Parole du 7 mai 2021, mise en texte avec Olivier
Être utile au quotidien et travailler en équipe !
Je considère que l’hôpital public a pris une autre direction que celle qu’il avait quand je m’y suis engagé, celle d’un système de santé qui se voudrait rentable alors que par définition il ne peut l’être. Cela m’inquiète, bien qu’étant dans un secteur privilégié par rapport à d’autres secteurs hospitaliers car en réanimation le nombre d’infirmières est normé. Mais cela est un inconvénient puisque lorsque l’on manque de personnel, on ferme des lits, et on réduit l’offre de soins comme c’est le cas actuellement. Plusieurs fois par semaine nous annulons et reportons des interventions comme aujourd’hui. Cela crée des tensions avec les chirurgiens, avec les familles et rend les conditions de travail très difficiles.
Je suis à la tête d’un département d’anesthésie/réanimation pédiatrique, une grosse structure assez rare en France.
Après trois années de médecine adulte, j’ai rejoint la pédiatrie, un monde plus humanisé parce qu’on a affaire à l’enfant et à des parents qui sont très investis dans la prise en charge de leurs enfants. La réanimation et l’anesthésie pédiatriques m’ont permis d’atteindre ce que je souhaitais, donner du sens, avoir le sentiment d’être utile au quotidien et travailler en équipe.
Mon boulot de manager n’est pas de décider tout seul
En tant que chef de service, mon rôle est de donner une direction, d’établir des priorités, mais sûrement pas de décider tout seul. Ma façon de voir les choses c’est que mes collègues sont compétents, et que nos compétences s’additionnent. A la différence des services d’adultes qui sont spécialisés dans des pathologies spécifiques, en réanimation, l’activité est très transversale et nous prenons en charge les situations graves de toutes les spécialités : cardiologie, neurologie, pneumologie, infectiologie etc…
Quand je suis arrivé, il y a cinq ans dans ce service, j’ai vite ressenti un manque de confiance, ce qui est humain. Mais il y a aussi l’habitude de ce système pyramidal où l’on attend que tout vienne d’en haut ! J’ai le sentiment que certains attendaient de moi quelque chose d’un peu rigide et directif, mais que je n’avais pas envie de mettre. Je désirais que l’on travaille autour d’un but commun, mieux faire ce que nous faisions bien, mieux soigner les enfants, mieux prendre en charge les familles, en équipe. Nous avons une grande équipe et nous travaillons avec beaucoup d’interlocuteurs. J’ai eu du mal à faire comprendre ma façon de travailler, et pour certains c’est encore difficile à comprendre.
Je suis arrivé dans un service en perdition
J’ai pris il y a quatre ans la responsabilité du service qui était en perdition suite à des décisions de personnes trop haut placées, personne ne pourra me contredire. Il y avait deux problèmes majeurs, un manque de soignants, de médecins en particulier et un personnel médical à bout. Les gens faisaient tout pour faire face à la situation et répondre à la demande. Ne pas répondre à cette demande de prendre en charge des patients atteints de maladies graves est insupportable pour un soignant. C’est vrai vis-à-vis des adultes mais c’est encore plus sensible vis-à-vis des enfants, le système le sait et sait que l’on répond toujours présent.
Le problème arrive quand l’équipe s’écroule parce qu’aucun jeune médecin ne reste. Que pendant des années où l’activité augmente il n’y a aucun recrutement et que les départs ne sont pas remplacés. Dans notre équipe il y a un trou générationnel, pratiquement pas de médecins entre 35 et 45 ans. Pendant dix ans les gens sont partis les uns après les autres, seuls les plus anciens, les plus investis, sont restés et se sont épuisés. Il y a eu des burn-out extrêmement violents.
Je suis arrivé à ce moment-là, sans expérience managériale, avec des grandes idées mais des petits moyens.
J’ai choisi de réduire les activités …
… sauf les urgences. Parce que je veux que les gens de mon service prennent aussi le temps de se former, j’ai commencé avec les médecins, l’administration l’a compris, certains chirurgiens aussi. J’aimerai poursuivre avec les infirmières, j’espère qu’on me suivra.
J’ai donc choisi de ne pas répondre à la demande ! Ma seule solution a été de dire, « désolé cet enfant on ne va pas pouvoir l’opérer aujourd’hui ». Au début, les équipes chirurgicales ont compris notre décision, nous étions 6 anesthésistes pour 40 chirurgiens. Certaines activités ont été déplacées vers d’autres sites. C’est ensuite devenu conflictuel, les équipes mettant la pression en prétextant que “des enfants allaient mourir” ! J’ai cependant réussi à imposer cette réduction d’activité et à faire reconnaître ce qui avait disparu dans nos spécialités techniques et postées, et que j’appelle le travail non clinique. En tant que soignant, être auprès du patient est un travail fondamental, mais en ne faisant que ça on a le nez dans le guidon et on ne peut pas s’améliorer. Et on ne souffle pas non plus, alors que le métier de soignant nous confronte à des situations humaines très dures et à un stress quotidien intense.
