Libraire engagée dans la ville

Agathe, libraire indépendante en SCOP

Parole de novembre 2022, recueillie par Pierre, mise en récit par Christine

 » Notre logo associe un petit bateau en papier et un livre. « 

« L’Embarcadère » : c’est ainsi que nous avons baptisé la librairie, Sarah, moi et l’association « Des Voix au chapitre » quand nous l’avons créée il y a huit ans. Notre logo associe un petit bateau en papier et un livre. C’était une manière de nous ancrer dans le territoire en référence à son passé, à la construction des bateaux, au port d’où ils partaient : c’est tout un imaginaire. Quand nous avons réaménagé la librairie, les architectes du collectif « Fichtre ! » ont choisi de faire un clin d’œil à Saint-Nazaire, ville reconstruite. Pour le premier meuble qu’ils nous ont fabriqué, ils se sont inspirés des architectures de la reconstruction d’après-guerre, comme celle de Le Corbusier. Ils ont donc dessiné de grands plateaux et des poteaux, avant d’y mettre les murs et les escaliers. Les intercalaires qui soutiennent les livres ont tous une découpe un peu fantaisiste. Ils ont créé une espèce d’atlas de formes géométriques que l’on trouve dans l’urbanisme de Saint-Nazaire. Quand c’était vide, cela ressemblait à une maison de poupée, on avait envie d’y mettre de petits personnages. Cela ne saute pas aux yeux depuis que nous les avons remplis avec les livres, mais c’est notre particularité.

 » Les intercalaires qui soutiennent les livres ont tous une découpe un peu fantaisiste. »

A Saint-Nazaire, pendant presque seize ans je crois, il y a eu la librairie « Voix au chapitre » tenue par Gérard Lambert, en cessation d’activité en 2012, puis l’association « Des voix au chapitre » a été créée pour réfléchir à comment faire revivre une librairie indépendante à Saint-Nazaire : elle a fait émerger « L’embarcadère » ! Nous avons choisi le modèle juridique de la SCOP, qui nous assure à la fois un statut d’entreprise professionnelle et un fonctionnement collectif. Aujourd’hui nous sommes six salariées, presque toutes associés de la SCOP. Chacune a ses rayons de prédilection, selon sa formation et ses goûts, et les gère de A à Z : les achats, les retours, le rangement. Nous avons toujours été deux co-gérantes, avec Sarah, puis Camille lorsque Sarah a quitté la librairie pour mieux se consacrer à ses activités d’élue, et aujourd’hui avec Katia. Pour moi, être gérante consiste à porter la responsabilité morale de l’entreprise et, depuis que nous sommes plus nombreuses, celle du management. Nous nous réunissons en équipe une fois par mois et tous les ans en Assemblée Générale. Là, chacune dispose d’une voix, quel que soit le nombre de parts qu’elle détient dans la SCOP. « Des voix au chapitre » est devenue une association de soutien à la librairie, dont la présidente a aussi une voix à l’assemblée générale de la SCOP. Elle continue à soutenir la librairie, par exemple pour financer la venue d’un auteur, ou même coudre des pochettes cadeau afin de remplacer les emballages qui coûtent de l’argent et font des déchets. Elle nous aide surtout à cultiver nos relations avec le tissu associatif nazairien. Cela se traduit, par exemple, par des tables de vente lors des conférences organisées par le MRAP pendant leur semaine de lutte contre le racisme. L’association a presque trois-cents adhérents. Pour beaucoup, c’est un moyen de profiter d’une réduction de 5% sur leurs achats à l’Embarcadère, qu’offre l’adhésion. D’autres sont plus actifs. Ainsi, les participants à nos comités de lecture sont généralement des adhérents de l’association. 

