Je suis manipulatrice en radiothérapie, quand je travaillais encore en postes de traitement, il m’est arrivé que des patientes me sautent au cou à la fin de leur cycle de soins. Elles me faisaient un gros bisou avec des larmes plein les yeux: « Vous allez me manquer ». J’ai eu aussi des patients agressifs, dont la prise en charge n’était pas simple. Mais depuis deux ans, du fait de soucis de santé importants, je ne manipule plus ni en poste pour l’administration des rayons, ni au scanner. Maintenant, je gère la programmation des traitements par irradiation. Pour cela, je crée le planning de toutes les séances de radiothérapie, une par une, en faisant coïncider les contraintes liées d’un côté à la vie sociale de chaque patient, et de l’autre aux multiples impératifs du traitement lui-même.
Ça me convient, mais je regrette d’avoir perdu le contact avec mes patients que je retrouvais pendant cinq à sept semaines. Alors que j’étais habituée à discuter avec eux, parler de choses et d’autres, pas forcément de leur traitement, je suis maintenant un peu plus isolée dans mon bureau. Le peu de patients que je rencontre sont ceux qui viennent me voir pour gérer un horaire, ceux qui sortent de leur premier rendez-vous avec le radiothérapeute ou ceux que je vais parfois aider à brancarder sous les postes ou au scanner.
Après chaque première consultation, le médecin m’adresse un document papier où il a inscrit toutes ses demandes: date du scanner-simulateur souhaitée, nombre de séances de radiothérapie, technique utilisée, type de traitement, ce que l’on va traiter, à partir de quelle date il veut que je prenne le patient en charge. Il indique s’il y a aussi de la chimio pour que je me cale sur les séances d’injections qui auront lieu au service d’hospitalisation de jour. Enfin il précise si le patient travaille, si c’est une maman qui a des enfants d’âge scolaire. Les tout premiers rendez-vous ont déjà été inscrits dans le classeur par les collègues secrétaires. À la sortie du bureau du médecin, je rencontre toujours les nouveaux patients pour leur donner leur premier rendez-vous de scanner et leur dire de revenir me voir dès qu’ils ont autre chose qui tombe en même temps, par exemple une séance de kiné. J’essaierai de les libérer autant que possible.
En ce moment, j’ai à peu près 120 patients par jour en cours de radiothérapie, sur les trois accélérateurs de particules. Je dois anticiper les choses jusqu’à la fin de leur traitement. Lorsqu’un patient suit en même temps une chimiothérapie, je fais en sorte qu’il ne vienne qu’une fois dans la journée. À force de voir passer des protocoles de chimio, je les connais, et je sais combien de temps ils durent : quatre heures, huit heures… Je prendrai donc le patient avant sa chimio, ou juste après. C’est là qu’il faut que je m’organise avec mes collègues de chimiothérapie.
Si jamais une panne survient et que des patients n’ont pas eu le minimum de quatre séances dans la semaine, on ouvre un samedi pour qu’ils aient le compte minimum voulu par le médecin. Le but est de faciliter le passage des patients dans nos murs et de faire en sorte que leur traitement de radiothérapie ait le moins possible d’impact sur leur vie privée. Je bâtis les plannings des machines de traitement de manière à préserver la qualité de vie des patients, mais cela détermine aussi la qualité de vie au travail de mes collègues. Si je fais n’importe quoi sur les plannings, si les manipulateurs ont des patients qui se chevauchent, s’ils n’ont pas le temps de les prendre en charge, si les machines débordent au-delà des heures d’ouverture, je m’en sens complètement responsable. C’est leur travail que j’impacte. Donc je veille le plus possible à faire en sorte qu’une machine ferme à l’heure pour que les manipulateurs finissent, eux aussi, à l’heure, qu’ils aient le temps suffisant pour prendre soin de chaque patient. Quand je sais que telle ou telle personne est difficile à prendre en charge, je rajoute du temps pour qu’ils puissent re-effectuer la manutention et leur travail correctement sans courir, sans créer de stress. Par ailleurs, je sais, pour être moi-même manipulatrice, que telle localisation de la zone à exposer aux rayons va demander le même matériel que telle autre. J’essaie alors de grouper les patients par quatre ou cinq pour que les collègues ne soient pas obligés de changer de matériel à chaque fois. Ainsi, je tente de ménager leurs épaules et je de leur éviter des fatigues. Autre exemple : je sais qu’il y aura 25 séances pour traiter un sein en entier. Mais je sais aussi que j’aurai des séances à ajouter pour ce que l’on appelle des champs réduits, sur la zone de la lésion dans le sein. C’était mon quotidien quand j’étais manipulatrice et je sais donc comment va se dérouler la prise en charge, à quel moment je vais avoir besoin de dégager un peu plus de temps.
Quand une urgence tombe, je défais tout ce que je viens de faire pour la caser sur un créneau où j’aurai suffisamment de bras pour s’en occuper. L’idéal est que personne ne soit pénalisé : ni les patients à prendre en charge à l’instant T, ni les manipulateurs à leurs postes. Une urgence, ce peut être un patient dont la tumeur comprime la moelle épinière et entraîne une paralysie des membres, des vertiges, et provoque des douleurs intenses. On peut aussi avoir des tumeurs qui saignent beaucoup, qu’il faut traiter pour stopper l’hémorragie. A moi de savoir sur quelle machine j’ai de la place pour prendre en charge le patient en urgence dans les conditions voulues par le médecin… et donc quels rendez-vous je dois déplacer sur mon planning..
