
Parole du 7 avril 2022, mise en texte par François
Shiva s’épuise
Quand le confinement de mars 2020 a été annoncé, nous étions techniquement bien préparés. L’institution où je travaille avait déployé dès 2018 de nombreux outils numériques dont des applications de travail collaboratif, des dispositifs de visio-conférence, des rencontres et webinaires internes de toutes sortes et des démarches d’amélioration continue et de développement personnel, ainsi qu’une progressive dématérialisation des contrats d’aide aux entreprises. Nous disposions en outre déjà d’ordinateurs portables. A mon domicile, je suis équipée depuis trois ans d’un écran et d’un fauteuil ergonomique (achetés à mes frais) car, comme nombre de mes collègues, je télé-travaillais un jour par semaine. Avec nos prestataires, nous échangions déjà chaque semaine par téléphone et ne nous déplacions guère, histoire d’améliorer le ratio : « temps/homme » qui revient très cher à l’État.
De surcroît, si une fraction significative du personnel est en poste en région parisienne, le siège est ailleurs, et nous disposons d’antennes régionales en France métropolitaine et de quelques collègues outre-mer. L’institution étant multisites, échanger à distance est inscrit dans nos pratiques professionnelles. Ainsi, le responsable de mon département qui a en charge l’aide aux entreprises innovantes réside dans une grande ville du Sud-est. Ce n’est pas quand il est physiquement au siège que je peux aisément échanger avec lui. Il vient nous voir bien sûr, mais il est alors surtout mobilisé par l’équipe de direction ainsi que par nos différentes tutelles ministérielles. Au-delà de critères d’évaluation partagés, ces différentes tutelles ont en outre des points de vigilance spécifiques.
A l’annonce du premier confinement, je me suis retrouvée en télétravail en charge de nos deux enfants scolarisés en primaire et au collège, l’un d’eux ne pouvant pas s’empêcher de faire des sauts-périlleux sur le lit derrière moi lorsque j’étais en conférence ! Quant à mon conjoint, il s’enfermait dans son bureau, ses activités le mobilisaient énormément et le rendaient très peu disponible. Ces semaines furent particulièrement éprouvantes, un cauchemar, en particulier du fait de la prise en charge d’un enfant présentant des troubles de l’attention. Du point de vue matériel, nous disposons d’un assez grand appartement dans une banlieue des Yvelines, au vert. Cependant, quand on y vit H-24 à quatre, il devient rapidement un capharnaüm. Je tenais tous les rôles : cantinière, femme de ménage, institutrice, salariée…. En revanche, mes copines qui étaient en chômage technique vivaient ces journées de manière euphorique : « Être payée mais pas devoir travailler, trop cool ! ». Tous les proches s’échangeaient des blagues sur WhatsApp que je ne n’arrivais pas à ignorer, l’actualité était très envahissante et il était difficile de se concentrer. Avec des échéances professionnelles majeures, je travaillais parfois jusqu’à quatre heures du matin. Ma bouffée d’oxygène était ces marches à pied quotidiennes que nous avons instaurées très rapidement avec mes voisines et plus largement la sociabilité de quartier. Je suis sortie de ces mois épuisée et je constate que j’en ressens encore les conséquences. Les femmes, assignées encore de nos jours aux tâches domestiques en plus de leurs activités professionnelles ont payé un lourd tribut lors des confinements.
Évaluer le « verdissement »

Au sein d’une direction qui met en œuvre la part verte du Programme d’investissements d’avenir (PIA), je suis plus particulièrement en charge de l’évaluation de politiques publiques des aides accordées aux entreprises qui s’engagent dans des transitions industrielles. Ceci désigne tout autant le « verdissement » de process existants que la réalisation d’innovations vertueuses en matière de protection de l’environnement. Ces évaluations sont demandées tout à la fois par les tutelles ministérielles et par le Secrétariat général pour l’investissement, instance placée auprès du Premier ministre.
En outre, la Commission européenne exige que les États membres rendent compte régulièrement de l’usage de tout denier public. Elle veille notamment à ce que ces aides soient additionnelles à l’investissement privé, proportionnelles à ce qui est juste nécessaire, et ne faussent pas la concurrence en distribuant des avantages concurrentiels à certaines entreprises. Le tout en étant tout de même efficace pour impacter favorablement l’économie, sacré paradoxe! Nous devions remettre un rapport à la Commission européenne (DG Compétitivité) le 20 juin 2020, rapport portant sur cinq ans d’exercice . Or, cette échéance tombait en plein confinement !