Il est indispensable de pouvoir discuter et partager la façon dont on a vécu les choses. Du temps de travail jamais pris en considération, jamais comptabilisé ! Car est uniquement considéré comme travail le travail posté, de 8 heures à 18 heures, quand on fait de l’anesthésie ou quand on s’occupe des enfants en réanimation. Tout le travail d’amélioration, de réunion, de soutien n’est pas reconnu. J’ai donc affiché très clairement qu’il y avait du temps non clinique, devant notre ordinateur, à lire des articles, des pratiques, faire des réunions pour discuter des cas difficiles… Les médecins de mon équipe avaient réduit ces activités à leur strict minimum ou bien les faisaient en plus des 50 heures au bloc opératoire ou en réanimation… Ne pas se former, ne pas aller regarder ce que font les autres ailleurs est à mon sens une défaillance professionnelle. J’ai passé plusieurs mois à Paris et à Genève, des mois qui ont transformé ma façon de pratiquer. J’ai vu comment d’autres répondaient différemment à des problématiques que nous avions, et je leur ai aussi apporté des choses qu’ils n’avaient pas. Mon ambition c’est de faire en sorte que les soignants, médecins ou infirmiers, puissent aller une semaine dans une autre équipe à Bordeaux, à Paris, qu’ils rapportent une expérience et du nouveau. Les infirmier-e-s sont très demandeurs-ses de tels échanges mais, pour cela il faudrait du temps, et de l’argent… Qui les remplace pendant leur absence ? Il faut aussi l’accord de l’administration ! Je n’ai pas encore pu mettre en place cette idée que j’ai depuis longtemps mais nous en discutons régulièrement avec mes collègues en France, et nous y arriverons un jour. Cela aussi peut motiver les équipes.
Sortir de la vision d’une santé rentable aux conséquences multiples…
Ces vingt dernières années, on a réduit les moyens de l’hôpital public en expliquant qu’on allait faire mieux qu’avant. Pour moi, ce discours qui tente de faire croire à la population qu’on va faire des économies tout en améliorant les performances du système de santé est insupportable. Qu’on dise : « cela nous coûte trop cher, vous aurez moins de lits, vous ne pourrez plus faire telle ou telle prise en charge », si c’est un choix de société pourquoi pas, mais il faut l’assumer politiquement.
Mais il ne revient pas aux soignants d’assumer seuls ces choix du fait d’un manque de moyen.. Il est insupportable que ces décisions ne soient pas assumées, de nous renvoyer ces choix, et de nous laisser gérer les patients sans avoir les moyens de les prendre en charge.
Les conséquences sont multiples.
… par exemple dans le turn-over des infirmières
Ce turn-over est problématique, du fait de la technicité de notre métier et des compétences particulières nécessaires. Il faudrait que les infirmières restent cinq, six ou sept ans dans le service. Actuellement les plus anciennes renoncent devant la difficulté de ce travail et le manque de reconnaissance associé. Comment faire ces métiers confrontés à la souffrance des familles, à la mort, au risque professionnel, si on n’est pas reconnu et épanoui ?
Je me bats depuis des années avec l’administration pour permettre l’attribution d’une prime pour la prise en charge des grands brûlés : 60 euros par mois.. A chaque fois, je souligne que, dans la mesure où on a du mal à trouver et à garder des infirmières, cette prime pourrait être un moyen de reconnaissance de leur travail. Des échanges de mails durent depuis des mois et j’attends toujours la réponse à mon dernier message ! Lors de chaque réunion avec l’administration, je rappelle ce point. Silence radio ! C’est sidérant.
… ou la sécurité des soins
Nos métiers sont techniquement à risques, nous prenons en charge des enfants qui pèsent de 2 à 100 kilos, nous sommes sujets à faire des erreurs en permanence, nous en faisons régulièrement, ce qui est très difficile à faire comprendre aux patients et aux familles. Deux erreurs ce matin même ! Deux erreurs qui n’auraient pas dû survenir, qui auraient pu ne pas survenir. Je ne dis pas que l’on peut tout éviter, mais il y en a qu’on peut éviter si le personnel est en nombre, s’il n’est pas fatigué, s’il peut disposer de formation, s’il peut travailler dans une ambiance calme, détendue, sans pression managériale exagérée. Les causes d’erreurs sont multiples et la plupart sans conséquences. Mais quelquefois elles peuvent être plus sérieuses. Un de mes rôles est de tout faire pour en limiter le nombre. Analyser les erreurs, mobiliser les équipes sur la sécurité des soins et voir comment on peut progresser. Ce qui demande beaucoup d’énergie aux administratifs et médecins qui ont conscience des enjeux, pour le patient évidemment mais également financièrement pour l’institution.
