Parole de mai 2022, recueillie par Jacques, mise en texte par François
Ce texte est la suite du récit d’avril 2020 : “Cette situation de télétravail massif modifie les représentations”, après deux ans d’expérience du travail à distance

Dans notre entreprise, le travail à distance existait avant le premier confinement mais de manière peu formalisée. Le télétravail à domicile était une innovation saisie par quelques-uns dont moi-même qui suis en charge du développement de cette modalité. Aussi, durant ces dernières années, j’ai pris de nombreux contacts avec des collègues, des managers, la direction, des représentants du personnel… Ces différents échanges et les études que j’ai pu mener ont sans doute permis à notre entreprise de traverser, moins difficilement que d’autres sociétés, ces mois si singuliers. En mars 2020, 95 % des salariés ont donc dû passer en télétravail imposé dans un contexte de fortes incertitudes sanitaires.
Le télétravail : une pratique négociée
J’avais pu constater que le télétravail, durant la phase d’expérimentation, avait été perçu positivement. Mais comment cette modalité allait être reçue dans un contexte de crise sanitaire majeure ? J’ai un peu craint qu’elle ne brouille son image. Or, nous avons constaté que le télétravail imposé était globalement bien reçu. Les activités pouvaient se poursuivre normalement tout en respectant strictement les consignes sanitaires.
Il y avait déjà un accord d’entreprise pour les personnes en télétravail volontaire et pour toutes les autres, nous étions dans un cadre de continuité de l’activité décrétée par la direction. Néanmoins, situations personnelles et familiales ont été gérées avec souplesse. C’est le pragmatisme qui a dominé !
Le recours au télétravail généralisé a aussi été facilité par le fait que durant l’année 2020 nous avons pu progressivement bénéficier de dispositifs numériques novateurs pour notre communauté de travail. Sans eux, ce qui a été effectivement réalisé ne l’aurait pas été. Je fais ici allusion à des logiciels, des outils de visioconférence, de travail collaboratif, de stockage de documents… Ce pragmatisme et ces outils ont permis d’éviter au maximum des situations tendues. Du coup, l’image du télétravail s’en est trouvé confortée. J’ai souvent entendu : « Le télétravail, c’est pas si mal que ça ! »
Aujourd’hui, notre entreprise a donc fait le choix de ne pas revenir en arrière mais au contraire de consolider et de diversifier les modalités du travail à distance.
Avant la pandémie, environ 150 salariés sur 2.300, soit 5% de notre effectif, y avaient recours sur la base du volontariat. Où en est-on à présent ? Après la négociation d’un 4ème accord avec les organisations syndicales, signé en janvier 2021, deux modalités émergent : 250 salariés télétravaillent trois à quatre jours par semaine à leur domicile. Les autres, soit 550, y recourent de manière plus occasionnelle soit, par exemple un à deux jours par semaine et pas nécessairement à un rythme fixe. C’est la souplesse qui prévaut. J’observe que les responsables d’équipe y ont proportionnellement moins recours et les commerciaux pas du tout. Ceux-ci représentent environ la moitié de nos effectifs, l’autre moitié rassemble les métiers du « back-office ». Les commerciaux sont très majoritairement attachés aux contacts directs avec la clientèle. Ils la connaissent bien et ils perçoivent leurs clients comme des proches. Ils apprécient des échanges amicaux sur leur quotidien. Cela justifie à leurs yeux leur présence en agence qui favorise des conversations en direct au lieu de contacts par téléphone ou courriel. C’est donc une dimension affective qui éclaire leurs positionnements professionnels. En outre, historiquement, ils apprécient d’échanger au sein de leurs collectifs de travail. Loin de moi la pensée de les critiquer, j’essaie de les comprendre. Donc, même s’ils travaillent à domicile pour gérer leur administrative, je sens globalement une résistance.