Pour cette mission d’évaluation, j’ai agi avec des collègues mais aussi avec des cabinets conseils. Ceux-ci sont mandatés après avoir répondu avec succès à un appel d’offres. C’est une procédure habituelle encadrée par le code des marchés publics. Les prestations attendues sont explicitées et s’inscrivent dans un planning. En théorie, il m’incombe surtout d’écrire le cahier des charges, de sélectionner la meilleure offre et de veiller au suivi de la prestation et à la bonne coordination des différents contributeurs. En réalité, comme je ne souhaite pas être identifiée seulement comme une « acheteuse » de prestations intellectuelles externalisées et que j’occupe une fonction originale dans l’organigramme (au sein d’une direction métier chargée de distribuer des aides, et non pas d’une direction de l’évaluation), je m’implique dans le dispositif. Je considère que pour être pleinement légitime et acteur de l’évaluation, il est nécessaire de mobiliser la connaissance interne, de mettre les mains dans le cambouis : coconstruire l’étude avec les prestataires, infléchir les problématiques en fonction des savoirs déjà capitalisés, nourrir les analyses, voire internaliser certaines phases de recueil de données comme l’enquête par questionnaire ou les panels d’experts internes, et enfin restituer les résultats. En évaluation, il faut savoir que les consultants externes n’ont accès qu’à un certain type de sources, le plus souvent des discours, qui sont loin de livrer la réalité des programmes étudiés.
Ainsi, j’ai réussi peu à peu à faire passer l’idée qu’une évaluation ne peut se réduire à la réalisation d’une enquête ex post, lorsqu’un programme est terminé, car c’est souvent plusieurs années après son lancement et donc trop tard à l’échelle de la mémoire d’entreprise, en particulier lorsqu’on veut récolter des données chiffrées comme les emplois, le chiffre d’affaires ou les tonnes de rejet de CO2 potentiellement évitées par un projet. De mon point de vue, il s’agit au contraire de récolter des données à la source et « au fil de l’eau », c’est à dire tout au long de l’action, avec des rendez-vous associant toutes les parties concernées : les entreprises, des chercheurs, des collègues en interne… A défaut, nous risquons au terme du projet, de n’avoir accès qu’à une partie des acteurs concernés et donc de ne disposer que de données tronquées.
Évaluer en situation de crise
Évaluation après évaluation, j’ai ainsi mis au point et peaufiné des indicateurs, quantitatifs (emplois mobilisés c’est-à-dire sauvegardés ou maintenus, business-plan, impact environnemental) ou qualitatifs (des échelles d’appréciation sur la réussite technique, commerciale ou environnementale des projets ou sur des externalités comme l’augmentation des connaissances). Cette notion d’indicateur, souvent appréhendée avec une « pensée magique », doit au contraire prendre en compte toute la chaîne de la donnée et en particulier depuis les formulaires de recueil des données sources auprès des entreprises jusqu’à leur intégration dans un système informatique par la main humaine. J’ai aussi appris que la seule quantification fiable ne pouvait pas provenir d’enquêtes reposant sur des propos déclaratifs, mais sur des études statistiques économétriques issues des bases de données étatiques. Au final, c’est en repensant l’interaction entre le métier d’évaluateur et le métier de gestionnaire des aides, et la rétroaction de l’un vers l’autre, que l’on peut améliorer la qualité de la donnée. L’objectif étant d’harmoniser et d’articuler le recueil et le traitement de l’information entre les différents métiers de façon à permettre aussi bien d’instruire et de sélectionner un dossier d’aide, de suivre un portefeuille de projets, de faire un bilan des projets, de produire un reporting ministériel, que d’évaluer cognitivement un dispositif. Ce positionnement professionnel m’a appris au final à défendre une vision de l’évaluation enchâssée dans les fonctions opérationnelles, à l’instar de la représentation d’une « évaluation embarquée ».
