Le maître-mot est bien “solidarité”

Marie, intervenante sociale d’une communauté Emmaüs

Parole de mars 2023, recueillie par Pierre et mise en récit par Martine

Trier, réparer, stocker, vendre, ou donner aux plus démunis

Pour un compagnon d’Emmaüs, la démarche de venir à mon bureau est quand même particulière, un peu symbolique. C’est parfois une marche élevée à franchir. Pour que ce soit plus facile, je laisse ma porte continuellement ouverte ; quand elle est fermée, ce qui est rare, c’est que suis en train d’effectuer des démarches et que je ne suis pas dérangeable. Il y en a qui m’envoient un petit SMS ou qui me téléphonent : « Est-ce que je peux monter te voir ? ». Je dis souvent aux compagnons que j’ai toujours les petits bonbons au miel de ma grand-mère. Certains arrivent avec leur café dans mon bureau. C’est génial ! C’est souvent un moment convivial. « Allez, assieds-toi. Comment ça va en ce moment ? » On peut venir y pleurer – la boîte de mouchoirs est là – mais parfois aussi annoncer des bonnes nouvelles, discuter, manger un petit bonbon et voilà… Mes journées sont rarement très organisées. Je laisse beaucoup de place à la spontanéité et à l’informel parce que c’est autour de ça qu’il y a beaucoup de choses qui se passent. Il ne faut pas qu’on entre dans mon bureau comme on se rend à un guichet. 

Je suis intervenante sociale salariée de la communauté d’Emmaüs de Saint-Nazaire. Je suis là pour accompagner les compagnons hébergés ici. Je suis à leur écoute pour répondre à leurs besoins. Je prends en compte leur degré d’autonomie. Ceux qui sont capables de faire les démarches, ouvrir un compte bancaire, préparer un dossier, changer de forfait de téléphone, je les laisse faire. Je suis là en soutien. C’est un accompagnement individualisé au plus haut point. 

Les compagnons sont pour la plupart des personnes déracinées. Mon rôle est de faciliter leur insertion dans la communauté, dans le territoire, dans la société ; faire qu’ils se sentent bien. La communauté leur assure un soutien financier, le gîte, le couvert et un accompagnement social. En retour, dans la tradition établie par l’Abbé Pierre, on demande aux compagnons de participer à l’activité de « chiffonniers » dans la mesure leurs capacités. À leurs côtés, 150 bénévoles issus de la population de la région nazairienne sont adhérents de l’association qui gère la structure. Beaucoup viennent librement participer au travail. Ils sont alors encadrés par la cinquantaine de compagnons qui connaissent mieux que personne ce qu’il y a à faire. Ensemble, ils accueillent les clients et les donateurs, ils trient, réparent, et vendent tout ce qui est en stock : meubles, électroménager, jeux, linge de maison, vêtements, etc … Les compagnons prennent ainsi conscience de leurs compétences, de leur valeur. Par ailleurs, une partie des objets restaurés est gérée par une commission solidarité qui peut meubler gratuitement les résidents de foyers d’accueil, ou donner des couvertures et des tentes aux associations locales qui en ont besoin. 

