Parole du 24 juin mise en texte avec Jacques

Je suis chef de service à Paris dans une dans une ONG internationale. Mon poste se répartit en trois activités : un suivi administratif et logistique, l’accompagnement des bénévoles et le développement d’offres de mobilisation autour de projets concernant le soutien à des personnes. Concrètement, comme je suis chef de service j’encadre quatre personnes et je dois donc discuter avec elles de leurs propres projets. Je fais aussi beaucoup de relationnel pour accompagner les bénévoles qui ont des personnalités très diverses. Enfin, je coordonne des projets moi-même. Au total, ça consiste à faire beaucoup de réunions, entre 4 et 6 heures par jour, surtout avec les salariés des différents services de l’association. Ça suppose de bien connaître les métiers des uns et des autres puisque la coordination de projet consiste à s’assurer de la complémentarité des actions des différentes parties prenantes. Je dois assurer beaucoup de réunions de management qui sont un mélange d’information et de communication, de 5 à 8 heures par semaine. Je suis aussi représentante du personnel et je fais souvent le tour des services pour voir qui va bien et qui ne va pas bien. J’ai des heures de représentation.
Pendant le confinement, il n’y a eu aucun chômage partiel chez nous et, très vite, des dispositifs d’arrêt pour garde d’enfants ont été mis en place pour les salariés concernés. Tous les postes étaient quasiment “télétravaillables” et il y a eu maintien du salaire pour les autres.
L’inconvénient c’est que je n’ai pas bougé pendant toute cette période. Je me suis organisée chez moi. Je dois dire qu’a priori, je n’aime pas trop le télétravail. Mais je suis dans un grand appartement avec des colocataires qui étaient partis, donc j’avais de la place. J’ai pu organiser un espace de travail avec un bureau et une chaise confortable et je ne faisais rien d’autre dans cet endroit. J’étais auparavant équipée d’un ordinateur de bureau et on m’a conseillé, le vendredi d’avant le confinement, de l’emporter. Donc, j’avais mon matériel de bureau branché sur ma wifi perso et elle fonctionne bien. J’étais donc un peu privilégiée.
J’ai essayé de me faire une discipline et d’avoir des horaires fixes en prenant des pauses : des plages quotidiennes de 9 heures de travail avec une pause d’une heure à midi. Je n’ai pas de charge de famille, donc j’étais tranquille chez moi pour travailler. Cela dit, il y a eu des travaux chez les voisins avec du bruit. Je suis au rez-de-chaussée j’avais donc théoriquement le bruit de la rue, mais ce n’était pas très dérangeant parce qu’en fait il y avait un grand silence à Paris. Je laissais ma fenêtre ouverte exprès pour dire bonjour aux gens. J’ai ainsi rencontré les enfants du quartier. Comme je suis toujours dérangée au travail, c’était plutôt mieux que d’habitude. En temps normal, on se déplace pour aller voir des collègues, on organise des réunions autour du café du matin. Finalement, on fait facilement deux-cents mètres dans la journée. Pendant cette période, si on n’avait pas envie de bouger de la journée on pouvait ne pas bouger. Je me suis organisée pour faire une balade le matin et une le soir, même si on n’avait pas le droit à deux périodes de sortie pendant le confinement.
Le contrôle hiérarchique a été très léger pour moi puisque ma directrice était absente pendant cette période en raison d’une fin de contrat. Tous les matins, pendant un mois et demi, nous avons eu une réunion de coordination entre responsables de service, ce qui ne se fait pas d’habitude, pour faire le point sur nos équipes et nos projets. Finalement, dans ces réunions du matin, on s’obligeait à dire des choses que normalement nous ne nous serions pas dites en temps normal. Une heure par jour, c’est un huitième du travail de la journée et ça prend vraiment beaucoup de temps pour une réunion plus d’information que de prise de décision. Pour mes activités, ce type de réunion ne convient pas car je dois avoir des contacts avec les équipes plutôt qu’avec les autres managers.
Pendant le confinement, j’ai pris des contacts uniquement avec les gens qui m’étaient utiles. Or, nous sommes cent et, de fait, je me suis coupée des autres. En temps normal, quand il y a un problème on se réunit autour d’une table. Pendant la période du confinement, tout s’est réglé par mail, chat ou visio. Ça a supprimé toute créativité. C’est autour d’une table que de nouvelles idées germent. En tant que représentante du personnel, j’ai remarqué que certaines personnes qui sont en bout de chaîne étaient isolées dans cette période. Il me semble quand même que pour travailler à distance il faut un certain type d’organisation. Chez nous, nous sommes trop hiérarchisés, vraiment pas dans un système autogestionnaire. Pour prendre une décision, ça prend beaucoup de temps, et il est certain que ça va plus vite autour d’une table que par mail.
En temps normal des groupes affinitaires se réunissent auprès de la machine à café. Pendant le confinement, nous avons réussi à faire des cafés en visio, par petits groupes ou en tête-à-tête. Dans mon groupe on se réunissait tous les vendredis soir. On a essayé les déjeuners, mais ça supprimait la pause de midi. Ce qu’on a fait concrètement dans l’activité quotidienne, c’est de réorganiser toutes nos réunions traditionnelles en numérique, y compris celles d’une certaine importance en nombre de participants, et ça a très bien marché. Certaines réunions étaient plus fréquentées en visio qu’en présentiel.