J’avais craint, dans un premier temps, que le télétravail affecte notre capacité à répondre aux attentes de nos assurés ; il n’en a rien été. J’avais espéré qu’il favorise un certain décloisonnement entre les deux métiers de notre société. Pourquoi des salariés du « back-office » ne télétravailleraient-ils pas en se rendant dans l’agence proche de leur domicile ? Ils rencontreraient des commerciaux et cela réduirait des représentations que je perçois comme stéréotypées voire antagonistes, mais cela demeure un chantier.
Premiers bilans
A ce jour, je n’ai pas observé de différences quant à l’usage du télétravail entre nos collègues féminins et leurs homologues masculins. En revanche, je note que les collaborateurs qui connaissent bien leur métier y ont plus aisément recours que leurs collègues récemment recrutés. Ces derniers sont assez légitimement en attente de conseils, de soutiens… et pour eux, cela passe de manière privilégiée par des échanges en direct sur leurs lieux de travail.
Nos dirigeants souhaitent mettre en place des indicateurs pour évaluer les effets du télétravail. Pour ma part, je ne suis pas très convaincu de la pertinence de cette approche. Si l’entreprise se focalise sur les gains de productivité, elle prend le risque de déqualifier les activités. En les standardisant à l’extrême, survient la tentation de délocalisations larvées. Or, nous savons que cette option représente un facteur significatif de démotivation de salariés qui se sentent alors menacés dans leur emploi.
L’important, selon moi, c’est que le télétravail favorise la coordination entre les différents services de l’entreprise. C’est la condition sine qua non d’une gestion optimale des procédures qui garantit la satisfaction de nos bénéficiaires. Mais, quid de la coopération qui favorise la créativité, l’innovation ? Dans l’univers des assurances qui est très concurrentiel cela m’apparaît comme tout aussi essentiel.
Télétravail et attachement à l’entreprise : une érosion inéluctable ?
Souvent, des dirigeants mais aussi des responsables syndicaux m’interrogent sur les effets du télétravail quant à l’attachement des salariés à leur entreprise. Je ne pense pas que l’on puisse affirmer que le recours au télétravail érode systématiquement ce lien. Il y a de nombreuses variables à prendre en compte. Bien sûr, si l’activité confiée à un salarié est très répétitive, si celle-ci n’a que des liens ténus avec le cœur de métier de l’organisation, et si en plus le premier niveau de management s’avère peu attentif… alors oui, le risque existe de voir ce salarié devenir de fait un travailleur indépendant. Mais cela n’est-il pas aussi le cas dans des situations de travail « classique » ?
Ceci dit, est-il très souhaitable que les salariés soient intimement attachés à leur entreprise ? Pour ma part, je ne crois pas aux effets complètement positifs d’une appartenance totale à la logique de l’entreprise.
Le télétravail n’a pu se développer que grâce à la mise en œuvre massive de dispositifs de communication. Pour nombre de salariés, cela s’est traduit par des enchaînements de visio’ durant une large part de la journée, des réunions longues où l’expression de chacun n’est pas toujours aisée. Celles-ci ont favorisé des postures passives : l’ennui, la mise à distance, voire un détachement à l’égard du collectif réuni. Mais, soyons justes. N’était-ce pas la même chose, voire pire, lors de réunions « physiques » ? Beaucoup s’enquiquinaient avec des intervenants qui projetaient des diaporamas interminables et ils s’occupaient en envoyant des messages via leur smartphone placé sous la table.
Moi, je ne suis pas en mesure de dire radicalement ce qui est préférable. Ce que je peux dire en revanche, c’est qu’il y a des situations que j’ai vues et vécues où sans travail à distance je ne sais pas comment nous aurions pu réaliser nos prestations au bénéfice de nos assurés.
Ce que je constate c’est que lors des épisodes de confinement, des apprentissages ont été acquis. Je pense, en particulier, à une meilleure préparation des réunions avec des ordres du jour plus précis et des durées mieux calibrées. Des temps informels qui étaient parfois perçus comme inutiles ont disparu. Pour ma part, je tempère ces progrès qualitatifs : ils permettaient des échanges sur des données, des projets, des pratiques… pas ou peu diffusés.
