Parole du 30 janvier, mise en texte avec Olivier
La pénurie des moyens engendre le conflit…
Surtout chez nous, car on a toujours l’idée, en tant que médecins, que nos propres malades sont prioritaires par rapport aux autres. Ce qu’il y a d’un peu cynique, c’est que souvent les administrations jouent là-dessus.
Quand en réanimation pédiatrique, par exemple, il y a douze lits ouverts au lieu de vingt, par manque de personnel, lorsque vous arrivez le matin les réanimateurs vous disent qu’ils n’ont que trois lits vacants pour vous en sortie de bloc.
Or ce matin-là chez les enfants, vous avez cinq chirurgiens qui ont besoin pour cinq malades tout aussi importants, d’un lit de réanimation post-opératoire. Et que disent les réanimateurs : “Bon les gars, débrouillez-vous entre vous, mais nous on ne peut prendre que trois enfants et vous êtes cinq à avoir besoin d’un lit de réa. Donc on en annule deux, décidez entre vous”.
Quoiqu’on fasse on va finir par s’engueuler. Parce qu’on est des êtres humains.
Maintenant on a appris à se comprendre, mais la pression reste présente. Même si on arrive à se fédérer, c’est difficile, c’est un état d’esprit qui est difficile et les conflits naissent. Ils naissent au niveau médical mais au niveau paramédical, c’est encore pire !
Un choix impossible… et pourtant
Le neuro chirurgien va dire, “le mien il a une lésion du cerveau”. Moi je vais dire « le mien il est en cours de chimio, il doit y retourner dans deux jours. Si je ne le fais pas maintenant, son protocole ne va pas être respecté”. L’ORL va dire “le mien il respire de moins en moins bien” et on va finalement se disputer.
Avant je passais mon temps à me battre avec le neurochirurgien qui me disait qu’il faisait de la chirurgie du cerveau, que si ça n’allait pas pour mes malades, ils ne risquent qu’un fauteuil roulant, alors que si ça ne va pas pour les siens ils meurent ! Et le cardiologue va dire, « mais poussez-vous, mon malade vient de Bratislava pour son cœur, et il n’est pas question que je n’opère pas ce nourrisson qui pèse 4 kg » !
Un chef de pôle est invité à arbitrer ce genre de conflits, alors que son boulot devrait être d’améliorer les conditions de travail, de faire des projets d’établissement, de savoir comment faire pour mieux traiter les enfants, comment faire pour répondre aux demandes de tout le pourtour méditerranéen qui convergent sur Marseille.
Tous les chefs de service de la Timone reçoivent deux ou trois mails par semaine de gens qui habitent au Maghreb, en Italie, en Espagne ou en Grèce pour qu’ils les traitent. Et on ne peut pas répondre parce qu’on en reçoit beaucoup alors qu’on ne peut déjà pas soigner les gens localement.
On arrive entre médecins à ne plus se disputer mais … nous sommes maltraitants.
Les cadres infirmiers sont maltraitants. Ils le sont contre leur gré, mais ils sont maltraitants. Devant les absences, les cadres arrivent dans mon service et viennent dire à l’une des deux infirmières de nuit, qui s’occupe de tumeur de la colonne vertébrale, d’aller immédiatement dans le service cardiaque où il n’y a aucune infirmière.
Les cadres le disent elles-mêmes, nous sommes maltraitantes actuellement. On va demander à nos filles des choses qu’elles ne peuvent pas faire. L’origine de l’absentéisme est aussi là. C’est en validant ces procédures dégradées que nous, chef de pôle, on doit traiter cela, et par là, nous sommes aussi maltraitants.
L’infirmière n’est pas universelle
Dans un CHU le personnel médical et para médical est sur-spécialisé. Il ne peut être performant que dans son domaine de compétence. A l’inverse pour l’administration ceci n’est pas pris en compte. Même si elle n’a aucune expérience dans le domaine, le fait qu’elle soit infirmière suffit. Par exemple une infirmière formée à la chirurgie vertébrale va au pied levé arriver en cardiologie, trouver des enfants qui ont des potences avec cinq seringues électriques. Si elle se trompe dans l’une de ces seringues, les conséquences peuvent être critiques ! Elle va faire ça une fois, deux fois et après elle sera en maladie ! C’est comme si on me disait à moi « Jouve, tu es chirurgien pédiatre alors tu opères aussi bien le fémur que le cerveau et tu te débrouilles ! »
Le vendredi soir particulièrement, est un moment chaud. Ce soir j’ai signé des bordereaux de fermeture de lits, comme tous les vendredis soirs : il y a des absents et on ferme dix lits dans mon service pour pouvoir assurer le service.
Et face à cette situation le directeur de l’hôpital, lui, considère qu’on « dispose donc d’infirmières à envoyer en cardiologie ». Sans prendre en compte que ces infirmières ne savent pas faire de cardiologie, qu‘elles vont stresser toute la nuit à l’idée de se tromper de dosage dans l’adrénaline ou l’héparine par exemple.
Oui je suis un chef de pôle maltraitant, mes cadres sont des cadres maltraitants !
Si on est maltraitant, c’est essentiellement dû au manque de personnel
Et aux fermetures de lits, car une quantité invraisemblable de lits a été fermée. Le personnel est à flux très tendu.
