Ici, on fait du sur-mesure. Et on le fait au fur et à mesure. Quand je prépare une chimiothérapie, je sais qu’il y a un patient dans une salle d’attente et que ça n’est pas une partie de plaisir pour lui. Donc j’établis des priorités. Par exemple, si un patient a une prescription pour cinq médicaments, je démarre par le premier puis je m’attaque à la première molécule d’un autre patient, pour que chaque traitement puisse commencer. Après quoi, je préparerai la première prescription pour faire la suite. C’est une organisation compliquée pour les préparatrices qui débutent, mais j’ai appris par où commencer et sur quoi me focaliser pour optimiser l’attente des patients. C’est une question d’expérience.
Dans la pharmacie centrale de la cité sanitaire, je ne rencontre jamais les patients. Je connais leur histoire, mais pas leur visage. Il en a que je suis depuis longtemps, comme cette dame dont je vois le nom sur des étiquettes depuis 17 ans. Elle, je l’avais rencontrée quand nous étions encore à la polyclinique de l’Océan. J’aimais bien voir les gens. Ici ça me manque. Là-bas, les locaux étaient beaucoup plus petits, les patients étaient perfusés dans des box où ils avaient moins d’intimité. Maintenant, ils ont des chambres individuelles, spacieuses.
Les comptes rendus de traitement des patients sont confidentiels. Seuls les pharmaciens y ont accès, pas les préparatrices. Nous n’avons aucun retour. Parfois, on voit sur le planning qu’une personne est décédée. Quand c’est quelqu’un dont on préparait les perfusions depuis des mois, voire des années, et que ça n’a pas marché, cet échec est une tristesse. Je me souviens de cette dame qu’on avait suivie pendant plusieurs mois et qui a décidé de se marier avec son compagnon. Le jour de son mariage, elle n’était pas capable de se rendre à la cérémonie. On l’a mariée sur son lit d’hôpital. Toute la noce est venue dans le service. Il y avait du champagne, des ballons. Elle a mis sa robe de mariée. Elle est décédée peu après, dans un autre établissement, pas sur le lit où elle s’était mariée. Cette histoire m’a bouleversée.
Quand je quitte l’hôpital le soir, je prends mon chien et je vais marcher sur la plage. Ça me donne le sas dont j’ai besoin. Je trouve qu’il y a de plus en plus de jeunes patients et ça fait peur. Quand je vois qu’un dossier vient du service de pédiatrie de l’hôpital, ou quand je lis la date de naissance d’un enfant, je fais sa préparation en priorité. Actuellement nous avons un petit de quatre ans en traitement. Ce n’est peut-être pas juste pour les patients adultes, mais on est encore davantage aux petits soins pour les enfants. On demande toujours l’heure à laquelle ils doivent arriver à l’hôpital, pour que leurs préparations soient prêtes, qu’ils n’aient pas à attendre. Il nous arrive aussi de lire sur l’étiquette d’une préparation le nom de quelqu’un que l’on connaît. Quelle émotion ! Alors, on lui met des petits mots doux pour accompagner les poches de perfusion. Deux de nos collègues ont été soignées en chimiothérapie. Elles m’ont dit qu’elles ont gardé tous les messages.
Depuis que nous sommes arrivés à la cité sanitaire, je ne fais que des chimiothérapies, dans ce qu’on appelle la « salle blanche ». C’est un lieu très sécurisé, avec des règles strictes. Pas de maquillage, pas de bijoux, on ne mange pas, on ne boit pas, personne d’autre n’entre dans cet espace clos. Et surtout, on se contrôle. Nous travaillons toujours par deux : une qui est sous la hotte et une qui prépare les plateaux. Cette dernière apporte le principe actif pur qui sera dilué dans une poche de solvant, glucose ou chlorure de sodium. Le volume mis dans la poche, le produit, le lot : tout est vérifié une fois, deux fois, trois fois, avant que la poche parte au pharmacien qui la contrôle également. Si on a un doute, il faut jeter. Heureusement, ça ne m’est jamais arrivé en vingt ans. Je communique souvent avec le pharmacien. Je l’ai encore appelé ce matin à propos d’une molécule que l’on utilise depuis peu. J’avais un doute sur le volume du solvant. Même si c’est une question bête, je préfère la poser. Je n’oublie jamais que nous préparons des produits dangereux. Par exemple, si je dois introduire 100 ml d’un produit dans une poche, et que ma seringue de prélèvement en contient 60 au maximum, je vais faire deux seringues de 50 et donner un coup de stabylo après la première. C’est une règle que nous avons décidée entre nous. Le téléphone peut sonner, on peut vite perdre le fil, d’autant que nous préparons les plateaux à un rythme soutenu. Le travail en « salle blanche » exige une rigueur et une vigilance que l’investissement et la mobilisation du pool ne font que renforcer. C’est complètement un travail d’équipe.