Normalement, ce que je prévois sur le logiciel de programmation remonte sur le logiciel des collègues qui délivrent les rayons en salle de radiothérapie. Les rendez-vous sont censés glisser de l’un vers l’autre. Mais il m’est arrivé d’avoir une panne de transfert : les modifications de planning ne parvenaient plus sur les ordinateurs des manipulateurs. Si jamais il y avait eu une urgence, nous aurions pu être incapables de la traiter. J’ai connu des pannes de ce genre qui ont duré plus d’une journée ! J’utilise en effet le logiciel qui sert à toute la cité sanitaire pour gérer les rendez-vous. Et quand j’ai besoin des services de l’informaticien, il n’y en n’a qu’un pour toute la structure. Je peux l’appeler plusieurs fois sans qu’il puisse arriver jusqu’à mon bureau. Au bout d’un moment, je finis par demander à mon cadre d’intervenir. Heureusement, ce n’est pas tous les jours ! Par contre, s’il survient des problèmes sur les machines de traitement, ces derniers sont aussitôt réglés, en première instance, par les physiciens du service.
Quand j’ai pris le poste, personne n’en voulait, parce que courait le bruit selon lequel le travail était difficilement faisable. En fait, tout devient plus facile au fur et à mesure qu’on connaît les impératifs à intégrer. C’est encore plus facile depuis que nous sommes deux en permanence à tenir ce poste. Mais il y a des arrêts maladie, des congés maternité… S’il manque vraiment beaucoup de monde, il peut arriver que je travaille alors seule. Quand on a mis en service la troisième machine au mois de juillet, nous sommes passés de deux plannings à trois, avec davantage de patients. Travailler à deux permet d’avancer beaucoup plus vite. L’une peut être dérangée au téléphone ou consacrer du temps à un patient qui demande une modification, ou encore gérer des affaires urgentes pendant que l’autre continue de s’occuper des plannings. La collègue travaille avec moi en programmation pendant une semaine puis retourne aux machines de traitement. La semaine suivante, j’ai une autre personne. Comme j’ai mémorisé les protocoles que j’ai vu passer, je donne mes notes à mes collègues et on se répartit le travail en fonction de l’expérience qu’elles ont acquise. Pour les tâches un peu délicates je leur demande : « Est-ce que tu veux le faire pour t’entrainer ou est-ce que tu préfères que je le fasse ? » Au besoin, je peux récupérer les choses un peu plus compliquées.
Il m’est arrivé d’être sur la route, de réfléchir et d’avoir un flash: « J’ai oublié ça ! ». Aussitôt je rappelle mes collègues au boulot. Parfois, je me réveille la nuit : « Ça, il faut que je le fasse demain absolument ! ». Souvent, à la fin de la matinée, on lève la tête: « Oh ! Il est déjà midi ! ». Une fois que le poste de travail est bien aménagé, les écrans et le bureau à la bonne hauteur, ça roule tout seul même si les journées sont parfois surchargées. Il arrive que tout parte en vrille dès le matin et que ça continue toute la journée. Alors, la tension est à son comble. De leur côté, les manipulateurs peuvent avoir un pépin sur les machines. Ce ne sera pas plus simple pour eux non plus. Alors, on n’a pas d’autre choix que de faire face à toutes les situations qui se présentent. L’enjeu, c’est la vie des patients qui nous sont confiés.
Gwénaelle, secrétaire chargée de la programmation en radiothérapie
A chaque séance de radiothérapie, on retrouve à peu près les mêmes patients. La personne chargée de la programmation regroupe les cancers du même type.
Un monsieur, accompagné de son épouse, est soigné pour une tumeur de la langue. On finit par se connaître. Comme mon épouse, il subit une radio-chimiothérapie concomitante. Nous voyons en miroir l’évolution de quelques effets secondaires chez l’un et chez l’autre : allergies, dessèchement de la peau sur la zone irradiée, apparition de crevasses. On se salue, on s’observe, on partage les mêmes sourires désolés, les mêmes plaisanteries aigres-douces, les mêmes espoirs.
Dans la salle d’attente du Clinac voisin, on entend un soir une animation inhabituelle. C’est un patient qui, pour fêter sa dernière radiothérapie, a apporté des boîtes de chocolats à l’équipe. La nouvelle se répand. Le docteur B., alerté, en profite pour venir chiper quelques croquettes fourrées. Ça chahute un peu. Rires. Le patient sur le départ salue à la cantonade. Il y a comme un air d’insouciance retrouvée, qu’on envie, qu’on partage…
Une autre fois, une femme qui faisait les cent pas dans le couloir vient s’assoir près de nous qui attendons l’heure de la séance. Elle, elle est sortie de sa radiothérapie depuis un moment. Elle semble désemparée : son compagnon l’a oubliée. Elle voudrait un téléphone pour l’appeler. Je lui prête le mien. Personne ne lui répond. Finalement, je crois qu’elle a commandé un taxi.
Pierre, accompagnant