L’évaluation pour la Commission Européenne a connu une trajectoire compliquée du fait de la multiplication des intervenants externes et de la dissymétrie d’information conséquente (7 prestations ou partenariats de recherche avec des sociétés de conseil, des Ministères ou des chercheurs). En France, la démarche méthodologique s’est inventée en marchant car nous étions parmi les premiers à nous soumettre à cet exercice avec une vision très normative des « best practices » imposée par la Commission, uniquement orientées vers la statistique. La méthodologie initiale créée spécialement en 2015 s’est avérée inopérante et il a fallu le démontrer et réélaborer une méthode combinant les exigences de métrique de la CE et une évaluation plus littéraire « à la française ». Celle-ci s’est appuyée sur une approche mixte, à la fois qualitative à dimension sociologique (entretiens, enquêtes par questionnaire, panels d’experts) et quantitative à dimension économique (au sens de l’évaluation économétrique par des modèles permettant de simuler une situation contrefactuelle sans aide pour établir une comparaison entre un échantillon d’entreprise test et un échantillon témoin). Une approche juridico-économique permettant de prouver la légalité de ces aides d’État de grande ampleur par rapport à la réglementation européenne a complété le tableau. L’ensemble de ces approches se sont avérées très complémentaires aux yeux de la Commission et un article scientifique (à paraître) a été produit à l’issue des trois rapports institutionnels.
Quelques jours avant l’échéance, un collègue du service informatique m’a alertée : « Ça sent pas bon en ce moment ! ». Il m’a conseillé de sauvegarder mes dossiers ; c’est ce que j’ai fait sur une clef USB. Deux jours plus tard, tout notre système informatique a été bloqué car nous étions victime d’un hameçonnage. Quand j’ai informé le service des affaires européennes au Secrétariat général du Gouvernement que j’allais leur adresser notre rapport et les annexes, je me suis entendu répondre : « Non, non, ne vous précipitez pas, avec la crise sanitaire tout le monde est en retard !». J’ai insisté pour le déposer à l’heure après cinq années d’attente de ce moment, en prétextant que tout retard me serait reproché par ma hiérarchie, et j’ai donc envoyé depuis mon ordinateur personnel l’ensemble du dossier avec un logiciel de transfert de gros fichiers.
Vers des eaux plus calmes ?
Rétrospectivement, ce qui nous a sauvés me semble tenir en trois points. D’abord, nous avons multiplié les visioconférences pour ce qui s’apparente à de véritables séances de travail collectif qui ont tissé une complicité intellectuelle dans notre petite équipe réunissant quatre personnes (dont un data manager) et des prestataires. Nous nous sommes aperçus qu’elles étaient plus efficientes, bien que plus fatigantes que nos traditionnelles rencontres en face à face : il fallait aller à l’essentiel sur des points fixés préalablement. Ensuite, nous avons réussi à optimiser l’écriture collaborative avec des outils numériques de coédition. Là aussi cela demande des efforts importants : relire le texte en cours, souvent le soir pour le lendemain, formuler des commentaires, entrer dans des controverses, réécrire…. Mais la pensée collective apporte une valeur ajoutée que l’on sous-estime trop souvent. Enfin, dans notre engagement, nous avons été constamment soutenus par un responsable qui travaillait à nos côtés plutôt que seulement superviser ou s’informer en vue des réunions de direction, comme d’autres le font trop souvent.
Après ces mois d’intenses investissements, j’ai apprécié que mon employeur se soit montrée compréhensif au moment où le trouble de l’attention de mon fils est devenu problématique ; j’ai pu reprendre avec un rythme permettant de mieux concilier mes contraintes familiales. Nos dirigeants se sont aperçus que les salariés, très autonomes et attachés à leur mission, bossaient hyper-bien à distance. Or, initialement, ils étaient plutôt frileux, ayant peur que le télétravail réduise leur contrôle sur leurs personnels. Pendant deux ans, chacun a pu télé-travailler selon ses besoins : jusqu’à cinq jours par semaine. En fait, l’institution réunit un collectif d’experts et de gestionnaires de bon niveau animés par une motivation environnementale ; le management est généralement basé sur la confiance. De même, malgré le Covid et l’intensification du travail avec le Plan de Relance, les équipes en charge de la gestion financière des aides aux entreprises ont fait face.
D’après mon expérience, le travail à distance n’a pas trop affecté les coopérations, puisque l’institution était déjà coutumière du fait, il a même pu renforcer des synergies préexistantes ; j’en ai personnellement fait l’expérience grâce à ce travail d’analyse et d’écriture collective pour la Commission Européenne. Ce qui mine les coopérations, c’est plutôt l’absence de projets partagés sur lesquels travailler ensemble, l’absence d’échanges de pratiques et d’occasions, formelles ou informelles, de parler de la professionnalité, cela conduit à l’individualisation des tâches, à l’isolement et à un néo-taylorisme rampant qui devient, petit à petit, acceptable. Nous échappons globalement à cela. Il est vrai que les R-H et la communication interne ont développé de nombreux outils pour conforter le sentiment d’appartenance autour de la culture de l’expertise environnementale.