Mais le manque de contact physique direct avec les collègues pose problème. Quand on ne voit pas l’autre réagir, c’est difficile. Je ne suis pas très tactile, personnellement, mais je parle beaucoup aux gens, je négocie en permanence et je parle avec les mains.
Pendant le confinement j’ai fait mes 39 heures par semaine, mais j’ai eu l’impression de produire moins. C’est-à-dire que les projets avançaient moins vite. Pourquoi ? Parce qu’il y avait beaucoup de négociations à faire par mails avec tous les interlocuteurs et qu’il fallait ensuite partager les avis des uns et des autres. C’est plus compliqué pour arriver à une décision finale. En outre, les personnes qui devaient valider n’étaient pas forcément disponibles au bon moment et ça provoquait des phénomènes de files d’attente. Aller toquer à la porte de la N+1, c’est plus facile que d’envoyer un message par un chat puis d’en renvoyer un autre par mail pour finalement échanger en visio quand ça coince. Si bien que, pour la première fois de ma vie, j’ai eu des problèmes aux yeux et des difficultés à dormir le soir.
Les bonnes surprises du confinement et du travail à distance, ça a été notre capacité de s’adapter rapidement à quelque chose de nouveau. On a mis immédiatement environ cent personnes en travail à distance et globalement ça a fonctionné. Je m’en suis étonnée moi-même.
La mauvaise surprise, ça a été la question de l’organisation du travail qui n’est pas adaptée au travail à distance. Question : quel est le rôle du management dans l’organisation ? Un management un peu vu comme un management passe-plats… On pourrait raccourcir les chaînes. J’ai été inondée d’informations que je n’arrivais pas à lire. Et puis il y a les problèmes de santé: l’immobilité, le mal au crâne…
Dans les autres surprises il y a les questions liées à l’âge. Des personnes d’un certain âge se disaient inaptes au télétravail qui était censé être un “truc de jeunes”. Mais ce n’est pas vrai. Les premiers qui ont voulu revenir ce sont les jeunes, en particulier ceux dont c’était le premier travail, parce qu’ils avaient besoin de relations sociales. Les jeunes sont souvent célibataires et ils se sont retrouvés seuls chez eux. Ils ont vite éprouvé le besoin de retrouver le collectif de travail.
Pour l’avenir, on a fait une enquête interne sur ce que veulent des gens au niveau du CSE : 60 % des salariés veulent faire du télétravail au moins 2 jours par semaine en raison de la qualité de vie qu’ils ont trouvée pendant le confinement, surtout la baisse du temps de transport. Certains gagnent jusqu’à 2 heures par jour. Mais, du coup, ça va poser la question des bureaux. Peut-on conserver son espace de travail personnel ? Il faudra clarifier avec l’ensemble des gens. Que signifie, en termes de bureaux, télétravailler plusieurs jours par semaine ? Il faudra, de toute façon, instaurer des moments de travail collectif. Autre question : comment travailler avec les bénévoles dans ces conditions ? La visio va s’installer dans le paysage quotidien, à mon avis et il va y avoir de plus en plus de personnes en télétravail, même si l’accord n’est pas encore passé. Ça va forcément modifier l’organisation du travail. Pour ceux qui sont en en province, salariés et bénévoles, ça va leur permettre de participer davantage à l’activité.
Finalement, si on veut faire un bilan de la période de confinement, l’intérêt du travail à distance dépend de la situation personnelle des gens, du type de travail qu’ils font et de la façon dont le travail est organisé. L’avenir du télétravail ? Il faut y aller tranquillement et ne pas vouloir tout bousculer d’un coup. Le « tout télétravail”, le “tout numérique”, ce n’est pas forcément pour demain. Il faut bien étudier les conséquences à long terme. Mais la période a bousculé pas mal de choses sur la façon de travailler. Ça va laisser des traces. Certaines personnes ont découvert le télétravail et elles trouvent que c’est une forme qui leur convient. D’autres n’ont pas du tout aimé. Les salariés qui ont des enfants ont trouvé qu’ils avaient passé plus de temps avec eux et ils se posent maintenant la question du temps de travail en temps normal car ils considèrent qu’ils ne profitent pas assez de leurs enfants. Pendant le confinement, ils ont pu passer du temps plus qualitatif avec eux pendant la journée, plutôt que tôt le matin ou tard le soir. Alors, ils trouvent ça dur de retourner à des heures traditionnelles. Par ailleurs, le gain de temps dans les transports est apparu comme quelque chose d’important pour beaucoup.
Mais le télétravail a provoqué des difficultés de santé. 50 % des salariés ont déclaré avoir des problèmes de dos. Pour moi, la question du rôle du manager dans l’organisation, cruciale en période de travail à distance, se pose pour le temps normal aussi. Ça s’est révélé lors du confinement, mais il faudrait régler la question sur le fond. Il y a 20 managers pour 100 salariés au total dans notre association. La question c’est : où se prennent les décisions ? En tant que représentante du personnel, j’ai identifié des problèmes pour certaines personnes, même si je n’ai pu contacter réellement ceux qui n’allaient pas bien, faute de pouvoir les rencontrer dans les couloirs. La grande question du travail à distance, c’est : qu’est-ce que ça fait à long terme sur la création et le maintien d’un collectif ? Pour moi, clairement, le télétravail fait du mal au collectif.
Parole de Zoé, du 24 juin, mise en texte avec Jacques