Les effectifs baissent, et cela génère une spirale : Il y a de moins en moins de personnels qui adhèrent car pour arriver à joindre les deux bouts, en fin de journée, on envoie des personnels de nuit dans des services où ils sont incompétents parce que ce n’est pas leur spécialité.
Congés de maternité non remplacés
On a des choses aberrantes, par exemple à l’APHM, un congé de maternité n’est pas remplacé. Vous êtes enceinte, vous partez en grossesse pathologique, vous allez être absente six mois et sur les effectifs vous êtes notée présente, et votre poste n’est pas remplacé ! Un congé de maladie de courte durée n’est pas remplacé non plus !
Souvent les services sont très pointus, alors les gens ont peur de faire une erreur, ce qui est normal, et petit à petit ils craquent. Ou ils nous disent : « c’est très bien de faire de la chirurgie de haut niveau, mais là c’est vraiment trop dur de travailler dans des conditions si dégradées ». Autant aller faire des piqûres en libéral, où ils seront plus tranquilles psychologiquement, où ils gagneront plus d’argent et auront plus de temps pour eux.
Une souffrance au travail qui génère l’absentéisme
Cela conduit à un absentéisme important, qui dépasse largement les 10%. C’est quelque chose de majeur, il y a des établissements où l’absentéisme arrive à 30% sur le personnel paramédical. Mais c’est essentiellement lié aux mauvaises conditions de travail.
Tout ne peut être ramené aux conditions salariales, les personnes connaissent les salaires et sont là. Il y a surtout l’outil de travail qui est dégradé et un personnel qui n’est pas en quantité suffisante.
Quand les vannes du Covid ont été ouvertes par les ARS et les directions d’hôpitaux qui étaient complètement débordées, qu’ils avaient des injonctions du gouvernement qui leur disait de faire quelque chose, ils ont engagé tous azimuts des CDD, l’hôpital s’est mis à marcher sous la direction des médecins et des cadres infirmiers, et il a très bien marché. C’est comme ça qu’on a pu maîtriser les vagues de Covid et se faire applaudir symboliquement aux fenêtres le soir.
Actuellement un chef de pôle n’a pratiquement pas de pouvoir
On pourrait penser qu’un chef de pôle est quelqu’un qui, par définition, a une délégation de pouvoir et la possibilité de gérer les ressources humaines et matérielles. En fait il n’a pas du tout cela, c’est juste un rouage de plus dans une administration qui en comporte beaucoup.
Si le chef de pôle n’est pas complètement adhérent à ce que dit l’administration, on rentre très rapidement dans le conflit.
Et mon boulot actuel n’est pas celui qui devrait être dévolu à un chef de pôle
Il y a une déviation des tâches des chefs de pôles, une déviation des tâches des cadres infirmiers, qui se substituent à l’administration qui elle ne fait pas son travail. Normalement un chef de pôle ce n’est pas quelqu’un qui est obligé de passer ses soirées à examiner avec les cadres comment on va garder le service ouvert, quels sont les lits qu’on va fermer, quelle infirmière on va rappeler pour qu’elle vienne faire des heures supplémentaires.
Normalement un chef de pôle ça ne sert pas à ça, ça sert à avoir des projets, à les mener à bien pour améliorer la qualité des soins.
C’est la présence humaine qui permet de supporter l’insupportable !
Attirer des gens pour qu’ils viennent travailler dans l’hôpital public nous oblige à être bienveillants, à être encore plus présents qu’avant, à passer plus de temps à l’hôpital.
Faire des réunions où tout le monde est présent à 8h du matin, où on discute tous ensemble des malades, y compris les aides-soignantes, et passer et repasser dans les services.
C’est pareil pour les patients ! Si les locaux sont délabrés, ils ne sont pas contents, mais si le personnel est omniprésent, vient les voir et leur explique, cela passe beaucoup mieux. Mais c’est une charge de travail supplémentaire !
Pour le moment nous arrivons à compenser comme cela.
C’est aussi comme cela que l’on rend les choses viables, c’est par ces moyens que l’hôpital reste à peu près humain. Maintenant je me transforme aussi en VRP pour solliciter les collectivités locales et les associations caritatives. Ce qui n’est pas mon rôle normalement. Je n’y trouve aucun plaisir, au contraire, mais c’est normal que les gens qui nous soutiennent aient aussi toute notre sympathie. C’est la moindre des choses.
Quémander des moyens tous azimuts
Pour mon service, grâce à une association caritative « soleil bleu azur » je peux joindre l’Olympique de Marseille, demander que l’on me finance des douches dans chaque chambre, ensuite au Crédit Agricole pour qu’on me refasse le sol de mon service et mes copains font pareil ailleurs. On va faire pleurer à droite et à gauche. On essaie de provoquer une dynamique comme par exemple le club des supporters des Winners, qui vient et qui propose d’en payer une de plus.
Aujourd’hui les collectivités locales se substituent à l’État, les sponsors se substituent à l’incurie du gouvernement. Ce n’est pas leur rôle et il ne faut pas s’y tromper. Ce sont autant d’écoles, de crèches, de transports en commun qui ne pourront pas se faire pour préserver l’hôpital.
Parole de Jean-Luc, Chef de pôle, mise en texte avec Olivier (3 / 6)
retour vers « Je ne suis pas rentable alors qu’un hôpital bien géré doit faire du profit » parole de Jean-Luc (2/6)
… à suivre : « Les pouvoirs centralisés étouffent les collectifs de santé » – Parole de Jean-Luc (4/6)