Parole de septembre 2022, mise en texte par Pierre

Quand je circule à vélo dans les rues de la ville de Saint-Nazaire, j’aperçois souvent, en fond de paysage, au-dessus des toits, un inhabituel immeuble à balcons. C’est un paquebot en phase de finition, amarré dans un bassin du port. Au bout de quelques semaines, il disparaît. Puis un autre apparaît à un autre endroit, près d’un autre quai. On ne peut pas les rater. Leurs structures en acier dominent la ville. Saint-Nazaire est indissociable de cette image liée à la construction navale.
À côté de mon travail de cheminot que j’exerce à mi-temps, mes activités de responsable syndical m’amènent à être souvent en contact avec les travailleurs des Chantiers de l’Atlantique. Mais je rencontre aussi ceux qui appartiennent à d’autres pans du territoire nazairien marqués par l’industrie, la métallurgie, le service public. Située sur les bords de Loire, en amont, près de Donges, la raffinerie constitue également un point de repère assez visible au-delà des cuves du terminal méthanier. Et, depuis le toit de la base sous-marine ou depuis le sommet du pont, on arrive même à apercevoir, au loin, la centrale électrique de Cordemais.

Aux alentours du port, les stigmates des entreprises des années de l’après-guerre s’effacent peu à peu. Ces friches industrielles ont été récupérées par la ville pour réaliser des aménagements urbains ou ont été reconquises notamment par les chantiers navals. Il reste encore moins de vestiges d’avant-guerre puisque la ville a été détruite par les bombardements. On peut encore voir l’usine élévatoire, construite au début du XXe siècle pour maintenir les bassins du port à flot, et les forges de Trignac qui datent des débuts de la construction navale. Il y avait, à cette époque, des échanges maritimes avec le Pays de Galles pour la houille et les poteaux de mine et avec l’Espagne pour le minerai de fer. Et de grandes grèves se développaient déjà. Saint-Nazaire servait alors de point d’ancrage sur l’ensemble de la région. Beaucoup de familles venaient s’installer autour des forges et des chantiers navals. La majorité des ouvriers habitait alors la Brière. D’autres venaient du Sud, d’Italie, de Pologne ou encore de Bretagne et de Vendée.
En fait, l’identité nazairienne s’est construite autour du sentiment d’appartenir à un univers commun : celui de l’industrie et de la classe ouvrière plus qu’autour du lieu d’origine de chacun. Ce sentiment d’appartenance a culminé avec les grandes grèves de 1956 dont tous les anciens se souviennent. Il y avait eu des échauffourées, des charges des CRS, un ouvrier s’était retrouvé écrasé sous le portail des chantiers. À ce moment-là, toute la population soutenait les ouvriers. Les familles apportaient de la nourriture ou un peu d’argent quand elles en avaient les moyens. Les commerçants ramenaient des fruits et des légumes pour que les grévistes puissent tenir. C’était la solidarité d’une ville entière qui se reconnaissait ouvrière.
Aujourd’hui, même si, avec la construction navale et aéronautique, elle occupe une place beaucoup plus importante que sur l’ensemble du territoire de la Loire-Atlantique, l’industrie n’est plus ici le secteur prédominant. On sait bien que la production à tout va de navires et d’avions correspond à un modèle économique qui n’est pas viable à long terme. Comme partout ailleurs, les services et les activités commerciales devancent l’industrie. On voit se construire autour de la gare un ensemble de bureaux qui se mêlent à des logements et à de l’hôtellerie. Cette architecture s’inspire de celle des quartiers d’affaires : notre petit quartier de la Défense qui voudrait marquer l’entrée de ville, mais qui, en réalité, semble plutôt l’obstruer. On est là à contrepied de ce qui caractérisait cette agglomération aux bâtiments de hauteur modestes si l’on excepte les tours de logements concentrationnaires qui se dressent dans les quartiers périphériques de la Bouletterie, à l’autre bout de la ville. Saint-Nazaire suit le même chemin que Nantes ou que d’autres grandes villes qui construisent moins d’édifices culturels et industriels que d’immeubles destinés au logement et aux activités du tertiaire.

