Réforme de la retraite, ou comment marchandiser le travail 

Billet

Notre régime de retraite actuel, issu du CNR et d’Ambroise Croizat, reconnaît aux retraités l’accès à une partie de la richesse et organise son financement par un prélèvement sur la plus-value créée ici et maintenant au sein des entreprises. La voie qui avait été choisie était alors, comme le développe Bernard Friot, de considérer la pension de retraite comme un « salaire continué » qui, en fonction du nombre d’années qu’il a cotisé, permet au retraité de rester actif et de continuer à participer à la vie sociale et économique. Cette idée d’ « activité » s’oppose alors à celle d’une « inactivité » qui serait inhérente à la situation de retraité et, plus généralement, à la situation de tous ceux qui n’ont pas encore d’emploi ou qui en sont « sortis ».

C’est une activité adossée à l’idée de responsabilité fondatrice de la notion de citoyenneté développée depuis Condorcet jusqu’aux  mouvements d’éducation populaire. C’est ainsi que les retraités font vivre par exemple les milliers d’associations qui ont un rôle social et économique qui n’est plus à démontrer et qu’ils assurent le fonctionnement municipal de milliers de communes, ou la garde d’enfants pour que leurs parents puissent travailler… Le « salaire continué » ne fait que prolonger l’idée que travailler signifie autre chose qu’effectuer des tâches d’exécution et de simple subsistance ; autre chose qu’effectuer des tâches dont  l’utilité serait mesurée à l’aune du seul marché et de la rémunération du capital. N’est-ce pas, finalement, la question du capital qui se trouve au cœur de la réforme actuelle ? 

En fait, l’enjeu ne se situe pas dans la gestion du régime des retraites, mis en danger par le déséquilibre démographique. Il existe des quantités de solutions pour utiliser les fonds de réserve ou imaginer une contribution des entreprises. L’enjeu n’est pas seulement de trancher entre répartition et capitalisation1. Qu’elles soient le fruit de l’une ou de l’autre, financer les pensions revient à les prélever, de toute façon, sur la richesse créée au moment présent par le travail humain. En réalité, il s’agit, dans un contexte économique où la productivité a cessé d’augmenter, de faire supporter le poids de la compétitivité par les travailleurs afin d’en exempter les entreprises. En allongeant la période d’activité, le pouvoir signifie au salarié qu’il doit spéculer sur une épargne tirée de ses revenus, et sur ses propres ressources physiques, pour se projeter dans un avenir qui s’éloigne au fur et à mesure des réformes qui se succèdent. Il réduit la retraite à n’être qu’un revenu différé autorisant le salarié qui n’a plus la capacité de produire de la plus-value à survivre en attendant la fin de son existence… 

L’actuel projet de réforme des retraites correspond à un projet de société où les temps de vie ne sont considérés comme « utiles et productifs » que lorsqu’ils relèvent de la subordination au monde de la finance, à la hiérarchie sociale et à des inégalités considérées comme constitutives de l’ordre économique et social. En dépit de tous les discours sur le « bonheur au travail », le travailleur n’est alors rien d’autre que l’agent de tâches définies par des prescripteurs. Choisir ce modèle centré sur l’emploi et la compétitivité, c’est condamner le monde du travail à la division (sus aux « régimes spéciaux » ! ) et à l’humiliation. C’est abandonner le travailleur à son triste sort comme si le travail était une malédiction à laquelle on ne peut échapper qu’en s’y soumettant davantage… jusqu’à épuisement… Cet ordre économique, réduisant le travail à une marchandise qu’on achète ou qu’on vend sous forme de prestations, ignore sa réalité et sa complexité, et finalement ignore sa composante humaine. Cette déshumanisation du travail qui finalement le détruit, abîme les femmes et les hommes, mais ne menace-t-elle pas aussi notre capacité collective à faire face aux urgences écologiques et sociales ?

Demeurer fidèle au modèle des retraites hérité du CNR, c’est, au contraire, prendre en considération la complexité du travail réel pour reconnaître la dignité du travailleur, sa part d’autonomie et de responsabilité. C’est affirmer la place qu’il occupe dans l’entreprise et dans la société, pendant la durée de sa vie professionnelle et dans le temps d’un prolongement auquel il faut donner tout son sens. 

Olivier Frachon et Pierre Madiot 

1 La différence entre les deux systèmes relève des critère de répartition de la richesse créée : soit le temps d’activité subordonnée, soit le capital accumulé. Ceci est évidemment loin d’être neutre. Dans le cas du système par répartition et de la Sécurité Sociale, les acteurs sont les salariés et de leurs représentants ; dans le cas de la capitalisation, les fonds d’investissements ont accès à un nouveau secteur permettant la rémunération des actionnaires !

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

%d blogueurs aiment cette page :