Un compagnon et une bénévole, à l’arrière du camion de l’association

Le maître-mot est bien « solidarité ». C’est dans cet esprit qu’une assemblée a lieu régulièrement pour débattre collectivement de la vie de la communauté. On appelle ça la « réunion trépieds » parce qu’elle permet à chacun, qu’il soit responsable salarié, compagnon ou bénévole, de peser à égalité sur les décisions qui concernent la vie du groupe et de l’entreprise. Dans ce cadre, beaucoup de liens amicaux se nouent entre les Nazairiens et les compagnons. Certains sont invités dans les clubs de sport que des bénévoles fréquentent. Ceux qui participent aux « ramasses » entrent en contact avec la population lorsqu’ils ils se rendent au domicile des gens pour emporter des objets dont ces derniers veulent se débarrasser. À la longue, des clients et des donateurs deviennent des habitués. Les compagnons les connaissent. Les uns et les autres s’appellent par leurs prénoms, se tutoient. Et surtout, il y a la collaboration entre bénévoles et compagnons sur les postes de travail. L’ambiance y est chaleureuse et attentive. Par exemple, en ce moment, un compagnon n’est pas très en forme parce qu’il a appris une mauvaise nouvelle. Les bénévoles qui travaillent avec lui ont été sensibles à son mal-être. Ils sont venus m’alerter, ce qui m’a permis de le rencontrer et d’en parler avec lui. D’une manière générale, les responsables sont garants de l’accueil et de l’activité. Si des conflits surgissent entre compagnons, ce sont eux qui sont chargés de les apaiser. Quant aux tensions liées au fonctionnement de la communauté, elles sont régulées dans des réunions tripartites entre bénévoles, compagnons et représentants de l’association. 

La vie à Emmaüs est ponctuée par des petits rituels. Chaque matin, on débute par une réunion à laquelle les présents sont invités à participer : responsables, compagnons, bénévoles échangent sur la journée passée et sur celle qui s’annonce. On signale les difficultés, on souligne les réussites. Cela peut durer dix minutes ou trois quarts d’heure. C’est le moment où l’on se retrouve, où le collectif se reforme avant d’attaquer la journée. À dix heures et à quinze heures, on ne rate pas la pause. Selon mon planning, j’essaie de m’y astreindre parce que c’est là que tout le monde se croise. On prend le café, on mange un bout de gâteau, on discute d’autre chose… Les jours de vente, quand je sais qu’il y a besoin d’aide, j’essaie de me libérer pour aller donner un coup de main, déballer les marchandises qui arrivent, trier, bricoler. C’est aussi important que les démarches, administratives ou autres. Cela rend les contacts plus faciles. De la même façon, quand, par exemple, j’emmène un compagnon en voiture à un rendez-vous, on prend le temps de discuter de la famille. Autant il me pose des questions sur moi, autant je peux lui demander comment va sa maman au pays. Ça me permet de le connaître un peu mieux. Ainsi, les temps relationnels, en dehors du bureau, sont complémentaires de ceux que je passe à résoudre des problèmes précis. 

Déjeuner partagé entre les compagnons et les bénévoles

Actuellement, la structure héberge 48 compagnons sur place, dans des bungalows, ou dans des logements loués dans les environs. Bientôt, un village Emmaüs, dont la construction a commencé, pourra les accueillir à proximité du bâtiment principal. Parmi ces compagnons, environ 70% sont des migrants, de dix-sept nationalités différentes. Parmi eux, une bonne moitié sont Africains, les autres sont Afghans ou sont originaires des pays d’Europe de l’Est. Deux ou trois personnes arrivent de Nantes et de ses alentours, d’autres sont venus à un moment donné de la région parisienne pour travailler sur la côte. Aucun n’est de Saint-Nazaire même. De vieux compagnons qui ont bougé de communauté en communauté se trouvent bien ici et y restent. Les uns sont dans un parcours migratoire, d’autres viennent de la rue, sortent de prison, ou arrivent de la Fraternité1 qui, chaque matin, propose le « petit dej’ solidaire ». D’autres encore ont été dirigés vers nous par les responsables d’un foyer, comme le foyer Blanqui – centre d’hébergement d’urgence de Saint-Nazaire – où ne sont hébergés que des hommes qui arrivent par le 115, et qui ferme dès 8-9 heures du matin. Ces gens ont commencé par participer à nos activités en tant que bénévoles ; ils ont partagé gratuitement avec nous le repas de midi avant de retourner, le soir, souper au foyer. Si cela leur a convenu, ils ont demandé à intégrer la communauté. Alors, dès qu’une place s’est libérée, ils sont devenus « compagnons » en vertu de notre principe d’accueil inconditionnel et en liaison avec les assistantes sociales qui les ont suivis auparavant. 