Ainsi, l’identité nazairienne se trouve de fait moins liée au travail manuel industriel. Lors des derniers grands mouvements sociaux sur la retraite, ce sont les corporations les plus soudées comme les cheminots et les électriciens-gaziers qui ont été le plus dans le feu de la lutte. Ces travailleurs avaient encore conscience de leur appartenance à un métier voire presque à une caste. C’était un peu la même chose du côté des raffineurs et de certains services publics. En revanche, la mobilisation des salariés des chantiers navals s’est faite de manière plus dispersée. La forte proportion de sous-traitants et de travailleurs détachés a certainement amoindri le sentiment d’appartenance au collectif de travail. En effet, si la phase d’études et la réalisation des plans sont encore un peu le domaine exclusif des Chantiers, la construction des navires est assurée par un grand nombre de sous-traitants : soudeurs, tuyauteurs, chaudronniers, etc. Quand le bateau est terminé, le contrat s’arrête et les travailleurs détachés s’en vont vers une autre mission à Cadix, en Italie ou en Lituanie, là où il reste encore des chantiers navals. Cela entraîne un important turn-over mais aussi une évidente économie pour l’entreprise dans la mesure où les charges sociales de ces travailleurs très qualifiés qui dépendent d’entreprises étrangères n’ont aucune mesure avec celles qui concernent les entreprises françaises.
Cela n’empêche pas – malgré tous les discours qu’on voudrait nous tenir – une cohabitation tout à fait pacifique. Après avoir un peu fait le tour de l’Europe, beaucoup de ces travailleurs reviennent sur Saint-Nazaire qui représente un pôle important de l’activité de la construction navale. Il y a ainsi des familles de l’Est un peu nomades qui se sédentarisent au fur et à mesure que les chantiers renouvellent les contrats avec les mêmes sous-traitants. D’autres vivent à l’année à Saint-Nazaire et envoient de l’argent à leurs familles restées au pays. Ce sont des « célibataires géographiques » qui retrouvent leurs proches pendant les congés et qui vivent dans des logements familiaux ou individuels. À l’inverse, ceux qui ne font que passer sont logés collectivement dans des maisons ou des appartements loués par l’entreprise qui les emploie. Ils sont entassé à une dizaine par logement-dortoir et se rendent à leur travail par le minibus de leur employeur. En plus d’être séparés de leurs proches, ils se trouvent ainsi isolés de la population et surtout des collectifs de travail.
Défendre ces travailleurs n’est pas simple parce qu’il est nécessaire de maîtriser les droits de chaque pays même si les directives européennes les transposent sur le sol français. D’autre part, il faut surtout avoir connaissance des infractions. C’est pratiquement mission impossible parce que, pour un salarié étranger, dénoncer son patron équivaut à perdre son boulot. De son côté, le patron use et abuse de cette situation tout en assurant les démarches administratives et la résolution des soucis du quotidien, quitte, parfois, à contourner les règles élémentaires. Quand, par exemple, un travailleur détaché se blesse, son employeur n’a aucun intérêt à le déclarer parce que le sous-traitant idéal est celui qui fait ce qu’on lui demande dans les délais, sans aucun problème. Alors, tous les moyens sont bons pour cacher tout ça, y compris celui qui consiste à sortir le blessé dans un coffre de voiture pour le conduire aux urgences.


Mon rôle, au niveau de la CGT, est de travailler aux convergences possibles entre par exemple les secteurs de la chimie, de la construction navale et de la métallurgie. Pas facile, en outre, de trouver les intérêts communs entre ces secteurs industriels et ceux de la santé ou de l’éducation, entre un docker et quelqu’un qui travaille aux urgences. Coordonner tout ça n’est pas évident. Ce problème ne date pas d’hier. Et quand les colères n’arrivent pas à se traduire ni à se concrétiser, il faut qu’elles sortent d’une manière ou d’une autre. Ça a donné les « gilets jaunes ». Ce mouvement a été très révélateur de nos manques. Sur un territoire qui comporte autant de métiers divers et autant de types de salariat, des gens isolés qui n’ont pas pu trouver une voie vers une représentation syndicale ou politique se sont regroupés à leur manière. Ils ont changé les codes mais, globalement, ils sont très vite revenus sur la question de savoir comment s’organiser.
