“On est tous comme ça. On a cette mentalité de vouloir travailler”

Patrice, ajusteur chez MAN-Energy Solutions, constructeur de moteurs diésel géants

Parole d’octobre 2022, recueillie et mise en récit par Pierre

Les établissements MAN, dans l’enchevêtrement des usines du site industriel

Je suis un «casseur d’angles». C’est comme ça que notre ancien patron, à son époque, appelait ceux qui, comme moi aujourd’hui, ébavuraient les bielles dans les ateliers de l’usine MAN-ES de Saint-Nazaire. Lorsqu’elles sortent de fabrication, ces pièces de moteur diésel ont des angles vifs. Il faut les effacer. Depuis que je suis arrivé dans l’usine comme ajusteur, il y a 20 ans, la technique n’a pas changé. Je me sers toujours de la lime comme j’ai appris à le faire à l’école. Il faut sentir la matière. Je passe un coup et j’enlève peut-être deux millimètres d’acier… En deux ou trois coups de lime, c’est vite fait. Certains utilisent la meule équipée d’une lime-aiguille en carbure. Mais je n’aime pas ça…

Casser les angles ne réclame pas spécialement de précision, on peut se contenter d’un angle de 30° ou de 45°. Mais pour monter le corps et le chapeau de la bielle, il s’agit de faire un serrage. Dans ce cas, il est nécessaire que les jeux soient précis. En ce moment, je suis en train d’assembler des corps de bielles pc4 SEMT Pielstick (marque historique du site) qui mesurent à peu près 2 mètres avec le chapeau. Il faut que je monte à 1000 bars de pression sur des pièces de diamètre 50 tout en gardant quand même un jeu que je mesure avec des cales. Si j’ai un jeu de 1,8 mm d’un côté et 1.6 de l’autre, ce n’est pas normal. 

Quand je ne casse pas les angles, je suis contrôleur magnétoscopique. Je place alors la bielle dans un appareil. Une bobine qui descend le long de la pièce lui envoie soit un courant électrique, soit un champ magnétique au moment où elle est aspergée par un produit. Je la présente aux UV et, dès qu’il y a une fissure ou une anomalie de trempe, ça fait une belle trace jaune. C’est le défaut qui apparaît.

L’atelier Assemblage-essais près de la Forme Joubert

L’entreprise MAN-ES de Saint-Nazaire construit des moteurs qui peuvent faire 350 tonnes. Ce sont des générateurs pour les centrales électriques (moteur MAN), des moteurs de trains, de sous-marins ou encore des groupes de secours pour les centrales nucléaires (moteur Pielstick). Avant d’être expédiés dans le monde entier, ils sont entreposés dans plusieurs endroits du port. Ceux qu’on peut voir actuellement sur le quai sont fabriqués à partir de pièces provenant d’Allemagne. Ces pièces, qui arrivent en camion, sont acheminées dans le grand bâtiment où se trouve la ligne de montage. C’est l’atelier «Assemblage essai», situé non loin de la forme Joubert. Une fois montés, les moteurs sont essayés avant d’être envoyés chez IDEA, l’usine juste à côté, qui les peint puis les transporte directement sur le quai du port. L’atelier où je travaille se trouve, lui, de l’autre côté d’IDEA, dans ce qu’on appelle l’îlot «Puissance», auprès des locaux de la direction et des bureaux qui gèrent tout ce qui est commercial. Dans le même bâtiment, on trouve aussi les îlots «Combustion» et «Fluides» ainsi que le magasin où l’on récupère les pièces à usiner, et où elles retournent finies avant de partir chez les clients. Mon poste de travail, en fait, c’est un tout petit coin de l’atelier. Lorsque je suis à la magnéto, ma cabane mesure à peine 4 mètres de long sur 3 de large. À l’ajustage, mon espace se résume à un établi…

Quand on passe le long des bâtiments, c’est difficile de distinguer MAN-ES par rapport aux Chantiers navals, etc. C’est un complexe industriel où les périmètres de chaque entreprise sont plus ou moins imbriqués les uns dans les autres. On partage les mêmes parkings. En fait, MAN a racheté Pielstick qui, à l’origine, était partie intégrante des Chantiers jusqu‘en 1986 : c’est là qu’étaient fabriqués les moteurs des navires construits à Saint-Nazaire. Aujourd’hui, en plus de faire des gros moteurs de centrales électrique, MAN travaille avec les Chantiers de l’Atlantique pour motoriser les navires militaires qu’on voit actuellement dans les bassins : des ravitailleurs et des BRF (bâtiment de ravitaillement de force). On n’équipe plus les paquebots, mais, pour les navires militaires et les sous-marins, MAN Saint-Nazaire fabrique toujours des moteurs Pielstick qui sont terminés à Indret, près de Nantes, avant d’arriver à Cherbourg. On a un atelier à Marseille pour tout ce qui est réparation de moteur. On a des bureaux à Puteaux et à Marseille…. On a des itinérants qui travaillent sur la partie SAV dans le monde entier pour maintenir en service nos moteurs.