Par contre, plus problématique que le développement des coopérations, le télétravail implique la gestion de soi-même « seul au monde », sans coprésence et dans un même espace-temps. L’auto-management perpétuel pour lutter contre une liberté illusoire de l’usage du temps induit une fatigue mentale et peut conduire à des difficultés de concentration et une tendance à un certain détachement du travail sur un mode « passif-réactif ». Pour reprendre un terme d’Olivier Brun de la société Greenworking, la « mercenarisation » vous guette, par exemple, quand vous réalisez, grâce au temps libéré par les transports, que ce qui compte vraiment se passe ailleurs, dans le hors travail, et que vous êtes tentés de vous acquitter des tâches sans réel investissement. Je constate que j’ai tendance à sur estimer ce que je peux réaliser dans une journée qui n’est pas bornée par le retour chez soi, ou à mélanger rendez-vous professionnels et contraintes personnelles (RDV médicaux, associatifs ou pour la copropriété) dans une journée ; cette déstructuration du temps m’affecte dans une sorte « d’épuisement du moi ». Il faut se prémunir des « cimetières mentaux » (Olivier Brun de Greenworking), où s’accumulent subrepticement toutes les activités non réalisées : la terrible « To-do List » jamais clôturée ! Elle génère à la longue notre charge mentale et nous conduit à travailler tard le soir parce que le temps s’est étiré et qu’on n’a pas atteint ses objectifs, dans un jour sans fin ! M’inspirant de la méthode POMODORO pour lutter contre la dispersion attentionnelle, j’essaie donc d’identifier les différents segments d’une tâche et d’écrire ce que j’ai à faire concrètement. Idéalement chacune est à réaliser en vingt-cinq minutes suivies de cinq minutes d’une vraie pause. Naturellement, il faut suspendre toute notification de messages et éviter toute perturbation extérieure. Cette méthode n’est pas une recette miracle. Elle permet néanmoins de mieux cadrer son temps de travail et donc de se déconnecter plus aisément ensuite. Pour être réellement autonome, il me semble nécessaire d’introduire de l’organisation dans son espace et son temps de travail et l’entreprise se doit de nous y aider. A défaut, nous devenons vite improductifs malgré un sur-travail causé notamment par le brouillage des frontières entre le professionnel et le personnel.
Je constate par ailleurs que comme je passe moins de temps dans les transports en commun, j’ai pu me réinvestir dans des activités associatives et militantes dans l’écologie. Cela contribue aussi à un équilibre personnel.
Suis-je dans un paradis professionnel ? Ce serait tomber dans une illusion. Les conditions de travail sont en cours de renégociation. Les évolutions annoncées ne sont pas en notre faveur car inscrites dans les dispositions de la loi « Travail » de 2016 portée par la ministre du travail Myriam El Khomri et accentuées depuis par l’actuel gouvernement. Avec la montée en puissance du forfait jour dans les organisations privées comme publiques, nous perdons l’opportunité de RTT de récupération. Par ailleurs, les augmentations à l’ancienneté ont été supprimées et remplacées par des primes au mérite. Les « plafonds d’emploi » obligent l’institution à « rendre » une vingtaine de postes par an et le sous-effectif est chronique malgré une augmentation exponentielle des budgets dédiés à la transition écologique envers les entreprises. Quant au télétravail, nous nous orientons vers un quota de deux ou trois jours par semaine. Sur ce point, les syndicats sont réservés, ils estiment que celui-ci érode les collectifs et va aboutir à l’aggravation de nos conditions de travail du fait de la réduction de la surface de nos locaux. Enfin, outre des suppressions de postes de titulaires, nous assistons à des recrutements d’intérimaires et de salariés en CDD, ou au recours à des prestations externes pour gérer les pics d’activité, comme tous les établissements publics. Nous sommes complètement entrés dans l’ère de précarisation généralisée des statuts d’emplois telle que prônée par le New Public Management, avec une segmentation du marché du travail interne à l’entreprise entre statuts protégés raréfiés et emplois périphériques.
J’observe donc un certain paradoxe. D’un côté des normes de travail qui se détériorent significativement et de l’autre, des initiatives de la direction qui maintiennent voire stimulent l’engagement professionnel et la qualité de vie au travail. Certains pourraient appeler cela de nouvelles méthodes de management basées sur l’implication subjective des agents au-delà des conditions objectives de travail, d’autres une tyrannie douce.
Laurence, parole du 7 avril 2022, mise en texte par François