Aujourd’hui je suis fier des avancées de notre service
Aujourd’hui, je suis fier de notre réussite collective, d’avoir pu reconstruire le service, de travailler de mieux en mieux, de voir de jeunes médecins s’investir, les plus anciens transmettre des compétences ultra pointues et d’avoir su faire comprendre l’enjeu fondamental qu’est la qualité de notre travail.
Mon objectif a été d’organiser tout cela avec bienveillance, que je considère fondamentale, avec la confiance dans les personnes, la volonté de ne pas stigmatiser ceux qui font des erreurs, de les responsabiliser, même si c’est difficile et qu’ils ne sont pas forcément prêts à cela.
Petit à petit, nous sommes redevenus un service attractif et, aujourd’hui, j’ai du mal à satisfaire toutes les demandes de postes. Des personnes de grande qualité sont arrivées, d’autres souhaitent venir travailler ici pour les années à venir. Je suis aussi très aidé dans mon travail par les cadres de santé qui ont une place difficile dans l’hôpital, entre l’administration et le soin.
Le rapport aux patients, un enjeu d’humanité
… être soignant, c’est prendre soin des gens.
Je suis très sensible à la déshumanisation des soins par manque de temps et de moyens humains. Après mon doctorat en éthique médicale j’ai souhaité continuer à travailler à l’Espace Ethique Méditerranéen. Je fais partie de l’équipe d’enseignement du Master 2 et nous abordons ces problèmes d’humanité dans les soins, de communication avec les patients.
J’y suis d’autant plus sensible que notre service a été affecté par un violent conflit avec une famille qui n’était pas d’accord avec une décision de limitation thérapeutique. Cela m’a amené à me remettre en question, à remettre en question les relations que nous avions avec les familles. A l’issue de ce conflit, en réinterrogeant nos pratiques et nos façons d’être, on s’est finalement aperçu que nous avions un travail relationnel important à mener.
Par exemple, il n’y avait pas d’agent d’accueil, les gens arrivaient dans une salle d’attente sans savoir où était leur enfant ni ce qu’il avait. Ils pouvaient attendre longtemps avec leur enfant entre la vie et la mort, et nous, ne sachant même pas leur présence. Avant, ils n’avaient pas pu se garer, n’avaient pas trouvé le service, l’ascenseur était en panne. Pour arriver dans un lieu froid, peu accueillant, un bouton de sonnerie qui ne répond pas et une attente interminable…
On a fait tout un travail pour améliorer l’accueil des familles et depuis peu nous avons mis en place une formation à la communication avec les familles.
Interne, j’ai vécu une période incroyable que j’ai retrouvée avec le covid
Quand j’étais interne, l’ambiance dans nos services était assez incroyable. Nous avions le sentiment de vivre des moments privilégiés malgré la charge de travail (déraisonnable rétrospectivement). Mais les choses se sont dégradées lentement, doucement délitées sous l’effet des difficultés de fonctionnement de l’hôpital.
J’étais un interne investi, j’avais un nombre de gardes invraisemblable, mais j’adorais ça. Nous adorions ça. On dormait peu, c’était dur, mais à aucun moment on ne s’en plaignait parce que l’on se sentait indispensables. On ne l’était pas du tout mais on se sentait indispensables.
Aujourd’hui je pense que dans cette machine qu’est devenue l’hôpital, plus personne ne se sent indispensable. On se sent utile, heureusement mais on ne se sent plus indispensables. C’est une très grande différence.
Clairement, notre métier est devenu un métier comme les autres alors que je pense qu’être soignant, c’est-à-dire faire face à des gens en souffrance et avoir pour rôle de les soulager, n’est pas un métier comme un autre. Cela demande, pour bien faire, des compétences évidemment, mais également une disponibilité et un sensibilité à autrui particulière. Faire de ce métier un métier comme les autres, et de la santé un bien de consommation comme un autre, conduit forcément à cette dégradation de la qualité des soins, ressentie par tous.
Petit à petit, les rémunérations ont stagné, au point d’avoir des étudiants pauvres, au point d’avoir des internes qui ont des logements insalubres, d’avoir des infirmiers qui habitent tous à 50/60 km de leur lieu de travail parce qu’ils n’ont pas les moyens de se loger à proximité de l’hôpital. Cette dévalorisation des statuts et des métiers est insupportable. On l’a rendue acceptable par une diminution du temps de travail qui, petit à petit, conduit à une rigueur sur les horaires. Beaucoup de soignants dépassent encore leur temps de travail parce que le patient en a besoin, parce qu’ils considèrent qu’il leur revient d’aller au bout de la prise en charge de leur patient et non de la laisser au collègue de relève dans des situations graves, dans le travail technique mais aussi par exemple dans les situations difficiles de fin de vie. Mais il est de moins en moins acceptable et accepté de rester trois heures de plus quand on est maltraité et considéré comme des pions ! Dans mon service j’ai 60,32 infirmières, on compte les personnels deux chiffres après la virgule ! Je comprends que le comptable ait besoin de ça, mais quand c’est l’encadrement infirmier… Ça veut tout dire !