Prendre en compte cette réalité suppose beaucoup d’écoute. User de persuasion ne marche pas. Culpabiliser n’a jamais été porteur. La méthode que je privilégie est de bien connaître le bassin d’emploi, les lieux de travail. En plus d’être le plus possible présent dans mon secteur professionnel qui est celui des cheminots, j’essaie de participer à la vie des différents collectifs par le biais du syndicat. L’idéal est d’arriver à échanger devant la porte de l’usine. Il n’y a pas trente-six-mille manières de faire : c’est le tractage. On espère alors rencontrer des travailleuses et des travailleurs qui veulent bien engager la conversation. Ce qu’ils expriment alors spontanément ne concerne pas spécialement leur salaire, mais plutôt la façon dont ils vivent leur travail au quotidien. C’est l’outil de travail qui est inadapté comme à la CPAM où les ordinateurs se déconnectent à tout bout de champ. Ce sont des salariés des chantiers navals qui trouvent désagréable de devoir uriner dans des bouteilles parce que les toilettes sont trop loin… Il faudrait descendre du bateau à un moment où on ne peut pas se permettre de perdre de temps. C’est vécu comme une humiliation. Or, ces salariés ont envie de faire du travail bien fait dans de bonnes conditions. Même s’ils ont conscience de fabriquer un paquebot-immeuble qui va polluer, ils participent à une réalisation complexe de haute technologie qu’ils ont envie de faire aboutir.
De manière encore plus criante, je vois dans l’industrie chimique des camarades à qui on demande de travailler sur un outil qui met en jeu leur propre sécurité. Quand on ajoute à cela le sentiment de culpabilité de fabriquer des engrais polluants avec un process polluant, on comprend qu’ils aient de grandes difficultés à parler d’un travail sur lequel, par ailleurs, ils ont de moins en moins de prise. Dans ce cas, en tant que responsable syndical, j’évite d’en rajouter sur la nocivité des produits qu’ils fabriquent. Je leur dis au contraire qu’ils font un travail ingrat mais que c’est leur gagne-pain. Et, tant qu’on n’aura pas changé les méthodes de production agricole pour un mode de culture respectueux de l’environnement, l’utilité de leur travail est de fournir ce qui fait pousser les plantes suivant un modèle économique qu’ils ne peuvent pas changer. D’ailleurs, ils se battent aussi pour avoir un rôle positif dans le fonctionnement de l’entreprise. Ils essaient de travailler collectivement sur l’amélioration du process, pour eux et pour les riverains. Ils ont eu l’occasion d’échanger avec des organisations écologistes du secteur, ce qui leur a permis de croiser les idées. Pour eux, cela a contribué à combattre la caricature selon laquelle les ouvriers de cette usine seraient les complices du délabrement de l’environnement. De leur côté, les écologistes ont pu se faire reconnaître dans le rôle qu’ils ont à jouer. Ainsi ont été esquissées des solutions alternatives et la possibilité de luttes communes.
Je pourrais citer aussi ce qui s’est passé à la centrale électrique de Cordemais. Les camarades ont compris depuis longtemps qu’il n’était pas pertinent de se battre pour maintenir une centrale à charbon. C’est pour cette raison qu’ils ont envisagé un projet alternatif consistant à utiliser des pellets de bois, même si on sait que l’industrie a plutôt recours au bois transformé. Au moins, ils ont voulu travailler sur un projet solide dans le but de maintenir cette centrale qui, sur l’ensemble du mix énergétique, a sa réelle nécessité, tout en étant un peu plus responsable sur l’impact environnemental.
Mon rôle de responsable syndical, dans ce bassin d’emploi complexe, c’est de créer du lien pour, entre autres, restaurer la dignité des travailleurs. C’est de cette manière qu’ils pourront parler de leurs propres besoins, de leurs propres revendications, qu’ils les mettront en commun et qu’ils agiront. C’est passionnant et parfois frustrant quand, malgré les convergences et les affinités, on n’arrive pas à se coordonner. En revanche ce qui est enrichissant c’est d’élargir sa propre vision et de gagner en tolérance. Je m’efforce surtout de ne pas tomber dans le piège qui consiste à croire que je peux tout résoudre. En fait, le syndicat peut résoudre très peu de choses mais peut au moins les faire avancer dans le bon sens. Et quand je ne suis pas en mesure de répondre aux problèmes qui se posent à tel ou tel travailleur, je ne veux pas le prendre comme un échec personnel parce que ce n’est pas ma petite personne qui peut faire avancer les choses, c’est le collectif. On n’arrive jamais à réparer les injustices malheureusement. Et on se rend compte que ce n’est pas ça qu’il faut chercher. Il faut trouver une autre voie pour que les gens puissent avancer et s’épanouir, et puis se fédérer.
Parole de Damien, secrétaire de l’Union Locale CGT de Saint-Nazaire, mise en texte par Pierre