Quand je fais des toilettes à domicile chez un patient lambda, je ne suis souvent guère mieux considérée qu’une femme de ménage. La différence c’est qu’au lieu de me servir d’une serpillère, je tiens un gant. Dès que je suis amenée à faire un pansement, le regard change et on commence à me voir comme une infirmière, c’est-à-dire comme une professionnelle de santé. Ce problème n’existe pas lorsque j’ai affaire à des patients atteints de cancer.
Ceux-là reconnaissent d’emblée mon métier. Quand j’arrive pour la première fois au domicile de l’un d’eux, je lui apprends à ranger les documents dans le classeur qu’il a reçu au service d’oncologie. Il faut que les soucis de paperasserie soient éliminés de manière à ce que, quand j’arrive, on puisse passer à autre chose. Ensuite, je prends le temps, j’essaie de comprendre à qui j’ai affaire. J’évalue le taux de compréhension des gens. Ils ont beau avoir mené une carrière professionnelle, une fois qu’ils savent qu’ils souffrent d’une tumeur cancéreuse, c’est comme si on ne parlait plus le même langage. Ils révèlent leurs fragilités. Dans un premier temps, beaucoup ne prennent pas les choses à bras le corps, comme s’ils subissaient. En fait, cette maladie, il faut se l’approprier pour, à un moment donné, lui parler et lui dire « Tu es un ennemi, tu vas ficher le camp, je vais me battre contre toi. Il faut que tu dégages de là !! ». Le patient ou la patiente se transforment en véritables guerriers. Et c’est à nous, les professionnels, d’établir un climat de confiance qui les encourage à se mobiliser. C’est pourquoi les séances à domicile sont toujours assez longues. Je ne veux pas me cantonner à effectuer une prise de sang, étiqueter mes tubes de prélèvements, remplir une fiche de renseignements et m’en aller. Je communique beaucoup avec mes patients. J’essaie de répondre au mieux à leurs questions. Si je n’ai pas la réponse, je ne brode pas, je vais chercher l’information là où je dois la trouver et je l’apporte la fois d’après.
Les chimios ne passent plus en voie veineuse périphérique car elles abimaient les veines et entrainaient le risque que le produit diffuse. Depuis les années 1995, les cancérologues prescrivent la mise en place d’une chambre implantable placée sous la peau et reliée à une grosse veine. En revanche, les produits de chimiothérapie provoquent toujours des perturbations sanguines, en particulier une baisse des plaquettes. Il est donc toujours nécessaire de faire régulièrement des prises de sang. Lorsque je dois faire un prélèvement de sang, je me refuse à piquer les patients avec une grosse aiguille car il faut préserver leur capital veineux. Je ne suis pas là pour leur occasionner une souffrance physique supplémentaire. Si les veines sont devenues fragiles, je dois piquer le patient sur les mains avec une aiguille épicrânienne normalement utilisée pour les nourrissons. Or, chaque dispositif, qui comprend une aiguille, des petites ailettes pour bien piquer et un tuyau en plastique, et a un coût. Le laboratoire d’analyses médicales me donne un nombre d’épicrâniennes qui correspond à 5% de mon nombre annuel de prises de sang. En vertu de ce calcul, j’ai eu le droit, cette année, à 11 épicrâniennes pour l’ensemble de mes patients ! Pour chaque aiguille que j’achèterai en plus, la prise de sang me rapportera moins alors que le prélèvement est plus difficile… Quand j’entre chez le patient, je note l’heure d’arrivée sur la fiche de renseignements élaborée par le laboratoire. Ensuite, je dois répéter un certain nombre de consignes très précises pour assurer la sécurité du prélèvement : nom, prénom et date sur l ‘étiquette à coller sur chaque tube de prélèvement. Par dessus le marché, le laboratoire exige que certains prélèvements propres à la cancérologie lui parviennent avant 9h20, mais il ignore les kilomètres que je dois parcourir en plus pour arriver avant ce délai, les embouteillages que je peux rencontrer…Quand je fais part de cette difficulté, la seule réponse du labo est : « C’est à vous de vous organiser ! » Alors, je ne compte pas mes heures! Mais ensuite, je vais me faire enguirlander par le patient suivant car je n’ai pas respecté son horaire… Ces situations se répètent et génèrent une pression dont je pourrais me passer.