«  … une espèce d’atlas de formes géométrique que l’on retrouve dans l’urbanisme de Saint-Nazaire »

Les comités de lecture sont un peu notre ADN. Chacun a défini son fonctionnement et se réunit une fois par mois dans la librairie. Ce sont surtout des lieux d’échange, une sorte de club de lecture. On peut parler d’un même livre que tout le monde a lu, ou d’un thème ; ce qui permet de revenir à des titres qui sont parus depuis longtemps. En littérature, Katia et moi avons proposé de tirer au sort pour choisir un pays. Nous faisons cela depuis deux ans. La prochaine fois, nous allons parler de l’Allemagne, à partir d’auteurs allemands ou de livres qui se passent en Allemagne. Nous sommes en général huit à dix personnes. Le déroulement est très simple : un tour de table où chacune parle du livre qu’elle a lu, de ce qu’elle a ressenti. Je dis « elle » parce qu’il n’y a que des femmes, alors que notre clientèle est très mixte. Je fais l’hypothèse que les hommes ont plus de mal à parler des lectures qui les touchent. Est-ce de la pudeur ? Pourtant, nous sommes dans la lecture plaisir, pas du tout dans le registre scolaire. L’été dernier, nous avons même édité un petit carnet que nous donnons aux clients, avec les coups de cœur de chacune des membres du comité, une sorte de voyage dans les pays que nous avions traversés.

Le petit carnet du comité de lecture littérature

Le comité de lecture féministe fonctionne différemment. Il est animé par le collectif « F’lutte » – « Femmes en lutte » -. Toutes les participantes lisent le même livre avant d’en parler. Elles le choisissent ensemble et, pour que le comité reste gratuit et accessible à toutes, nous demandons à l’éditeur s’il veut bien nous envoyer un exemplaire que nous mettrons en circulation. S’il ne peut pas, c’est l’association « Des voix au chapitre » qui l’achète. C’est ainsi qu’au fil des années, nous avons constitué, à l’étage, une belle bibliothèque d’ouvrages que les membres du comité de lecture féministe peuvent emprunter.

De même, nous ne demandons jamais aux ados d’acheter des livres pour leur comité de lecture. Nous faisons circuler les romans jeunesse que nous envoient les éditeurs et des avis finissent par émerger. Avec les 11 – 17 ans, j’ai lancé des correspondances avec des auteurs contemporains (Marie Pavlenko et Séphane Servant en 2022). Nous avions envie de faire découvrir aux adolescents et adolescentes le plaisir de la correspondance papier, de l’objet lettre qui arrive par la poste.

Nous avons aussi engagé un partenariat avec Athénor, théâtre jeune public de Saint-Nazaire. Les gens lisent peu de théâtre jeunesse. Alors, nous essayons de le porter auprès des familles. Une lecture à deux voix peut être un très beau moment de partage entre parents et enfants quand ces derniers ont grandi et attendent moins l’album du soir.

C’est Katia qui s’occupe du comité polars où les thèmes sont tirés au sort. Par exemple, nous avons eu « polar et écologie », « corruption », « racisme ». La prochaine fois, ce sera « grandes métropoles ». Katia leur propose aussi une petite bibliographie contenant des livres plus anciens. Cela fait vivre le fonds de la librairie.

À force de se réunir, tous ces comités sont devenus de vrais collectifs. Par exemple si quelqu’un parle trop longtemps, ou d’aspects trop personnels, les autres savent le lui faire sentir. Il n’y a pas vraiment de travail d’animation de la part des libraires. En revanche cela demande une grande écoute. 

Ces comités sont vraiment un des points forts de l’Embarcadère. D’ailleurs, en 2022, nous avons reçu le grand prix « Livres Hebdo des librairies », la presse professionnelle des libraires et des bibliothécaires, précisément pour nos comités de lecture. Ce n’est pas rien. 

