Parole du 19 septembre 2022, recueillie par Pierre, mise en texte par Christine
En quinze ans d’exercice aux urgences, je n’ai jamais observé de conflit entre les patients. Pourtant, nous accueillons des populations très différentes, qui ne se côtoient pas ailleurs. Il y a des personnes en grande précarité dans les quartiers populaires de Saint-Nazaire, Trignac ou Montoir. Comme à Beauregard, un ensemble HLM des années 70, ou à Prézégat, un quartier qui se trouve derrière la gare, où vivent de nombreuses communautés issues de l’immigration, notamment une grosse communauté sénégalaise. Autour de ce quartier complètement enclavé, ce sont des champs : on est dans une sorte de cul-de-sac privé de communication avec les autres quartiers de la ville. L’importante activité industrielle de la région nazairienne , qu’on ne retrouve pas forcément ailleurs, concentre sur l’ensemble de ce territoire une grosse population ouvrière qui travaille dans l’aéronautique, aux Chantiers de l’Atlantique, à la raffinerie et dans les usines de la zone portuaire. Il y a aussi, comme partout, des travailleurs des services, des jeunes, des retraités… Les plus aisés sont plutôt sur la côte, à la Baule, au Pouliguen, ou à Pornichet. Et tout ce gentil monde se croise aux Urgences.

Ça se croise un peu dans tous les sens. Nous sommes parvenus à créer une zone d’accueil des urgences vitales. Mais nos locaux, tels qu’ils sont, ne permettent pas de mieux organiser les flux de patients comme a pu le faire l’hôpital de Nantes. Il faudrait engager des travaux importants et, surtout, régler le problème des lits disponibles à l’aval des Urgences. Cela remettrait aussi en cause certains fonctionnements, c’est une dimension sensible. Aux Urgences de Saint-Nazaire, tout converge vers l’agent d’accueil. C’est la personne avec qui on voudrait parler de sa pathologie, pas seulement de sa fiche d’admission ; dont on cherche le regard pendant l’attente ; à qui l’on demande « combien de temps encore ? » Même si les patients savent intellectuellement que nous traitons d’abord les cas les plus graves, c’est toujours plus compliqué émotionnellement de voir ces derniers passer avant soi. Néanmoins, les patients ou leur famille ne sont pas virulents entre eux. Alors qu’ils peuvent l’être envers les soignants de l’hôpital. Heureusement il se trouve toujours d’autres patients, surtout aux Urgences, pour leur dire de cesser d’être agressifs, que nous ne faisons que notre travail. Ce genre d’incident reste exceptionnel parce que, généralement, tout le monde s’enterre sur sa chaise ou son brancard. Comme le réseau de téléphone mobile ne passe pas à l’intérieur de nos locaux, les patients qui attendent n’ont rien d’autre à faire que se regarder, s’observer, échanger quelques mots. Il m’est arrivé, en allant chercher un patient dans une salle d’attente, celle des patients debout dont les pathologies ne nécessitent pas d’être allongé, d’y trouver les gens en train de jouer au jeu du portrait, dans une ambiance de franche rigolade. A contrario, il y a des jours où les gens se font mutuellement monter la pression. « C’est long » dit l’un. « Trop long » rétorque l’autre, puis un troisième, un quatrième, tout en essayant d’interpeller le personnel soignant. Chaque jour, un groupe totalement informel se crée, entre des gens de toutes conditions, qui n’ont aucune autre raison de se rencontrer que d’avoir besoin de soins au même moment. Cela crée des dynamiques étonnantes et imprévisibles. On peut assez vite passer du « j’en ai marre d’attendre » au « c’est lamentable, c’est scandaleux », assorti de critiques du service public. Je ne m’en mêle pas. Je ne suis pas là pour militer, mais pour essayer de faire avancer le principe d’égalité de fait devant la maladie. Tous les patients, qu’ils arrivent de quartiers huppés ou de zones plus ou moins délaissées, vont se retrouver avec la même chemise d’hôpital pour les soins, la prise de sang, la pose d’une perfusion ou l’examen médical. C’est une sorte d’uniforme qui lisse un peu les différences sociales. Quand je commence à discuter avec eux pour leur expliquer les soins, certains veulent comprendre ce qui va se passer, ils ont peur de la maladie, alors que d’autres font plutôt confiance naturellement. De ce que j’observe, cette dualité n’a rien à voir avec la condition sociale des uns et des autres, mais avec leur angoisse de se retrouver aux Urgences.