On respecte le projet des compagnons qui ont décidé de finir leurs vieux jours à Emmaüs. Et puis, on accompagne aussi dans leur projet les personnes qui souhaitent en sortir. Au moment où ils entrent, ils sont bien « abîmés ». Je le vois surtout au niveau de la confiance, de la lassitude. Ils sont découragés, ils se sont heurtés à des refus ou à des incompréhensions. Notre priorité est alors qu’ils prennent soin d’eux. C’est quelque chose dont ils n’ont plus l’habitude. Mon rôle, c’est d’en amener certains à se dire : « Là, maintenant, ça y est, j’ai le temps, je vais pouvoir me laver régulièrement, laver mes affaires ». Et je leur pose la question : « Tu as pris une douche, hier ?». On a un stock de produits d’hygiène et, régulièrement, je discute avec eux, « J’ai des petits échantillons de parfums, tu veux les sentir ? ». Ça passe aussi par là. C’est mon travail, de faire en sorte qu’ils reprennent confiance en ce qu’ils sont, en ce qu’ils sont capables de faire.

À l’association, j’ai une grande liberté d’action dans mes projets. Certains compagnons, pris dans leurs pensées, dans leurs soucis, me disent avoir du mal à s’endormir le soir : « Je pense à ma famille. La situation en ce moment dans mon pays se dégrade, et ça m’inquiète ». Un autre compagnon a perdu son papa au pays ; il n’a pas pu se recueillir sur sa dépouille. Or, le deuil est une des choses les plus difficiles à accompagner. Aussi, j’ai demandé à une animatrice d’une association de Saint-Nazaire d’animer un atelier de sophrologie une fois par semaine. Quatre ou cinq compagnons viennent maintenant se relaxer pendant la pause du midi, sans aucune obligation de régularité. Ils peuvent réutiliser ces petits exercices chez eux le soir, en particulier pour mieux s’endormir. On va aussi, bientôt, proposer des activités encadrées par une art-thérapeute pour les aider, grâce à l’art, à exprimer différemment des choses difficiles à vivre, notamment les parcours migratoires particulièrement douloureux. 

La moitié de mes missions tourne autour de la santé. Réaliser un checkup, demander s’ils ont besoin de soins dentaires, mettre à jour les droits, faire le lien avec la sécurité sociale. En fonction des besoins, j’accompagne les compagnons jusque dans la salle d’attente du cabinet du médecin. Je discute avec le généraliste après la consultation pour faire le point : « Qui fait quoi ? Est-ce qu’il a besoin de prendre un rendez-vous pour une radio, un chirurgien ? » Par exemple, en ce moment, je travaille régulièrement avec le centre de santé « À vos soins ! », une nouvelle structure associative où les médecins sont très engagés, militants. Je sens qu’il y a là une équipe prête à accompagner chaque personne. J’ai les numéros de téléphone direct et le mail du médecin et il a les miens. Il y a déjà eu un cas où le médecin, un remplaçant, ne connaissant évidemment pas le compagnon, m’a appelée pour me faire part de son inquiétude : « Le monsieur, d’habitude… il s’exprime bien ?». Le monsieur en question était en train de faire un AVC ! Il a immédiatement été pris en charge. Opéré en urgence, il n’a aucune séquelle …

Mars 2016, dans la « jungle » de Calais. Photo figurant dans une exposition temporaire installée dans les locaux d’Emmaüs St-Nazaire.
Crédit : Thibault Vandermersch