Le travail à distance ne saurait être identifié comme la cause majeure de difficultés de coordination et du relâchement du lien à l’entreprise. N’oublions pas que le nombre de journées de télétravail par semaine ou par mois se gère. C’est à l’encadrement d’être vigilant et d’apprécier les hybridations les plus pertinentes. En revanche, il est réellement mal aisé d’appréhender l’état psychologique d’un télétravailleur par l’intermédiaire d’une caméra. Cela est éminemment compliqué et, aujourd’hui, l’immense majorité des cadres sont encore démunis.
Du bon usage des visio’
Quand la finalité d’une réunion est strictement informative avec un flux de données descendantes, trop souvent l’intervenant n’attache guère d’importance à la manière dont son propos est reçu par les participants. Dès lors, comment s’étonner que ceux-ci décrochent ? C’est mal vécu en présentiel et encore plus en visio’. Aussi certains personnels vont couper leur caméra, prétextant un débit numérique faible.
En revanche, avec des enjeux plus ciblés, avec des groupes plus réduits et sur une durée limitée, là les échanges à distance sont perçus positivement et s’avèrent pertinents.
Ces constats, je les fais aussi dans mes activités d’enseignement à l’Université. Je repère des apprentissages dans lesquels les enseignants et les étudiants doivent s’engager, car l’enseignement à distance ne passe pas uniquement par la technologie : le croire serait une grave erreur. Ce qui est crucial, c’est que les participants soient invités à agir et cela sur des séquences courtes.
C’est là, selon moi, qu’il convient d’investir dans ces dimensions psychologiques, relationnelles et informelles, voire affectives où les participants ne sont pas des pastilles anonymes dans une classe virtuelle mais des acteurs apprenants.
Télétravail et réflexivité
A partir de différentes observations et situations vécues, je peux affirmer que le développement du travail à distance favorise la réflexivité. C’est a priori contre intuitif mais prenons un exemple.
Supposons que deux personnes aient à organiser une réunion. Elles définiront aisément une date et les collègues à inviter et puis survient la question des modalités. En présentiel ou à distance ? Le seul fait de s’interroger sur la modalité la plus pertinente déclenche de la réflexivité. Pourquoi ?
Pour l’une, cette réunion doit se dérouler en présentiel car elle juge que le groupe a besoin de se revoir afin de partager un temps convivial qui augure de coopérations fructueuses. L’autre, va mettre en avant que cette option va la contraindre à trois heures de transport. En outre, cette modalité va, selon elle, permettre d’enregistrer les travaux et ainsi de communiquer débats et décisions aux personnes qui ne pourront pas y prendre part.
Ainsi, le seul fait d’échanger sur une action à venir, alors que ces interlocuteurs n’avaient pas au départ les mêmes analyses, engage un processus de réflexivité qui naît de l’alternative. Ces débats n’existaient pas avant que le télétravail se banalise. C’est certes une forme de réflexivité qui mérite d’être consolidée, mais cette posture s’impose massivement aux managers. Plus que jamais, ils ont à peser le pour et le contre de toute décision et non plus à appliquer des schémas préétablis.
Comme j’ai actuellement trois groupes d’activités : mes missions dans le groupe qui m’emploie, des activités d’enseignement à l’Université et du bénévolat au sein de l’Association Pour la Sociologie d’Entreprise (APSE), le travail à distance me permet de jongler au mieux entre ces trois engagements. Sans cette opportunité, je serais bien incapable de gérer mes obligations de manière crédible.
En définitive, ce qui me paraît le plus important à moyen terme, c’est que le télétravail amène chacun à une authentique réflexion sur ses activités. Travailler à distance génère une réflexivité que le travail « ordinaire » ne favorise guère car celui-ci privilégie l’instantanéité sous la pression des bénéficiaires, de l’encadrement mais aussi des collègues. C’est donc un levier pour faire évoluer le management vers moins de contrôles et plus d’autonomie.
Parole de Blaise, avril-mai 2022, recueillie par Jacques et mise en texte par François