La chambre implantable me permet de faire des intraveineuses ainsi que les prélèvements sanguins. Pour cet acte, qui exige un protocole extrêmement rigoureux, une certification est exigée. Du fait que j’ai travaillé en cancérologie à Marseille, je suis automatiquement habilitée. Mais je continue à me former en cancérologie par le biais du Réseau des Infirmiers Libéraux de l’Estuaire (RILE) qui organise périodiquement des cours donnés par les médecins du service d’oncologie de Saint-Nazaire. Pour tous les prélèvements sanguins effectués sur la chambre implantable, je prends tout mon temps : une bonne demi-heure parce qu’il faut utiliser un champ stérile et bien se concentrer. Malgré toutes les précautions prises à domicile et à la clinique, une infection peut se déclarer au niveau du dispositif implanté. C’est arrivé à une de mes patientes. Les médecins ont alors prescrit un antibiotique que j’ai injecté dans la chambre implantable pour en éliminer tous les germes tandis que le sang prélevé n’était pas réinjecté dans la circulation parce qu’il était infecté.
La semaine dernière, j’ai reçu un coup de fil d’une patiente qui m’a demandé si je pouvais faire une surveillance de son baxter. Le baxter est une bonbonne que le patient porte en permanence sur lui et qui, sous l’effet de la chaleur du corps, diffuse en permanence un produit de chimiothérapie. Ce dispositif est posé à J zéro à la clinique, puis la personne rentre chez elle. Le lendemain à J1, mon travail est de vérifier l’étanchéité du pansement et tous les signes d’extravasation (rougeurs, œdèmes, douleurs…) au niveau de l’aiguille, de contrôler les constantes comme le pouls et la tension, et de noter si la personne a des effets secondaires comme des nausées, des troubles intestinaux. À J2, la perfusion devant être terminée, je vérifie si la totalité du produit a bien diffusé. Je retire alors l’aiguille de la chambre implantable.
Lorsque les patients en fin de vie préfèrent être pris en charge dans leur environnement familier, l’hôpital met en place l’hospitalisation à domicile (HAD). Comme j’ai aussi suivi une spécialisation en cancérologie pour accompagner les patients et l’entourage pendant la phase terminale, il m’est arrivé d’intervenir dans ce cadre pour dispenser les soins médicaux. Ponctuellement, je suis venue assister l’aide-soignante déléguée par la clinique pour faire la toilette. Maintenant, les collègues de mon cabinet et moi-même ne faisons plus partie du dispositif HAD parce que je n’ai plus envie de me rendre chez le malade à trois ou quatre heures du matin pour contrôler la pompe de perfusion quand l’alarme se déclenche… et assurer ma journée le lendemain ! Physiquement je ne tiens plus, j’ai 50 ans, j’ai eu un problème de santé. Et surtout je n’ai plus envie d’entendre le médecin chargé du suivi à domicile en fin de vie me reprocher que le patient soit mort un dimanche plutôt qu’en milieu de semaine !!
Quand je travaillais à l’hôpital de Marseille, j’avais une patiente de 32 ans, atteinte d’un mélanome, ces grains de beauté qui dégénèrent. Puis elle a développé un deuxième cancer, à l’estomac. Elle avait un petit garçon de 8 ans. Un jour, le médecin nous dit qu’elle n’en n’avait que pour quelques jours. Ça tombait au moment de Noël. Ce n’était pas possible qu’elle décède à ce moment-là ! Elle aurait laissé un petit garçon qui, à chaque Noël aurait pensé à sa maman. Donc, on a dit à notre chef de service : « Vous la prolongez ! Qu’elle ne meure pas au moment de Noël ! Vous la réhydratez, vous la ressuscitez, vous faites ce que vous voulez ! ». Donc, effectivement, il l’a un peu requinquée et elle est décédée deux mois après. Ça été assez fort et difficile pour nous parce que nos cœurs de mamans ont été atteints, même si, à cette époque, je n’avais pas encore d’enfant. Là, vraiment, le personnel a pleuré. Je ne dis pas que je ne trinque pas un peu… Dans les services spécialisés comme celui de cancérologie, on peut demander à tout moment à rencontrer une psychologue rattachée à la clinique, elle est là pour les patients mais aussi pour nous, le personnel. Maintenant que j’ai trente années d’expérience, j’aborde les choses différemment. Le dialogue avec mes collègues est primordial. J’ai beaucoup de chance car nous nous entendons bien. Les EGOS sont mis de côté. Les « filles » sont ma deuxième famille. Au sein de notre cabinet, nous avons institué le rituel d’un repas que nous prenons toutes ensemble une fois par an avec nos compagnons. Il est bon de soulever la soupape. Si vraiment, un événement m’envahissait, même en tant qu’infirmière libérale, je pourrais contacter la psychologue de la clinique, parce que je ne veux surtout pas que mon travail ait un impact sur ma famille. Je n’en n’ai jamais eu besoin.
