je suis payé pour porter du courrier chez les gens et le faire bien. Ceux qui dirigent au-dessus de moi sont payés, beaucoup plus, pour anticiper ce genre de truc. Et nous nous sommes retrouvés, le premier jour du confinement, le bec dans l’eau. Quand nous avons appris que la Poste avait donné 300 000 masques au Ministère de l’intérieur, les facteurs ont très mal réagi. En résumé j’aime mon boulot, même s’il est mal payé : 1 450€ par mois avec presque quarante ans d’ancienneté Mais je n’aime pas ce que la Poste est devenue.
Parole de Pierre, le 21 avril, mise en texte avec Christine