Des moteurs diésel en attente de livraison

Je pense que les gens sont fiers de travailler chez MAN-ES mais, entre nous, on ne se le dit pas. Pourtant, beaucoup se lassent… Depuis 20 ans que je travaille ici, j’ai vu plutôt une dégradation dans le travail. On nous en demande beaucoup plus avec beaucoup moins de personnel. Quand je suis arrivé dans l’îlot, où je travaille en 3 x 8, on était 20 ou 25 par quart. On se retrouve à 4 parce que les anciens n’ont pas toujours été remplacés. Le problème, c’est que MAN-ES France fait partie du groupe Volkswagen qui pratique une politique d’économies et de réduction du personnel pour compenser les pertes du groupe. Dans les négociations, la direction de l’usine est indifférente au contexte de l’histoire ouvrière de Saint-Nazaire parce que les ordres viennent de plus haut. C’est pour ça que, tous les ans, au moment des NAO (Négociations Annuelles Obligatoires) on fait grève. Tout le monde se rejoint. C’est convivial, on se met devant la boîte, on brûle les pneus, pour avoir un peu des sous que le patron ne veut pas nous donner.

Comme je suis délégué du personnel, j’ai contact avec les ouvriers et les cadres. Dans le travail quotidien ça me va très bien de faire l’interface. Je dis ce que j’ai à dire. Par exemple, à la suite des départs consécutifs au dernier PSE (Plan de Sauvegarde de l’Emploi), il y a moins de monde sur les machines, et moins de pièces qui sortent pour les ajusteurs. J’ai dit au cadre: « Sors de ton bureau et viens te rendre compte dans l’atelier ». D’habitude, on a toujours des palettes et des palettes avec des pièces à faire. Et là on n’avait rien. Faute de stock, les gars devaient aller directement aux machines récupérer les pièces qui sortaient. À la direction, ils croyaient qu’il n’y avait aucun problème… En réalité, c’est nous qui nous organisons entre nous pour que le boulot soit fait dans les temps. En contrôle magnéto, quelqu’un peut par exemple venir me demander telles ou telles pièces pour pouvoir continuer son travail. Normalement, c’est au gestionnaire – une sorte de contremaître – de s’occuper de ça. Mais, quand c’est évident, nous n’attendons pas qu’il nous dise quoi faire. On est tous comme ça. On a cette mentalité de vouloir travailler. Chaque fois qu’on a terminé une tâche, chacun regarde sa feuille et va voir un autre chef: «Tu n’as pas quelque chose à me donner ? Parce que, là, je n’ai plus rien à faire…» Disons que c’est notre façon de faire vivre le collectif de travail.

Un moteur diésel entreposé sur un terre-plein du port

Quand il faut aller négocier avec la direction, c’est un peu dur mais on y va. Quelquefois on obtient quelque chose, quelquefois rien. Mais ils sont obligés de reconnaître la qualité du travail. À la suite du COVID, et à cause de difficultés liées au marché, on a cru un moment qu’ils allaient fermer l’atelier assemblage essai. Mais les Allemands veulent conserver leur usine de Saint-Nazaire parce qu’ils en ont besoin pour pouvoir monter les gros moteurs et surtout les expédier directement par bateau. Les employés de l’assemblage ont été presque un an au chômage partiel avant que l’activité ne reprenne. Finalement, la direction va faire venir des ouvriers d’Augsbourg pour démonter et remonter certains moteurs qui ont été entreposés sur les quais, emmaillotés dans des bâches, pendant à peu près un an. Ils vont les vérifier, voir les pièces qu’il faut changer avant de livrer les moteurs aux clients. On sait très bien qu’il faut notamment changer certains axes des pistons qui ont rouillé.

Les ouvriers d’ici viennent des environs: Donges, la Chapelle-des-marais, le bassin nazairien. Quelques-uns arrivent tous les jours de Nantes, d’autres du Morbihan ou de Redon. Ça fait de la route… Moi je ne suis pas du tout de la région. Au départ, je suis un Ch’ti. J’ai suivi mes études dans le Nord. Ensuite, j’ai fait huit ans d’armée puis je me suis mis à mon compte en tant qu’électromécanicien. Après m’être baladé dans toute la France, je suis arrivé ici en 2000. J’aime bien Saint-Nazaire. Pourtant, la ville peut paraître morte en hiver. Quand j’étais jeune, à Arras ou à Douai, ça bougeait beaucoup plus… Saint-Nazaire est une ville étrange où tout se mélange, il y a les vestiges de la guerre, les ruines de l’ancienne gare qui ont été réhabilitées en théâtre, à côté de l’usine Cargill; il y a l’espace du port où se déroule le festival des «Escales»… Je regrette quand même un peu le Nord. Mais je suis bien installé à côté de la sous-préfecture, dans un appartement qui se trouve à trente mètres du front de mer. Et je suis très bien dans mon boulot d’ajusteur «casseur d’angles»et de contrôleur en magnétoscopie. 

Patrice

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