Étant la seule intervenante sociale sur la communauté, il n’y a aucune journée qui se passe sans que j’aie un échange avec un partenaire d’une autre structure de Saint-Nazaire. Je travaille entre autres avec le CCAS de la ville pour la tarification solidaire qui permet aux compagnons d’être plus mobiles grâce aux transports en commun. Pour des questions qui relèvent du droit, comme par exemple, le droit d’asile, j’appelle les travailleuses sociales très spécialisées du centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA) de Saint-Nazaire. Parmi les compagnons, un certain nombre de migrants sont sans papiers. Quand leur demande d’asile a été rejetée, il n’y a plus de dispositif de droit commun pour les accompagner ni surtout les héberger ! Je me souviens très bien de ce jeune qui était arrivé d’une autre communauté de Bretagne. Sa demande d’asile et son recours avaient été refusés par l’administration. Il était très volontaire, très actif, il me demandait tout le temps comment il pouvait être régularisé. Une des solutions est de pouvoir présenter une promesse d’embauche, réelle et sérieuse, de la part d’une entreprise qui a effectivement besoin de main d’œuvre et qui n’arrive pas à recruter. Il l’a très bien entendu. Il a compris aussi que mon rôle n’était pas de lui chercher du travail. Donc, il a trouvé tout seul un poste de « tuyauteur en meunerie » (changer les pièces dans les moulins). La formation n’existe pas, et l’employeur de cette vieille entreprise, avec une équipe proche de la retraite, recherchait vainement quelqu’un qu’il pouvait former. Le jeune s’est rendu dans l’entreprise dont le patron m’a appelée pour savoir comment il travaillait chez nous, à Emmaüs. À la suite de quoi, il a décidé de lui faire confiance puis de faire une promesse d’embauche pour un CDI à temps plein. On a envoyé le dossier à la préfecture. Au bout de douze mois, ce jeune a eu son titre de séjour d’un an. Tout le monde était ravi. C’est une des plus belles nouvelles que j’ai eues à annoncer. C’était incroyable. Ensuite, tout s’est bien aligné, il a trouvé un foyer de jeunes travailleurs. L’année prochaine, il aura encore un titre de séjour de deux ans, puis il pourra demander cinq ans. C’était vraiment sa volonté.

Acheter des objets restaurés, vérifiés et à bon marché

Même si notre structure est un peu excentrée dans une zone industrielle, elle est inscrite dans le territoire. En plus des contacts avec la population qui connaît bien maintenant notre adresse pour venir y déposer des objets ou en acheter – de bonne qualité, restaurés, vérifiés et à bon marché – on est souvent invités dans les collèges, les lycées et l’AFPA, pour présenter Emmaüs. Ces établissements nous envoient des élèves en stage. Alors, les compagnons deviennent aussi tuteurs des stagiaires. Ce sont eux qui vont les former et leur faire découvrir les activités. Ils vont encadrer de futurs travailleurs sociaux, logisticiens et magasiniers, des élèves de troisième ainsi que des élèves de l’École de la seconde chance et du Centre de Formation Professionnelle (CFP). Cela veut dire quelque chose en termes de reconnaissance ! 

« C’est la première fois que je me trouve beau » – Photo Takfarines

Une artiste photographe qui travaille à L’Estuaire, un petit journal local très lu, est venue un jour nous proposer de réaliser gratuitement des portraits de compagnons  dans l’idée de se faire connaître afin de lancer une activité indépendante. Partant de là, j’ai très vite senti l’intérêt du projet pour travailler sur la thématique du regard. La plupart des compagnons sont des gens qui ont pris l’habitude de se cacher, d’être transparents, de vivre avec la peur ; en particulier ceux qui se trouvent dans un parcours migratoire. On a décidé de faire développer les photos en grand format, d’en faire une exposition temporaire dans le hall d’Emmaüs pour les mettre en valeur. Un compagnon a dit : « C’est la première fois que je me trouve beau… Cette photographe m’a rendu beau ». Il était loin, alors, le compagnon humilié, écrasé de timidité, qui n’osait pas franchir la porte de mon bureau…

Marie

1 Voir aussi « Ici accueillir c’est dans l’ordre des choses » le récit de Claire, qui travaille à la Fraternité

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