Les gens sont fragiles, extrêmement fragiles pendant cette période-là, ils ont une espèce d’épée de Damoclès au-dessus de leur tête, ils entrent dans un tunnel mais qu’est-ce qu’il y a au bout ? On ne voit pas grand-chose, c’est le noir, ils attendent, ne savent pas où ils vont. Ils attendent des réponses ! Mais malgré cela, ils ont un tel espoir dans leur guérison qu’ils sont hyper-positifs. J’en ai la chair de poule. C’est un hymne à la vie. Entre deux patients, je pense énormément dans ma voiture. Et notamment, j’ai pris conscience que je m’interdis désormais de me plaindre. Je me suis même surprise à me détacher sur le plan personnel et familial de beaucoup de choses. Avant je n’étais pas du tout comme ça. Grâce à une patiente devenue une amie, décédée aujourd’hui, je prends les choses avec beaucoup plus de légèreté et moins de lourdeur.
Ce que je trouve extraordinaire, c’est qu’il faut malheureusement que l’être humain passe par ces épreuves de vie pour comprendre la valeur qu’elle a. C’est fou! Je me demande aussi comment font ces dames qui, comme mon amie, sont devenues de sacrées guerrières. Elles vont jusqu’au bout du traitement. Au fond de moi, quand je suis toute seule, je me demande si j’aurais le courage de faire tout ce qu’elles font. Si les gens ne guérissaient pas je ne croirais pas en mon métier ! Il y a des services qui m’intéressaient moins comme la chirurgie où je trouve les soins plus routiniers. Le temps d’hospitalisation y étant plus court, j’aurais moins le temps de créer un lien fort de soignant à soigné, moins le temps de connaître les patients.
Quand on démarre dans notre profession, on nous dit « Il faut mettre de la distance ». C’est un mot que je n’ai jamais voulu entendre tout simplement parce qu’Il se passe véritablement quelque chose de très fort quand j’ai affaire à des patients atteints d’un cancer. Il y a toujours une espèce de communication immédiate, de fusion, je ne suis plus du tout la même. Je ne peux pas dire si c’est de l‘empathie, je suis à l’écoute et en même temps je veux apporter du bien-être. J’ai l’impression de remplir véritablement une mission. Ce sont des gens qui ont besoin de moi. Mais j’ai autant besoin d’eux parce qu’ils me donnent des leçons de vie.
Nathalie, infirmière à domicile
L’infirmière à domicile est entrée chez nous enveloppée dans une énorme écharpe en laine. Dehors, le vent est froid. Elle pose sa mallette sur la table de la salle éclairée par le soleil d’hiver qui ne va pas tarder à être masqué par les grands pins. L’infirmière me gronde gentiment : j’ai oublié de demander au labo les étiquettes d’identification imprimées. Elle doit prendre le temps de tout écrire à la main sur les tubes de prélèvement. Mon épouse s’installe au bout de la table, pose son bras sur la nappe. L’infirmière passe délicatement le doigt sur la peau. Ce ne sera pas facile. Les veines sont dures. A chaque prise de sang, elles éclatent sous l’aiguille. Elle fouille dans sa mallette, en sort une aiguille spécial nourrisson qu’en murmurant des encouragements, elle réussit à enfiler dans une veine de la main. Les tubes de prélèvement sont remplis. On respire. Quelques mots. Reste l’injection d’anticoagulant dans un pli de la peau. Une formalité… Sa voix se fait à nouveau grondeuse. Elle ne sait pas si elle devra poursuivre les injections lors des prochains rendez-vous. Elle inscrit la question sur un post-it qu’elle colle dans le classeur et se lève. « Si vous sortez, surtout ne respirez pas l’air froid ! Couvrez-vous bien le nez et la bouche avec un foulard ! » Elle nous regarde avec sa petite moue affectueuse, s’enroule dans son écharpe en laine et prend congé.
Pierre, accompagnant