Avec le Covid j’ai vraiment eu le sentiment très particulier de vivre une émulation qui m’a ramené vingt ans en arrière. Le Covid a eu du bon et du moins bon dans nos services, il a provoqué du cloisonnement, modifiant les relations au moment des pauses, ce qui a été problématique parfois. Mais il a aussi soudé, fédéré, recréé un dynamisme d’équipe. En avril 2020 nous avons transformé nos murs de réanimation pédiatriques en réanimation adulte, une expérience et un dynamisme incroyables.
Un esprit d’équipe s’est installé pendant un temps, avec une reconnaissance immense. Peu de gens l’avouent mais cette reconnaissance par les applaudissements à 20 heures au cours de cette période si particulière ça faisait chaud au cœur à beaucoup.
Tout le monde avait envie, l’administration disait oui, d’accord, répondait favorablement à nos besoins, demandait ce qu’ils pouvaient faire pour nous. Ils se mettaient à notre service comme ils devraient le faire tout le temps, contribuaient à nos demandes en nous proposant des alternatives en fonction des coûts. Avant, c’était toujours non ! Maintenant, c’est à nouveau non. Non pas “plutôt ceci ou cela”, c’est non !
Le service public fait des choses exceptionnelles
Beaucoup de gens travaillent encore à l’hôpital parce qu’ils ont le sens du public, le sens du travail en équipe, celui de soigner les plus défavorisés, de préférer la qualité à la quantité, et de ne pas tout réduire à la rémunération personnelle ! Aujourd’hui les anesthésistes dans le privé ont une rémunération qui peut atteindre le double de la mienne pour faire une médecine rentable, lorsque l’activité est optimisée selon les règles de la T2A. Une médecine qui bénéficiera surtout à des gens qui ont les moyens de payer une bonne mutuelle pour la chambre individuelle, les dépassements d’honoraires, etc. C’est le début d’une médecine à deux vitesses, qui sera financée par les mutuelles et les assurances et non plus par la sécurité sociale. Ce dont on peut s’inquiéter c’est que pour garder les médecins à l’hôpital, on tend à développer ces pratiques au sein même du service public.
Dans l’hôpital public on fait des choses exceptionnelles, nous prenons en charge des maladies incroyables. Dans le secteur privé il n’y a pas de réanimation pédiatrique parce que ça n’est pas rentable ! Soigner des enfants handicapés, qui ont des pathologies rares et complexes, avec de multiples spécialistes, c’est impossible dans le secteur privé ! C’est l’exemple même de ce qu’assure le service public.
Nous prenons en charge des enfants qui peuvent rester plusieurs mois au sein du service avec des soins lourds, accrochés à une machine, attendant un greffon cardiaque par exemple. Tous les jours, nous les prenons en charge, ils apprennent la propreté, parfois la lecture avec notre équipe et avec leurs parents qui sont présents. Un jour arrive un greffon cardiaque et ils sont greffés et ils retournent à une vie plus normale.
Autour de ces petits enfants il y aura eu jusqu’à 30 à 35 médecins surspécialisés dans plusieurs disciplines médicales. Ces prises en charges, heureusement rares, représentent un coût phénoménal, mais ces histoires n’ont pas de prix ! Il y a un coût, certes, mais il n’y a pas de prix !
Quand ces patients reviennent, chaque année, nous dire bonjour, nous sommes récompensés. Il y en a qui ont 17, 18, 20 ans, qui sont devenus de jeunes adultes, qui ont des projets et qui construisent leur vie ! Ils ont été pris en charge, il y a vingt ans par des équipes qui en étaient au balbutiement de ces traitements et qui ont permis de développer ces techniques.
C’est une médecine coûteuse, on ne peut le nier, mais c’est d’abord une humanité ! Pour autant cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas compter, essayer d’améliorer l’efficience de ce système. Mais cela doit se faire au profit des malades et du système lui-même. Pas en le dégradant. J’ai entendu récemment Susie Morgenstern, une écrivaine américaine qui vit en France, expliquer que quand elle décrit le système de santé français, ses amis américains ne croient pas possible que tout cela soit finalement offert à tous !
C’est cette idée très française de la médecine qu’il faut défendre : humaine, efficiente, et accessible à tous.
Parole de Fabrice , le 7 mai 2021, mise en texte avec Olivier