A Saint Nazaire, personne ne peut échapper aux Urgences de l’hôpital public. Il n’y a pas d’autre endroit pour consulter la nuit et le week-end, ou pour avoir de l’imagerie médicale rapidement après un accident. Il nous est ainsi arrivé de nous occuper d’un parlementaire, en vacances à la Baule, qu’un médecin nous avait envoyé en soirée. Le seul hôpital privé qui fait de l’urgence dans la région étant à Nantes, il a dû venir à l’hôpital public, attendre comme tout le monde, passer la nuit sur son brancard comme des dizaines de patients, avant d’aller au scanner. C’était pendant l’été 2019, nous étions au travail mais en grève. Il nous disait : « Je ne comprends pas pourquoi vous faites grève », « Il faudrait privatiser les hôpitaux », etc. Dès qu’il a eu son diagnostic, il s’est fait transférer dans une clinique de Neuilly.
Ce cas reste exceptionnel. A Saint-Nazaire nous avons une forte prévalence des maladies liées à l’alcool et au tabac : près de deux fois plus que la moyenne nationale selon l’Agence Régionale de Santé. Pour nous, c’est presque du soin standard. Par exemple, nous gérons les saignements digestifs actifs alors qu’ailleurs en France, mes collègues des Urgences me disent qu’ils les envoient souvent directement en réanimation. Je me souviens d’un jeune qui était arrivé après une mauvaise chute. Il venait d’un quartier de Guérande où on était « quelqu’un » si on buvait et qu’on tenait bien l’alcool. C’était presque valorisé dans son groupe social. Empiriquement, j’ai l’impression que cela touche davantage la classe ouvrière, mais ce sont aussi nos patients les plus nombreux, toutes pathologies confondues. Par ailleurs, quand je demande leurs antécédents aux patients, ce qu’ils faisaient comme travail, j’en vois régulièrement qui ont été exposés aux fibres d’amiante pendant des décennies, aux Chantiers de l’Atlantique. Ils sont suivis en pneumologie ou en oncologie, et ils arrivent aux Urgences quand ils décompensent sous le coup d’un virus hivernal. On en voit moins au fil des années, mais cela reste significatif.

Je ne sais pas comment cela se passe dans les autres régions industrielles, mais je trouve que nous avons ici beaucoup d’accidents du travail : des blessures avec les machines-outils, des projections d’éclats métalliques dans les yeux chez les soudeurs, des plaies aux mains. Nous avons aussi la particularité d’avoir affaire à beaucoup de travailleurs détachés (1). Certaines entreprises ont des interprètes, qui viennent régulièrement et qui connaissent parfaitement le circuit des urgences, l’enregistrement administratif, qui savent où se trouve la consultation ophtalmologique et qui ont l’habitude de l’attente. A force, je finis par les reconnaître.
D’autres entreprises ne sont pas du tout organisées. C’est compliqué quand on voit débarquer un blessé avec un accompagnant qui baragouine à peine l’anglais. On s’adapte, on utilise les logiciels d’internet pour traduire du lituanien, du polonais ou du russe. C’est souvent le chef d’équipe, donc le supérieur hiérarchique, qui accompagne et fait l’interprétariat. Éthiquement, ça pose de grosses questions. Sur le coup, ils font en sorte que tout se déroule au mieux. Mais derrière, que va-t-il se passer ? Pour avoir pu échanger avec des travailleurs détachés qui parlaient un peu anglais, je sais que celui qui ne peut plus travailler doit rentrer chez lui. Le patron qui l’a envoyé en France ne lui laissera pas une ou deux semaines de convalescence pour se remettre, il fera venir quelqu’un d’autre. C’est un échec terrible de rentrer avant la fin de la mission, et sans argent pour subvenir aux besoins de la famille. Alors, même avec la plaie au doigt ou le traumatisme de la main, ils retournent travailler en serrant les dents. C’est parfois un petit peu limite, quand les entreprises n’ont pas intérêt à ce que l’accident soit connu. J’observe aussi cette pression sur les autres travailleurs, mais je trouve qu’elle prend une importance supérieure pour les travailleurs détachés.
Au sein du service, nous ne nous sommes jamais posé sérieusement la question de la manière dont nous accueillons les patients étrangers. Un collègue a un jour traduit le formulaire d’admission en russe, polonais et lituanien. La personne de l’accueil peut ainsi le proposer aux personnes pour qu’elles y inscrivent leurs nom, adresse, téléphone, etc. Mais nous n’avons pas partagé les difficultés que nous rencontrons, pour essayer d’en résoudre au moins une partie. À un artisan français qui a reçu un corps étranger dans l’œil, je peux expliquer que ce n’est pas très grave, donc qu’il va attendre quatre ou cinq heures. Quand je ne peux pas avoir un échange fluide avec un patient parce que nous ne parlons pas la même langue, comment puis-je appliquer le principe d’égalité de fait devant la maladie ?
Parole de Fabien, le 19 septembre 2022, recueillie par Pierre, mise en texte par Christine
(1) Travailleurs détachés : salariés d’une entreprise étrangère, détachés en France par leur employeur, qui n’est pas soumis à l’intégralité du Code du Travail français (embauche, licenciement, cotisations, calcul du salaire minimum…)