Quand on arrive le matin, on se dit bonjour, on parle un peu. Mais ensuite, on ne peut pas se permettre de discuter, parce qu’il faut vraiment rester très concentrées sur ce qu’on fait. Quand nous ne sommes pas dans la salle blanche, mes deux collègues référentes et moi-même devons gérer notre stock. Chaque produit qui entre en salle blanche est tracé : date de péremption, lot, dénomination. Toutes les semaines, on fait l’inventaire, les réceptions, on met de côté les très rares produits périmés. En début de mois, en fonction du planning et des protocoles, on commande tous nos produits. Nous avons 4 semaines de stock, ce qui représente une très grosse enveloppe de principe actif. Ces produits sont très onéreux, on fait donc de très grosses commandes.
Les produits sont dangereux pour les patients, ils le sont aussi pour les préparatrices. Pour nous protéger, nous travaillons sous une hotte à flux laminaire : un courant d’air vertical qui capte et recycle l’air de la hotte. Je porte aussi un masque sur le visage et un double gant chirurgical pour éviter l’imprégnation de produit. Toutes les vingt minutes je change de gants et je me désinfecte les mains. Cela garantit aussi l’asepsie pour les patients qui vont recevoir les préparations. De plus, nous avons maintenant les spikes : des dispositifs sans aiguilles pour prélever les produits. Nous en consommons beaucoup. C’est plus cher que les seringues à aiguilles mais la commission du médicament de la cité sanitaire a validé leur utilisation. Ce système sécurise la fabrication, nous évite de nous piquer, et nous facilite le travail. Grâce à la mise en place de la norme ISO 9001, nous avons aussi obtenu des agitateurs. Pour certaines molécules, il fallait secouer le flacon pendant vingt-cinq à trente minutes. A force de faire tous ces mouvements répétitifs, j’avais eu un TMS au poignet. Maintenant, on dissout la poudre et la petite machine secoue les flacons. La clinique nous suit sur des projets qui coûtent cher et elle nous octroie des moyens.
L’après-midi, nous préparons pour des patients qui ont reçu le matin leur premier jour de traitement, leur J1. Comme cela, dès 8h30 le lendemain, on envoie tout dans le service. Le patient arrive, l’infirmière s’occupe de lui, il a tout de suite sa préparation. L’informatique a généré les prescriptions des jours suivants, J2 et J3. J’ai connu le système papier et je trouve que l’informatique est franchement préférable. Il faut certes valider sur l’ordinateur toutes les petites tâches réalisées, mais ça déclenche automatiquement les cures et tout le monde peut suivre les étapes. Quand l’infirmière fait le « OK chimio », l’ordinateur affiche « demandé ». Si la ligne est bleue, je sais que le pharmacien a vérifié en amont. Malgré cela, je vérifie toujours nom, prénom et date de naissance du patient, ainsi que le protocole. A ce moment, la ligne passe à « en cours de préparation ». Ainsi, l’infirmière peut voir sur son écran où nous en sommes. Quand j’ai terminé, je mets la préparation en « dispensé ». L’infirmière sait que la poche ne va pas tarder à arriver par le pneumatique. Si je n’ai pas validé le « dispensé », l’infirmière m’appelle parce qu’elle ne peut pas administrer la préparation.
Avec les infirmières, nous avons eu des partages d’expériences, des « vis ma vie » qui permettent de comprendre nos contraintes respectives. En général, les patients acceptent que l’on soit présente avec l’infirmière, ils sont même contents de mettre un visage sur une préparation. En échange, quand les infirmières viennent à la pharmacie, elles se rendent compte que certaines préparations se font en dix minutes mais que d’autres molécules peuvent demander vingt à trente minutes. S’il est nécessaire par exemple les mettre dans un bloc chauffant, la hotte est indisponible pendant une demi-heure. En cas de grosse activité, il faut donc que l’autre hotte puisse absorber le reste.
L’important est que le processus de fabrication reste fluide, pour ne pas faire attendre les patients. C’est peut-être une petite goutte d’eau, mais nous faisons le maximum pour que tout se passe au mieux pour celles et ceux qui reçoivent les traitements.
Geneviève, préparatrice en pharmacie hospitalière
Ce week-end-là, retour à la maison après un séjour de mon épouse en hospitalisation complète. Impossible de se procurer un antibiotique spécifique prescrit par le médecin du service. Coup de téléphone. Il faut retirer le médicament à la pharmacie de l’hôpital. Je ne trouve pas cette pharmacie isolée dans un sous-sol, loin de tout. On y accède, normalement, par une route qui contourne l’hôpital pour déboucher sur des arrières encombrés par un enchevêtrement de parkings. Je suis pressé, je me perds. Je grimpe au troisième étage, je dérange l’équipe du service d’hospitalisation en pleine réunion de transmission. Je montre la prescription. Pas de problème, une aide-soignante va m’accompagner. Long cheminement dans les sous-sols, le long de larges couloirs de service où circulent des chariots autoguidés par laser. On traverse un parking intérieur où stationnent des ambulances. Une porte s’ouvre sur un sas. Appel. Une préparatrice arrive, s’éclipse puis revient avec la boîte de comprimés.
Dans quelques jours, c’est dans cet endroit que, le matin-même où elles seront prescrites, seront fabriquées les préparations qui parviendront au service de chimiothérapie pour une nouvelle cure. À la fin de l’après-midi, mon épouse en emmènera alors une dose à la maison, dans une bonbonne qu’elle portera en bandoulière. Jour et nuit, entre nos propres murs, les molécules continueront à transfuser lentement.
Pierre, accompagnant