Quand nous avons créé la librairie, nous avions envie de permettre aux habitants de fréquenter une librairie indépendante. C’est important pour une ville, surtout quand le livre peine à diffuser dans les écoles, les collèges ou les maisons de quartier, quand les budgets pour le livre sont très serrés. Moi, j’arrivais des Vosges. Heureusement, Sarah était nazairienne. Elle est toujours très investie dans la vie associative. Nous avons travaillé de manière à tisser des partenariats sur le territoire, notamment avec les bibliothèques des grands CE, comme Airbus, les Chantiers Navals ou Man-Diesel. Chez ce dernier, le poste de bibliothécaire a disparu. Heureusement, quelques bénévoles continuent à s’en occuper. Le CE d’Airbus n’a pas de politique propre pour choisir ses livres. C’est nous qui leur faisons des propositions. Ce sont surtout des romans policiers, des livres grand public et des guides de voyage. Il faut dire que le CE d’Airbus propose aussi des voyages à l’étranger. Aux Chantiers navals c’est différent, ce sont eux qui choisissent les livres qu’ils me commandent pour leur bibliothèque1. J’ai un lien plus fort avec eux qu’avec les autres CE. Pour le cadeau de Noël aux enfants des salariés, ils ont gardé une option militante : offrir des livres et les commander à une librairie indépendante. Je vais donc tous les ans, en mars, présenter trois ou quatre livres par tranche d’âge devant les salariés de la commission famille du CE. Je peux ainsi infuser des choses à ma manière. Par exemple, dans la sélection que je leur présente cette année, j’ai un livre d’une toute petite maison nantaise (« Six citrons acides »). S’ils en achètent vingt ou vingt-cinq pour les enfants des salariés, je trouve que je suis dans mon rôle de passeuse au sein de la ville. C’est aussi un moyen pour toucher les publics ouvriers qui viennent peu chez nous. Depuis deux ans, le CE des Chantiers propose aussi une carte cadeau valable à la librairie. Cette année, près de trois-cents salariés ont choisi la carte cadeau pour le Noël de leurs enfants. Cela fait venir à la librairie un public différent, peu habitué. 

 » Nous venons d’être intégrées au réseau des « librairies sorcières », spécialisées en littérature jeunesse »

Après nous, trois autres librairies se sont installées à Saint-Nazaire. L’offre s’étoffe, c’est une bonne nouvelle même si cela nous fait concurrence. Nous venons d’être intégrées au réseau des « librairies sorcières » spécialisées en littérature jeunesse. C’est important pour marquer cette identité auprès de notre public et des professionnels avec qui on travaille. Pour moi, le choix des livres que nous proposons est une responsabilité. Il y a des livres que j’ai envie de défendre personnellement, des valeurs qui me tiennent à cœur ou des thèmes porteurs comme l’écologie ou le féminisme qui représentent une bonne part du rayon essais. Il me semble que la culture ouvrière est présente en transversal, dans tous nos rayons. Je suis trop jeune pour avoir connu cet aspect de l’histoire de Saint-Nazaire. Nous avons pu être appelées pour des initiatives autour du passé ouvrier de Saint-Nazaire, mais pas récemment. Nous sommes plutôt sollicitées sur des choses du présent comme l’événement que nous préparons autour de l’histoire des gilets jaunes : une exposition de photos sur ce qu’a été ce mouvement et ce qu’il a changé dans la société, à l’initiative de l’association « Les Ami.e.s de May ».

Nous avons à cœur d’offrir un service aux gens, de ne pas être seulement un espace commercial. C’est ce qui nous différencie des grandes surfaces culturelles. Dès l’ouverture, nous avions décidé avec Sarah de ne surtout pas juger les lectures de nos clients. Quand on nous demande un conseil, on le donne, mais nous commandons tout ce que les gens souhaitent. Quand il y a eu les confinements, nous nous sommes vues contraintes de faire des livraisons. Pendant deux ans, pour vendre des livres, nous avons dû mettre beaucoup de choses entre parenthèses, notamment les rencontres d’auteurs que nous organisons dans la librairie.

Depuis la crise sanitaire, j’ai vu arriver de nouvelles familles, avec de jeunes enfants. Les ex-Parisiens ne vont pas tous s’installer à Nantes ou à la Baule ; ils viennent aussi à Saint-Nazaire. Ce sont des personnes qui travaillent à distance ou dans le secteur culturel. J’ai donc pu développer l’offre jeunesse en complément de l’offre généraliste qui conviendra aux autres membres de la famille. La population de Saint-Nazaire est en train de changer. Et notre force est de toujours s’y adapter !

Parole d’Agathe, recueillie par Pierre et mise en récit par Christine

1 Voir aussi le récit de la bibliothécaire du CE des Chantiers navals, à paraître

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